Dès qu’il poussa les battants du saloon, le pouls d’Abraham s’accéléra. Il s’attendait à découvrir des somnambules en transe, ou des monstres contrefaisant des humains, mais les gens qui s’y pressaient étaient normaux. Il régnait cependant dans l’établissement une ambiance un poil trop… hystérique. Les hommes et les femmes autour de lui souriaient trop largement, riaient trop fort, et leurs yeux brillaient d’une joie démente.
Tout est faux, songea Abraham. Ils se forcent. Ou bien quelqu’un les force.
La Harpiste avait-elle conçu cette mise en scène à leur intention ? L’ogresse avait le sens du spectacle. Son sadisme ne s’assouvissait que dans des divertissements absurdes. Avait-elle attiré Belle et les autres ici à dessein ?
Abraham s’arrêta sur le seuil et regarda attentivement autour de lui. De la fumée planait, lourde et grise, au-dessus des buveurs. Des hommes jouaient au poker, à une table, les revolvers posés près des cartes et des liasses de billets verts. On n’entendait rien dans le chahut qui régnait, fait de raclements de bottes, de cliquetis de verre, de conversations, de rires et de jurons.
Ses compagnons l’avaient précédé sans crainte et ils se mêlaient à la foule, souriant en retour, contents d’être là. Belle se rapprocha du bar, emportant toujours Amy avec elle. Elle assena un coup de cravache sur le comptoir en zinc et hurla par-dessus la cacophonie :
— C’est ma tournée !
Une ovation monstrueuse salua cette offre. L’agitation qui régnait déjà à leur entrée se décupla. Les rires s’envolèrent. Les gens criaient pour se faire entendre. Le volume sonore faisait trembler les murs.
Abraham hésita. Il aurait pu partir. Personne ne l’aurait retenu. Ses camarades ne se souciaient plus de lui. Mais il s’inquiétait pour eux, et surtout pour Amy. Une culpabilité sourde le taraudait. Au moment où son frère avait eu le plus besoin de lui, il s’était enfui. Il n’entendait pas faire preuve de la même lâcheté aujourd’hui envers Amy.
Jouant de l’épaule, il se fraya un chemin parmi la foule pour se rapprocher du bar, mais au moment où il atteignit enfin le zinc, Belle et Amy s’étaient éclipsées. Il poussa un grognement de frustration. Les buveurs interrompirent leurs conversations pour le regarder. Une femme, assise sur un tabouret, plissait les yeux comme si elle cherchait à se souvenir où elle l’avait déjà rencontré.
— On se connaît ? demanda Abraham.
— Je ne sais pas, répondit la jeune femme en faisait doucement tourner l’alcool au fond de son verre d’une rotation délicate du poignet. Je ne suis pas sûre. Dans les coulisses de l’Opéra, peut-être, au bout d’une chaîne ? C’est difficile. Vous n’avez pas votre sac sur la tête…
Elle sourit de toutes ses dents et se figea dans cette attitude. Seul l’alcool remuait encore, dans le verre étincelant, avant de s’immobiliser également.
Abraham se détourna, maîtrisant sa peur. Sur l’autre tabouret, juste à sa droite, un homme lugubre le fixait d’un air mauvais. Il faisait tournoyer son colt sur le bar. L’arme s’arrêta, le canon pointé vers Abraham.
— Bam ! s’exclama l’homme. T’es mort !
Il sourit largement à son tour avant de se figer, comme la femme avant lui.
Son cri avait cependant pétrifié toute l’assistance. Les regards s’étaient tournés vers eux, réprobateurs. Abraham les ignora et les conversations finirent par reprendre en un brouhaha qui montait et descendait à son propre rythme.
Abraham poussa un soupir. Il devait trouver Belle et Amy au plus vite, les traîner de force dehors, loin de cet antre plein de la magie noire de la Harpiste.
— Un petit remontant vous ferait le plus grand bien, remarqua la barmaid dans son dos.
Il la regarda par-dessus son épaule. Elle lui souriait, ce sourire fou, si étiré qu’il lui découvrait les gencives.
— Je vois clair dans votre jeu, précisa-t-il alors qu’elle versait du whisky dans un verre, sans le quitter des yeux.
