Chapitre 25

La journée se déroula dans un climat morne et dans une absence totale d’événement. Depuis leur défaite contre la Harpiste, Symphonie semblait encline à les laisser passer, comme s’ils n’étaient plus des adversaires valables.

Ou bien elle a placé quelque chose en eux… une bombe, pensa Abraham avec inquiétude. Quand ils arriveront à Frontières, leur pouvoir va dégoupiller et ils ne contrôleront plus rien. Le lion de Belle va bouffer tout le monde.

Cependant, personne n’avait jamais rapporté pareil phénomène. Si la Harpiste avait été capable d’un tel coup, elle l’aurait déjà fait avec les esclaves qu’elle capturait.

Abraham se sentait combatif et non désespéré. De même que ses compagnons. Il n’imaginait aucun d’eux renoncer quand bien même Lizzie était morte et Amy avait perdu une main. Tous avaient été secoués, mais ils rassembleraient leurs forces et reviendraient à l’attaque. Ils l’avaient bien fait après la mort d’August.

Il observa ses camarades, cherchant à lire les émotions sur leurs visages ou bien dans leur attitude, mais ils affichaient une expression neutre et indéchiffrable. Abraham supposa qu’ils étaient plongés dans leurs pensées.

Belle décida de la halte nocturne aux premières lueurs rouges du couchant. Abraham effectua machinalement les gestes qu’il accomplissait tous les soirs : desseller As-de-Pique, lui donner à boire et manger. Il se tenait à côté du cheval lorsqu’il comprit que quelque chose n’était pas normal. Aucun de ses alliés ne s’activait pour préparer leur nuit. Il n’y avait pas de mouvements, pas de bruits.

Abraham, intrigué, se retourna vers eux. Une décharge de peur fulgura dans sa poitrine. Les membres du gang le fixaient avec une attention dérangeante, les yeux étincelants d’hilarité, et ils arboraient tous le même sourire figé qui découvrait leurs dents. Pas un muscle ne tressaillait sur leurs visages. On aurait dit qu’ils portaient des masques.

— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Abraham d’une voix chevrotante. Pourquoi vous me regardez comme ça ?

Pendant quelques secondes, il ne se passa rien. Les autres restèrent ainsi, immobiles, à l’observer avec cette expression démente, comme s’ils se moquaient de lui, mais sans aucun humour, à la manière de fous furieux. Puis Belle gloussa. Son rire la secoua au point qu’une bulle de salive éclata au coin de ses lèvres tailladées. Abraham en sursauta. Rien de tout cela n’était normal. Rien n’allait plus. Les autres se mirent à rire également et peu à peu ils se détournèrent et reprirent leur tâche.

Le moment étrange était passé, si improbable qu’Abraham se demanda s’il avait rêvé.

— Tu as vu ça ? demanda-t-il à voix basse à As-de-Pique. Ils étaient bizarres, non ?

Quand il se tourna à nouveau vers ses camarades, tout lui sembla ordinaire. Chacun vaquait à ses occupations. Earl préparait un feu. Jesse nettoyait son arme. Belle évaluait l’état de la blessure d’Amy. Noah lissait les plumes de son oiseau. La discussion, autour du repas, se révéla anodine. Ils n’évoquaient même plus leur défaite face à la Harpiste et paraissaient insouciants. Abraham, une fois encore, se sentit mal à l’aise. Il avait l’impression étrange que ses compagnons jouaient la comédie, une sorte de pièce destinée à lui seul, et qu’ils étaient tous complices.

Est-ce vraiment eux ? se prit-il à penser. Ou est-ce qu’ils ont été remplacés à mon insu ?

Il imagina ses véritables camarades en train de hurler et d’appeler au secours dans les coulisses du théâtre de pierres, enfermés dans des cellules troglodytes. Et lui chevauchait avec des copies.

Puis brusquement, la conversation dévia sur lui, l’arrachant à ses réflexions angoissées.

— On devrait trouver un pouvoir pour notre Abraham, disait Belle.

— Oui, tu n’es plus une sale bleusaille désormais, confirma Jesse.

Ses yeux brillaient, comme s’il se retenait de rire.

— Je ne suis pas greffé, rappela-t-il fraîchement.

— Mais tu as passé ton baptême du feu face à la Harpiste, intervint Noah.

— Même si, à cause de toi, Lizzie est morte et Amy a perdu sa main, tempéra platement Earl.

— On ne t’en veut pas, assura Jesse.

