Chapitre 24

Abraham faisait les cent pas pour ne pas s’endormir. La fatigue de la journée l’écrasait. Des images flottaient dans son esprit comme il dérivait à la frontière entre le sommeil et l’éveil. Dans le noir, il redoutait de voir la procession des somnambules ou pire encore, son frère qui avançait à quatre pattes vers lui pour se rapprocher du feu. Il se tapota les joues, se frotta le visage. Le théâtre de pierres était loin. Ils avaient creusé l’écart…

La Harpiste voyage dans tout Symphonie… Elle peut venir jusqu’ici ou nous envoyer ses musiciens.

Il regarda anxieusement l’obscurité autour de lui.

Pense à ton frère, espèce de lâche ! se morigéna-t-il.

Au sein de cette nuit, seul, il doutait de tout. Les autres avaient peut-être raison. Peut-être avait-il halluciné. La Harpiste lui avait fait voir ce qu’il voulait.

Je ne suis pas greffé. Je suis hors de sa portée.

Il se mentait. La musique de la Harpiste captivait même les non-greffés, et les somnambules en étaient la preuve. Abraham avait-il été manipulé au même titre que les autres, comme le soutenait Belle ? La Harpiste lui avait-elle fait voir son frère pour le perturber ?

Non ! C’était lui.

Au-delà de son apparence, il avait ressenti jusque dans ses tripes ce lien qu’ils partageaient.

Alors quoi ? Que s’était-il passé exactement ?

La Harpiste avait retourné leur greffe contre ses camarades grâce à une note de musique, mais dans son orgueil, elle n’avait pas envisagé que l’un des chasseurs de primes soit non-greffé. Son sortilège était incomplet. Aussi avait-il frappé tout le monde, sauf lui.

La belle affaire, pensa-t-il. Je n’ai rien réussi contre elle. Le gang est durement touché et mon frère est toujours prisonnier.

Il décrivit un nouveau cercle autour du feu. Tout lui paraissait extraordinairement menaçant, comme s’ils avaient attiré l’attention de l’Ouest tout entier. Il finit par se rasseoir et enserra ses jambes pliées entre ses bras, le menton posé sur les genoux. Les yeux levés, il contempla les étoiles. Au moins étaient-elles partout les mêmes. C’était bien elles qu’il observait, avec son frère, jadis, sur le vieux continent. Jarod tendait le doigt et lui expliquait les constellations. À bord d’un navire imaginaire, ils naviguaient au sein du cosmos et non sur les mers.

Partir sur la lune aurait été moins dangereux, songea-t-il, morose.

Il commençait à dodeliner de la tête et envisageait de réveiller Noah lorsque son sang se glaça. Dans le lointain, presque inaudible, il percevait une mélodie. Un chœur fantôme chantait sur un fond de harpe.

Abraham se leva d’un bond, prêt à réveiller tout le monde. Instinctivement, il fit un pas vers Belle. La dompteuse dormait comme une enfant étrange, la main serrée sur sa cravache. Entre les couteaux, son ombre blanche allait et venait, toujours en éveil.

— Belle… murmura-t-il d’une voix étranglée, très basse.

Bien sûr, elle ne se réveilla pas.

Le chœur fantôme prenait de l’ampleur. Les choristes se rapprochaient. Vite, bien trop vite. Il était certain d’entendre la harpe à présent.

La voix de la Harpiste s’infiltra dans ses pensées, moqueuse.

Je viens pour toi, Abraham. Tu désires être réuni avec ton frère, n’est-ce pas ?

— Laisse-moi ! hurla-t-il.

Belle, Earl et Jesse ne tressaillirent même pas. Amy gémit en essayant de se retourner sur le ventre. Noah cligna des paupières.

— Qu’est-ce qui t’arrive ? demanda-t-il d’une voix pâteuse. Pourquoi tu as crié ?

Abraham se coula auprès de lui, s’accroupissant pour se mettre à sa hauteur, le visage à quelques centimètres des barreaux de la cage. L’index levé, il ordonna :

— Écoute ! Tu entends la musique ?

Mais lui-même n’entendait plus rien. Pour peu qu’il ait vraiment existé, le chœur fantôme s’était tu.

Au bout de quelques secondes, Noah secoua la tête. Il semblait épuisé. Des cernes noircissaient ses petits yeux d’oiseau et, dans la lumière chaude du feu de camp, il paraissait fiévreux.