— Nous ne jouons pas, répondit-elle.
Elle cligna de l’œil, animant l’espace d’une seconde le masque figé de son visage.
— Mais tout à l’heure, nous jouerons, soyez-en assuré.
— Vous ne nous aurez pas, marmonna Abraham en s’éloignant sans toucher à la boisson.
Des gloussements s’élevèrent autour de lui. Les consommateurs, accoudés au zinc, dissimulaient leur hilarité, la tête baissée sur leur verre, mais leurs yeux brillaient. Une main se posa sur l’épaule d’Abraham et l’effleura en une caresse sensuelle. Quand il fit volte-face, il fut incapable de savoir qui l’avait touché parmi les hommes et les femmes qui se pressaient contre lui et le fixaient avec gourmandise.
Il retourna dans la salle. Toutes les tables étaient occupées, de même que les box. Les gens s’entassaient sur les chaises et les banquettes. Des femmes étaient assises langoureusement sur les genoux des hommes. Il se dégageait de leur attitude un brin de sensualité provocante, comme si la fête pouvait tout à coup tourner à l’orgie…
Abraham retraversa le saloon, bousculé de-ci de-là, à la recherche de Belle et Amy. Il repéra Earl, debout près d’un box. Son camarade conversait avec un homme cintré dans un élégant costume. L’inconnu contemplait langoureusement la rose. Il caressa la joue d’Earl, effleura un pétale avec délicatesse. De son autre main, il tenait négligemment une laisse. Abraham ressentit une petite appréhension, comme s’il se déplaçait dans un rêve qui pouvait, d’un instant à l’autre, virer au cauchemar. Il écarta les dernières personnes qui se trouvaient sur son chemin et put voir quel animal l’homme tenait en laisse. Bien entendu, c’était un humain. Sans même le regarder, son propriétaire écrasait des biscuits sous son talon et l’homme à quatre pattes léchait les miettes. Abraham se maîtrisa pour ne pas réagir. Il avait l’impression bizarre de connaître l’homme-chien, comme s’il faisait partie de la meute de la Harpiste. Earl avait été attaqué par ces créatures, mais il ne paraissait pas s’en offusquer. Il discutait courtoisement avec sa conquête d’un soir. À sa manière de se tenir, de se laisser toucher, il était évident qu’il cherchait à le séduire.
Le sentiment d’irréalité qu’éprouvait Abraham se renforça. C’était comme s’il était entré par inadvertance dans le rêve d’Earl. Un frisson dévala son échine. Est-ce qu’ils étaient tous captifs de la Harpiste, en train de déambuler comme des somnambules dans le désert rouge, et qu’ils rêvaient tout cela ?
— Earl ? appela-t-il.
Il ne réagit pas, comme s’il ne l’entendait pas.
Abraham tendit la main vers lui, mais l’homme-chien se mit à gronder sourdement.
Je dois convaincre Belle et Amy. Les autres les suivront.
Il se déplaça à nouveau entre les gens, jouant des coudes pour avancer. Il avait l’impression que les buveurs s’amusaient à se resserrer devant lui pour l’empêcher de passer. Puis tout à coup, le choc d’une canne frappée sur le plancher domina le tumulte. Un coup, deux coups, trois coups… Les conversations se turent et une voix s’éleva, triomphante :
— Mesdames et Messieurs, Ellie « Coyote » Warren !
Des applaudissements saluèrent cette annonce et Abraham dut se dresser sur la pointe des pieds pour voir qui était cette femme tant attendue. Le surnom laissait à penser qu’il s’agissait d’une greffée.
Tous les regards s’étaient tournés dans la même direction, celle de la scène où jouait en sourdine, presque inaudible, un orchestre. Maintenant que le silence était revenu dans l’établissement, juste troublé par quelques toussotements nerveux, on pouvait entendre la musique. Abraham ne parvint pas à rejoindre le premier rang. C’était impossible au vu des dizaines et des dizaines de personnes qui se pressaient au coude à coude devant lui, mais il était suffisamment grand pour voir par-dessus les têtes.