Un vibrato curieux faisait trembler sa voix comme s’il maîtrisait un fou rire.

— On a dit qu’on rentrait à Frontières, dit Abraham. Il faut soigner Amy et réfléchir à notre prochaine stratégie.

— Bien sûr, tu as raison, admit Belle, mais notre prochaine stratégie consiste à te donner un pouvoir. Quel organe aimerais-tu te voir greffer ?

— Une bite de cheval ! rugit Noah.

Tous éclatèrent de rire. Un rire énorme, tonitruant. Ils en pleuraient, même Belle qui d’habitude lissait ses émotions derrière un masque de froideur.

— Je ne veux pas de greffe, déclara Abraham, agacé. Vous avez bien vu ce qu’il s’est passé. La Harpiste retourne vos pouvoirs contre vous.

À la seconde, ses compagnons cessèrent de s’esclaffer et une hostilité effrayante émana d’eux. Ils étaient passés d’un état à l’autre sans transition, comme si un marionnettiste invisible les manipulait depuis le ciel rose et violet du soir.

Lizzie ?

— Oui, nous avons vu ce qu’il s’est passé, convint Belle avec une rancœur non feinte. Amy a perdu sa main. Lizzie est morte. Nous avons été humiliés et battus.

Le lion émergea de son ombre et apparut derrière elle, de plus en plus grand, de plus en plus menaçant. Sa crinière ondulait dans la pénombre montante comme un soleil blanc.

— Belle, tu devrais rappeler ton lion, dit calmement Abraham. La nuit tombe.

— Tu crains que je me laisse dépasser par lui ? Comme là-bas ? Tu crois que je ne maîtrise plus rien ? Tu penses être la seule personne saine de notre groupe ? Tu nous prends pour des monstres tandis que toi, tu es un héros ?

Elle crachait ses questions ironiques comme des insultes.

— Pas du tout, mentit Abraham.

Le lion se recroquevilla, sa crinière s’estompant dans les ombres comme une fumée blanche.

Abraham finit de mâchonner sa lanière de viande séchée tout en affectant une indifférence de façade. Il avait hâte d’être à Frontières tout à coup, de pouvoir s’isoler de ses compagnons. Peut-être finalement se trouverait-il une autre bande pour investir à nouveau le théâtre de la Harpiste.

Comme d’habitude, on lui attribua le premier quart de veille. Noah et lui allaient encore se relayer et continuer d’épuiser leurs forces, nuit après nuit.

Ils alternèrent ainsi, se réveillant l’un l’autre dès qu’ils sentaient que leurs paupières devenaient trop lourdes. Seul à seul, Noah n’affichait pas l’air moqueur de ses compagnons. Il semblait seulement fatigué et alors qu’il était sur le point de s’endormir, Abraham l’entendit marmonner : « J’en peux plus. J’en peux plus. » Il tenta de se redresser sur un coude pour lui parler, mais il était trop las. Son corps pesait une tonne. Sa tête retomba sur sa selle, lourde comme une enclume. Il abandonna Noah à ses murmures plaintifs et dormit comme une souche, sans aucun rêve.

Quand l’oiselier le réveilla, il avait l’impression qu’il ne s’était passé qu’une dizaine de minutes. Il se sentait trop rompu pour protester et ils échangèrent leurs rôles sans un mot. Abraham se retrouva à piquer du nez devant leur petit feu. Sans doute somnolait-il quand les gémissements d’Amy le tirèrent de sa torpeur.

— J’ai soif… murmurait-elle.

Son revers ralentissait sa voix. Elle appelait peut-être depuis un moment, mais ses mots s’enrouaient en un chuchotement rauque. Abraham alla s’asseoir à côté d’elle. Il lui proposa sa gourde. Elle se redressa en tailleur, tout doucement, les cheveux dans les yeux, et but par petites gorgées. Cela lui prit un temps infini. De l’eau dégoulinait sur son menton au ralenti.

— Tu vas mieux ? s’enquit-il, le plus doucement possible.

— Je crois… que je vais m’en sortir… maintenant, répondit-elle.

Elle but encore longuement, puis enfin, reposa la gourde et soupira :

— Tu les as vues, non ?

Les cinq mots sortirent les uns après les autres de sa bouche, découpés dans le temps, mais parfaitement audibles.

— De quoi tu parles ?

— Tu reluquais mes mamelles à travers la chemise.

— Quoi ? Non ! s’offusqua Abraham.