— Tu pourrais prendre ton tour de garde ? lui demanda Abraham. Il semblerait que j’aie besoin de repos.

L’oiselier opina mollement.

— Ça va ? s’enquit Abraham.

— J’ai fait des rêves étranges, répondit Noah.

— Quels rêves ?

— Des rêves qui n’étaient pas les miens…

— La Harpiste ? demanda Abraham.

Son pouls s’était accéléré.

— Non…

De sa tête encagée, Noah désigna son aigle prisonnier. L’animal les regardait de ses yeux énormes.

— Les siens… révéla Noah.

— Mais ce n’est pas possible ! s’exclama Abraham. La cage est là pour ça.

— Je sais bien.

Noah toucha les barreaux du bout des doigts.

— Peut-être y a-t-il un défaut ? Quelque chose qui s’est déformé ?

Abraham examina attentivement les fins barreaux d’acier, tous les deux savaient parfaitement que la cage ne présentait aucun défaut. La Harpiste avait touché Noah comme elle avait touché tous ses compagnons. Elle avait déposé un peu de son pouvoir en eux. Cette laisse de rêve qui avait tenté d’asservir Abraham.

Il se coucha, la tête appuyée sur la selle d’As-de-Pique. La peur qu’il avait ressentie, en entendant le chœur fantôme, continuait de palpiter dans son ventre. Il croyait ne pas réussir à s’endormir, mais l’épuisement de la journée et le stress intense finirent par avoir raison de lui. S’il rêva, il ne s’en souvint pas.

Il se réveilla à l’aube, poussé du bout du pied par Jesse.

— J’ai cru que tu étais mort, lui dit aimablement le pistolero.

— J’ai dormi jusqu’au matin ? marmonna Abraham en se redressant.

Ses muscles étaient raides. À froid, les douleurs de ses contusions le tiraillaient. Il se releva avec lenteur, comme s’il avait 100 ans.

Jesse ne répondit rien. Il s’était déjà éloigné.

— Pourquoi tu m’as laissé dormir ? demanda Abraham à Noah.

— Je voulais rester éveillé, répondit l’oiselier.

— À cause des rêves ? Il faudra bien que tu dormes, pourtant.

— Je sais, répliqua sèchement son camarade.

Tout le monde semblait à fleur de peau ce matin. Assise en tailleur, Belle soutenait Amy dans ses bras pour l’aider à boire de l’eau. Malgré les cataplasmes d’Earl, la jeune fille était pâle sous la sueur. Ses cheveux pendaient en mèches grasses sur son visage exsangue. Son moignon reposait sur sa cuisse et elle grimaçait chaque fois qu’elle le bougeait.

Comme Abraham se rapprochait pour prendre de ses nouvelles, Belle leva la tête vers lui. La haine qui illumina ses yeux le stoppa net. Il resta là, les bras ballants, avant de battre piteusement en retraite.

Au bout d’un moment, Belle se releva en maintenant Amy, appuyée lourdement contre elle.

— Nous allons rentrer à Frontières pour l’instant, dit-elle. Amy a besoin d’être soignée correctement par un chirurgien.

Abraham ne savait quoi penser de cette décision. Une part de lui était soulagée, tandis que l’autre tempêtait et hurlait de repartir à l’assaut. Qu’en pensaient les autres ? Personne ne contesta l’ordre de la dompteuse. Peut-être était-ce ce qu’ils souhaitaient au fond d’eux ? Abraham se surprit à être déçu.

C’est pour le mieux, tenta-t-il de se convaincre. Si la Harpiste a tissé un charme sur leur partie greffée, les chirurgiens sauront comment le rompre.

Et peut-être parviendraient-ils à recoudre une nouvelle main à Amy ? Une main normale, et pas celle d’un monstre…

Au moment où il montait sur le dos d’As-de-Pique, il eut cependant l’impression de surprendre une lueur de malice dans l’œil unique d’Earl, et Jesse camouflait à peine son sourire.

Pourquoi se foutent-ils de moi ? pensa-t-il, contrarié.

Abraham rassembla les rênes et décida d’ignorer la petite palpitation de crainte qui lui picotait les entrailles. C’était exactement comme cette nuit. Il avait imaginé le chœur fantôme et la mélodie de la harpe. Ce matin, il avait la sensation puérile d’être la cible d’une mauvaise plaisanterie. Il était simplement fatigué, contusionné.

Belle avait raison.

Rentrer à Frontières leur ferait à tous du bien.

Ils n’en reviendraient que plus forts.