La scène était plongée dans l’obscurité. Une rampe de feu, faite avec de petites bougies, dessinait un arc étincelant devant l’orchestre et sa chanteuse. On ne discernait que les contours vagues des musiciens. La femme, un peu avancée sur le plateau, était à peine plus visible. On aurait dit une ombre parmi les ombres. Ses cheveux lisses et noirs descendaient le long de son corps et effaçaient les courbes naturelles de son visage. Seuls ses yeux jaunes se détachaient, en deux ovales dorés, de ce puits de ténèbres, et deux oreilles de coyote – vraies ou fausses – se dressaient sur sa tête.
Elle se mit à chanter, d’une voix basse et lascive, accompagnée discrètement par l’orchestre. Ses phrases se terminaient par un vibrato – houhouhouuuu – qui ressemblait au chant d’un loup.
Les fêtards formèrent spontanément des couples et se mirent à danser doucement, langoureusement, sur la musique. Seul au milieu des duos qui valsaient autour de lui, Abraham se coula entre eux, esquivant les binômes. Puis soudain, tout ralentit. Les danseurs parurent s’engluer dans un temps arrêté. La voix de la chanteuse s’enroua, comme un disque qui ne tourne plus à la bonne vitesse, avant de se muer en un grognement sensuel.
Abraham se retrouva dans un espace vide. Il manqua se décrocher la mâchoire et le verre qu’il tenait toujours glissa dans sa paume moite. Les autres fêtards n’étaient plus que des ombres à la lisière de sa vision.
Belle dansait sur place, lentement, suavement.
Peu à peu, les regards se tournèrent vers elle. Les yeux la caressaient avec une telle obscénité qu’Abraham sentit son sang s’échauffer. Elle ne regardait personne. Elle se déhanchait langoureusement et ses mains suivaient ses formes. Sa tête s’abandonnait en arrière, les paupières mi-closes, les lèvres entrouvertes, en proie à une transe sensuelle.
On aurait dit que la femme coyote chantait pour elle.
Tout le monde la fixait à présent avec avidité. Earl la rejoignit. Il se glissa dans son dos et se mit à danser tout contre elle. Ils étaient beaux ainsi. Ils formaient un couple magnifique et intimidant, qui se contorsionnait en un lent tempo. Le dos de Belle frottait contre le torse d’Earl. Le souffle du cow-boy à la rose jouait dans les cheveux blond platine.
Hanches, bras, reins se frôlaient avant de se séparer. Leurs membres s’enroulaient sur la musique.
Puis Jesse se glissa près d’eux et entra dans la danse. Il se plaça devant Belle. Ainsi, elle était prise entre eux, au contact pressant de leurs corps, de leurs bras, de leurs hanches. La dompteuse pencha la tête et mordit Jesse à la base du cou.
Noah s’invita à son tour, ses membres se tordant très lentement. Les hommes dansaient tous autour de Belle. Elle restait au centre de leurs mouvements, tandis qu’ils tournaient autour d’elle, l’effleuraient… Puis l’embrassaient, lui empoignaient les cuisses, caressaient sa nuque, ses cheveux, ses seins et ses fesses…
Les spectateurs affichaient un grand sourire, qui leur fendait le visage en deux et découvrait leurs dents. Leurs yeux ne bougeaient plus, ancrés sur Belle. Un peu de salive coulait sur le menton des plus proches. Abraham chercha Amy parmi eux. Il la trouva enfin. Elle regardait elle aussi, mais elle était la seule à être animée d’un semblant de volonté propre. Elle se tapotait la bouche avec son poing serré. Son moignon enveloppé dans les bandages oscillait le long de son corps. Elle croisa le regard d’Abraham. Ses lèvres s’écartèrent sur quelques mots muets.
« Ce n’est pas elle » crut lire Abraham.
— Quoi ?
— Pars.
— Amy, attends.
Il voulut la rejoindre, mais au moment où il se déplaça, la musique s’interrompit. La voix de la chanteuse s’évanouit. Belle cessa de danser et son regard se posa sur lui, froid et gris. Elle tendit la main. Son index le désigna, exactement comme la Harpiste, sur la scène de son théâtre, et elle prononça le même mot, pareil à un écho lointain :
— Lui.
Le saloon se mua en chaos.