Pourtant elle avait raison. Il était si épuisé qu’il n’avait même pas réussi à dissimuler sa curiosité malsaine.

— Je les ai vues, ouais, concéda-t-il. Quand Earl t’a fait un massage cardiaque. C’est ça, ta greffe ? Des mamelles de truie ? Qui a pu avoir une idée aussi… sordide ?

Amy écarta les mèches de cheveux qui pendaient devant son visage creusé par la fatigue. Sa main valide tremblait, mais sans violence. Son revers adoucissait cela aussi.

— Qui, à ton avis ? réagit-elle. Cette greffe a enrichi mon mac. Grâce à mon pouvoir, je suis devenue l’attraction principale de son bordel. Tous les hommes voulaient coucher avec moi.

Les larmes débordèrent de ses yeux brillants et coulèrent lentement sur ses joues poussiéreuses sans qu’elle fasse un geste pour les essuyer. Abraham compta trente secondes avant que la première larme atteigne la pointe de son menton.

— Quel est ton pouvoir, Amy ? demanda-t-il doucement.

— Celui de la truie.

— C’est quoi ? Ton revers est lié au temps.

— Exactement. Et mon pouvoir l’est lui aussi. Quand un homme jouit en moi, son éjaculation dure six minutes, comme chez les porcs mâles. Dans certains cas, j’ai connu des hommes dont l’orgasme s’est étiré sur une demi-heure.

Abraham voulut réagir, mais sa réponse resta bloquée dans sa gorge, comme si le revers d’Amy l’atteignait à son tour.

— Une passe avec moi coûtait cent dollars. Une journée de prostitution pouvait rapporter à mon mac jusqu’à cinq mille dollars. J’étais à la fois son trésor et la reine des putes… Une truie… Tu comprends maintenant pourquoi je peux résister à la magie de la musique ? Parce que, contrairement à tous les autres colons, je déteste ma greffe. Je la hais de toutes mes forces. On me l’a imposée. Je n’en ai jamais voulu. Quand on m’a opérée, j’aurais préféré mourir d’un rejet. Si je le pouvais… Je les couperais, je les arracherais.

Elle se tut, ne laissant plus entendre que sa respiration profonde et rauque. Ces quelques phrases, en traversant la glu du temps, la laissaient sans force.

Abraham, pourtant, voulait savoir.

— Comment tu t’es retrouvée à l’Opéra si tu peux résister aux sortilèges des musiciens ?

— À cause de mon mac. Ce salaud tenait tellement à moi qu’il s’enchaînait à mon poignet quand je ne travaillais pas. Il avait peur qu’on me kidnappe pour monnayer mon pouvoir dans un autre bordel ! Nous étions toujours reliés par une chaîne. Et ce bâtard a été raflé. Comme toute la maison close. Un musicien nous a embarqués un jour, au son de son violon. J’ai été traînée de force avec mon mac, à cause de la chaîne. J’aurais voulu pouvoir me trancher la main…

Elle rit en contemplant son moignon. Son rire, au ralenti, était effrayant. Il s’interrompit brusquement.

— Et en même temps… Je savais que la Harpiste me délivrerait de lui. J’étais terrifiée, mais j’étais avide de vengeance. Il est mort sur scène. Je l’ai regardé crever. Ça ne m’a rien fait. Rien du tout.

— Tu t’es évadée de l’Opéra, et ensuite ?

— Grâce à ton frère, oui. J’ai eu de la chance. Dans le désert, je suis tombée sur des gens qui espéraient me retrouver… J’ai beaucoup de valeur, tu sais ? J’ai connu le bordel, l’Opéra, le bordel. Esclave partout. J’étais terrifiée en ville, parmi les hommes. J’étais terrifiée dans les salles de spectacle de l’Opéra. J’avais peur… tout le temps. Puis j’ai rencontré quelqu’un. Et ma vie a changé.

— Belle ?

Elle opina.

— Son lion a bouffé tes tortionnaires ?

Amy se rallongea tout doucement, en grimaçant de souffrance.

— Elle… te racontera… Un jour… Si elle en a envie.

Ses yeux se fermèrent au ralenti.

Abraham, lui, ne réussit plus à dormir.

 

À l’aube, ses camarades semblaient en pleine forme. Amy allait un peu mieux. Elle marchait à petits pas chancelants. Abraham et Noah se traînaient, les yeux caves.

— Aujourd’hui, nous serons à Frontières, décréta Belle.

— C’est impossible, décréta Abraham.

Tous les regards se tournèrent vers lui, hostiles et sévères.