Abraham bondit en arrière, guidé par une intuition fulgurante. Il se cogna le dos contre un homme. La lame d’un couteau passa à quelques millimètres de son ventre. Il tira, sans même réfléchir, en un pur réflexe de défense. L’agresseur poussa un cri rauque, ses yeux se révulsèrent. Il tomba face contre terre et s’effaça aussitôt sous les pieds de ses camarades qui lui grimpaient dessus. Abraham n’eut pas le temps de recharger. Plusieurs mains agrippèrent le canon. L’arme lui fut facilement arrachée. Un homme avait ramassé le couteau. Il chercha à nouveau à le poignarder, souriant largement. Une rage aveugle s’empara d’Abraham. Il le saisit par le poignet et cogna son bras de toutes ses forces contre son genou levé. La lame tomba sur le sol avec un tintement sonore, accompagné d’un craquement d’os. La créature n’arrêta pas de sourire. Simplement elle bascula aux pieds des autres monstres, avec son expression d’imbécile heureux, et comme le précédent agresseur, disparut sous les bottes. Tous les usagers du saloon avançaient vers Abraham, les bras tendus.
Bandant ses muscles, Abraham se prépara pour un combat à cent contre un.
En dix secondes, il fut submergé. Il se battit avec une sauvagerie désespérée. Il distribuait des coups de pied et des coups de poing. Des os craquaient, des pommettes éclataient sous ses jointures. Pas une plainte ne sortait de la gorge des assaillants. Ils revenaient à l’assaut, les mains tendues, les yeux exorbités, animés par une folie meurtrière absurde. Abraham, cerné de toutes parts, ne pouvait plus esquiver. Dans la confusion, il se servit du corps d’un de ses adversaires comme bouclier. Les monstres l’embrochèrent à plusieurs reprises, sans manifester d’émotions particulières. Aucun d’entre eux ne communiquait, ne s’entraidait ou ne se plaignait. La Harpiste jouait-elle en coulisse, derrière le rideau de velours ? Cette mise en scène lui était-elle destinée ? On prétendait que l’ogresse raffolait des spectacles de combats à mort entre les humains, sur fond de musique…
D’un coup de genou, Abraham écarta un nouvel agresseur. Il saignait par de nombreuses coupures. Aucune blessure n’était sérieuse, mais il commençait à s’essouffler, seul face à la meute.
À part le piétinement des combattants sur le sol, on n’entendait plus un bruit. Si musique il y avait, elle jouait sa magie dans l’esprit de ses adversaires.
Abraham tournait en tous sens pour faire face partout à la fois. Il retroussait les lèvres comme un dogue. Une lame lui transperça la cuisse. Son propre sang éclaboussa le visage inexpressif d’un homme à quatre pattes, vraisemblablement déséquilibré par l’un des siens. Abraham repoussa un attaquant, puis deux. Trois revinrent à la charge. Une femme referma les dents sur son poignet gauche. Abraham dut se servir de sa main droite pour essayer de l’en décrocher. Une douleur terrible irradia dans son épaule. Quelqu’un venait de lui vriller un bout de ferraille sous la clavicule. Abraham abandonna son bras gauche à la morsure et retira le fer. Le tueur n’avait raté sa gorge que de peu. De nouveaux coups lui déchirèrent le ventre. Sa vue se brouilla. Perdait-il beaucoup de sang ? Brusquement, on le faucha aux chevilles. Le monde bascula. Les visages, les rangées étincelantes de bouteilles, le lustre au plafond se succédèrent en un tourbillon dément. Le choc de sa nuque contre le plancher fit exploser une boule de lumière devant ses yeux. Il comprit avec épouvante qu’il venait de tomber et que jamais il ne parviendrait à se relever. Un poids supplémentaire sur son ventre et ses cuisses lui confirma que ses adversaires étaient en train de l’écraser. Il lutta, non plus pour repousser ses ennemis, mais pour se redresser. Les muscles bandés, tâchant d’ignorer la douleur qui palpitait de ses multiples blessures, il gagna quelques centimètres, réussit à plier sa jambe. Un coup de pied derrière son genou réduisit ses efforts à néant. Son corps céda. Son crâne heurta derechef le sol, l’amenant tout proche de l’évanouissement. Dans un élan désespéré, il saisit entre ses dents une cheville qui lui écrasait la figure et mordit de toutes ses forces. Pas un cri. Il serra davantage, s’accrocha à l’os comme à sa vie. Entre ses molaires, quelque chose craqua à la façon d’une noix, mais il n’eut même pas la satisfaction d’entendre un glapissement de douleur. Un corps bascula simplement sur lui et l’étouffa un peu plus. Abraham gronda, chercha à déchirer encore et encore. Il griffait, ruait…
Le poids augmenta jusqu’à devenir intolérable. Les hommes s’amoncelaient en tas sur lui. Son cœur battait à tout rompre. Son sang s’épaississait dans ses veines. Il cherchait l’air, ouvrant et fermant la bouche comme un poisson hors de l’eau. La puanteur de ses adversaires le suffoquait.
Puis tout à coup, il put respirer à nouveau.
— Laissez-le ! Écartez-vous !
La voix de Belle.
Elle venait l’aider, enfin, le délivrer. La lanière du fouet siffla. Les corps refluèrent craintivement, libérant Abraham.
— Merci, balbutia-t-il en se redressant sur les coudes.
Il croisa le regard de Belle, qui se tenait debout au-dessus de lui, le dominant de toute sa taille. Elle souriait horriblement. Abraham eut l’impression que les cicatrices qui suturaient la blessure sur ses joues avaient cédé et que sa bouche immense étirait un rictus sanguinolent jusqu’à ses oreilles. Son fouet dégouttait de sang dans sa main droite. Dans la gauche, elle tenait sa cravache.
— Tu es à moi, jubila-t-elle.
La Harpiste n’avait pas de bouche, pas de cordes vocales, mais si elle avait eu une voix, cela aurait pu être celle-là.
Un contact rugueux frotta sur la gorge d’Abraham. Groggy par les coups et affaibli par la perte de sang, il ne comprit que trop tard ce qui se passait. Le nœud de chanvre se resserra sur son cou.
— Hissez-le ! commanda Belle.
La corde tira sur sa nuque, impérieuse, et commença à le soulever. Affolé, Abraham porta instinctivement les mains à son cou pour tenter de desserrer le nœud, mais la corde était trop tendue. Tout le haut de son corps décolla. La traction inexorable l’aspirait vers le haut. Ses talons martelèrent le plancher en une ruade impuissante, puis eux aussi quittèrent le sol. À l’étage, quelqu’un le halait afin de le pendre au-dessus du bar, exposé à la vue de tous.
— Ho-Hisse ! s’exclama joyeusement Belle.
Et tous les autres de répéter en chœur :
— Ho-Hisse ! Ho-Hisse !
« Arrêtez ! » voulut crier Abraham.
De sa gorge comprimée ne filtra qu’un pauvre « arr… »
Impuissant, ses mains griffant sa gorge, il oscillait au-dessus du comptoir, complètement vulnérable, comme un animal empalé sur un crochet de boucher.
Belle sauta sur le zinc. Une ovation enthousiaste s’éleva quand elle tendit les deux bras pour exhiber ses armes.
— Que le spectacle commence ! s’exclama-t-elle avec ferveur.
Abraham ne pouvait pas parler, pas protester, même pas supplier. Les mots s’étranglaient au fond de sa gorge écrasée. Belle s’approcha de lui d’un pas coulé et gracieux. On aurait dit qu’elle dansait encore. Elle se lova un instant près de son corps. Sa main caressa son torse, descendit vers son entrejambe, puis elle s’écarta pour se glisser dans son dos. Du coin de l’œil, Abraham vit qu’elle soulevait le fouet. Il ferma les yeux.
Le premier coup lacéra sa chemise et pulvérisa la peau fragile de son dos. La douleur le submergea en un assaut si destructeur qu’il crut perdre connaissance. Il avait l’impression que ses muscles dorsaux s’étaient ouverts en deux comme un fruit mûr et que le contenu de son corps tombait sur le zinc du bar. La corde s’enfonça davantage dans son cou. La foule qu’il discernait encore, toute brouillée à travers ses larmes, devint une masse rouge. Le fouet claqua une deuxième fois, traçant une nouvelle ligne incandescente sur son dos. La douleur l’enveloppa dans un feu brûlant, aveuglant. Sa vision noircit. Le troisième coup éteignit tout.