— Belle le sait mieux que toi, dit Jesse.

— En selle, ordonna la cheffe. Ce soir, nous trinquerons au saloon.

Trinquer à quoi ? songea Abraham, maussade. À leur défaite ? À son frère prisonnier d’un monstre ?

Ils chevauchèrent une partie de la matinée et, comme souvent, mangèrent et burent en selle. Dans l’après-midi, les contours d’une petite ville apparurent dans la steppe rouge.

— C’est Frontières ! annonça Belle.

— Mais non ! s’indigna Abraham.

Il remarqua qu’Amy avait l’air aussi surprise que lui, néanmoins quand il chercha son appui, elle détourna aussitôt le regard et abaissa même son chapeau pour masquer son expression.

Le groupe trotta vers la ville, des ruines battues par les vents rouges. Abraham garda un silence circonspect tandis qu’ils pénétraient dans la ville fantôme. Aucun colon n’avait pu avancer si loin dans Symphonie. Cette cité abandonnée avait peut-être été édifiée pour les musiciens qui l’avaient ensuite quittée pour s’établir à l’Opéra. La rue principale était déserte. Des portes béaient sur l’obscurité. Des toits s’étaient effondrés. La peinture pâle sur les façades en bois s’écaillait.

Les camarades d’Abraham ne paraissaient pas s’émouvoir de l’état des lieux. Ils souriaient au contraire.

— Je suis content d’être arrivé, déclara Earl.

— On devrait fêter ça, proposa Jesse.

— La nuit est encore loin, dit Belle. Allons au saloon.

Ils s’arrêtèrent devant l’établissement, avec ses deux étages, sa porte à deux battants et son perron en planches. À l’intérieur, des silhouettes se déplaçaient en silence. L’une d’elles paraissait guetter leur arrivée, car dès que les yeux d’Abraham tombèrent sur elle, elle se rejeta dans l’ombre.

— Il y a quelqu’un ! s’écria-t-il.

— Bien sûr qu’il y a quelqu’un, répondit Jesse avec agacement.

Abraham ne pouvait pas continuer à jouer leur jeu dément. D’une petite toux, il s’éclaircit la gorge et déclara avec le plus d’assurance possible :

— Ce n’est pas Frontières. Arrêtez, s’il vous plaît.

Belle se retourna vers lui. Ses yeux lançaient des éclairs de haine.

— Tais-toi, ordonna-t-elle.

Sa voix exprimait une telle férocité qu’on aurait dit qu’un démon parlait à travers elle.

— Belle, sauf ton respect, insista Abraham. Ce sont des ruines. Pourquoi ne le voyez-vous pas ?

— C’est le saloon de Frontières, intervint Jesse.

— Tu vas entrer dans ce saloon, ajouta Belle.

Ce n’était pas une question.

Abraham haussa les épaules. Il aurait pu talonner As-de-Pique et partir au grand galop dans la plaine. Et ensuite, quoi ? Aucune créature ne les avait attaqués depuis leur départ précipité du théâtre de pierres. Ce n’était pas une coïncidence. Symphonie protégeait ses ouailles. Ses compagnons étaient maudits. Tous. Sauf lui, et peut-être Amy, avec son don de résistance à la musique. Isolé, Abraham redeviendrait une cible. Mais surtout, une partie de lui était reliée au gang. Le groupe l’avait intégré. Ils avaient affronté le danger ensemble, il avait écouté leurs histoires et leurs drames. Partir, c’était rompre cette attache. Et les abandonner. Méritaient-ils cela ? L’innocente Amy méritait-elle cela ? Il chercha le regard de la jeune femme sous le couvert de son chapeau. Cette fois, il l’intercepta. Elle était très pâle. Discrètement, elle secoua la tête et ses lèvres s’ouvrirent sur un mot muet… « Pars » ?

— Amy ? intervint Belle, sèchement.

La jeune femme referma la bouche, baissa la tête, et Belle l’amena à l’intérieur, en l’enlaçant par la taille. Amy tremblait des pieds à la tête. Pourtant, elle se laissa entraîner sans résister.

Au moment où les deux femmes franchirent les portes du saloon, des lumières s’avivèrent à l’intérieur. Des chants et des rires résonnèrent brusquement. La salle était pleine à craquer de silhouettes encore confuses.

Abraham dégaina son fusil à pompe, chargea l’arme d’une saccade du poignet et, les dents serrées, il suivit Belle et Amy à l’intérieur.