— Ils m’ont retrouvé, dit Abraham d’une voix étranglée.
Il avait l’impression de visualiser ce que Noah voyait actuellement à travers les yeux de l’aigle : une victime harassée, à moitié tondue, sa peau nue couverte de sueur et de poussière, striée de marques sanglantes. Un cafard rampant sur le sol caillouteux, que le gang allait écraser.
Il boitilla le plus vite possible sur ses pauvres jambes. Chaque impact de ses pieds sur la terre dure faisait remonter des vrilles de douleur dans tout son corps. Son estomac s’alourdit. Ses mâchoires le lançaient de nouveau. Le pire restait la tête. Sa main tremblante se leva par réflexe. Ses doigts s’arrêtèrent avant d’effleurer le carnage de son cuir chevelu. Il ne voulait pas sentir les crins. Là, en plein jour, il pouvait encore imaginer qu’il avait rêvé. Mais s’il les touchait, rugueux sous la pulpe de ses doigts, il deviendrait fou. Un intrus s’enracinait en lui. Peut-être le greffon le tuerait-il en le rejetant. Pour vivre, il lui fallait accepter cette intrusion et accueillir l’étranger dans la maison branlante de son corps profané.
La migraine empira. Elle serrait son crâne dans un étau. Des éclairs traversaient ses tempes et sa nuque. Il en avait des éblouissements et ses yeux pleuraient tout seuls. Ses sinus se congestionnèrent. Il respira par la bouche, de grandes goulées brûlantes. Derrière lui résonna soudain le galop des mustangs. Il se retourna en gémissant : le gang fondait sur lui. Il n’avait aucune chance de s’en sortir, aucune échappatoire. Il ne pouvait même pas se cacher… Le roulement des sabots se répercuta dans sa pauvre tête, amplifié, assourdissant.
Non…
Fuir était inutile. Impossible de rivaliser avec la vitesse des chevaux. Il leva les bras en un signe de capitulation.
Je vais mourir, pensa-t-il. Mourir. Mourir.
La douleur augmentait. Elle affluait par vagues. Jamais il n’avait ressenti une telle torture. L’obscurité envahit tout. La migraine l’aveugla. Le greffon le rejetait, il en était certain ! Son corps se scindait entre sa propre identité et celle d’As-de-Pique. Le mustang se frayait un chemin en lui, vers son cerveau, sous la boîte crânienne…
Le gang se rapprochait de seconde en seconde. Abraham agita les mains avec efforts et murmura :
— Je me rends, je… me rends…
Il ne pouvait leur opposer que ça : sa soumission, et espérer que Belle l’épargne. Mais la femme fonçait sur lui, poursuivie par son ombre blanche, le fouet brandi à bout de bras. Son hideux sourire lui mangeait toute la face.
De lui, elle ne ferait qu’une bouchée.
Ce sourire couturé fut sa dernière vision.
La seconde suivante, il était plongé dans la violence de sa douleur. Les chevaux galopaient dans sa tête, les vibrations remontaient à travers son corps, tabada, tabada, lui fracturant les os et pulvérisant les vertèbres et…
Abraham changeait.
Il le comprit dans une lumineuse panique, au sein du chaos qu’étaient devenus son esprit et son corps.
Il se métamorphosait. La souffrance s’allégeait et une sensation de force la remplaçait, qui croissait, croissait, paraissait ne jamais s’arrêter de grandir. Il était lourd, puissant. Il pouvait démolir n’importe quoi à mains nues. N’importe qui. Il n’était pas seulement le vent. Il était l’ouragan. La destruction faite homme.
Homme ?
Il rouvrit les yeux et son point de gravité bascula. Il ne pouvait plus rester sur ses deux jambes, il…
Était pourvu de sabots, juché sur quatre jambes solides et nerveuses. Sa respiration ronflait dans ses naseaux.
Je suis un cheval !
Il était libre. Rapide et puissant.
Il pouvait… fuir !
Décrivant une volte, il s’élança au galop. Il apprivoisait son nouvel équilibre à chaque foulée. C’était… facile. Derrière lui, les cris de ses anciens camarades s’assourdissaient. Il les distançait. Une fine poussière s’élevait dans le sillage de sa course. Il s’étonna de l’aisance avec laquelle il propulsait cette carcasse immense.
Je suis un cheval, se répéta-t-il, hébété.
Ivre de son propre pouvoir, de sa force et de sa vitesse, il accéléra encore. Ses sabots martelaient le sol comme un tambour. Plein d’une joie folle, il se dit qu’il était bel et bien un démon de Symphonie à présent. Sa course faisait résonner les steppes de sa musique ancestrale, en rythme avec son cœur. Le vent soulevait sa crinière, sa queue. Il soufflait lourdement. Housh, housh, housh, housh, une mélodie primitive. Ses naseaux dilatés s’emplissaient de l’odeur sèche de la poussière, du parfum de l’armoise.
Sa raison humaine était toujours là, entre ses petites oreilles en cornet couchées par la vitesse, et elle piaillait de terreur. Puisque la greffe avait pris et infusé son pouvoir en lui, devenait-il un serviteur de l’Ouest ? Il allait survivre, mais dans l’aliénation, son corps passif, gangrené et transpercé par le glaive de Symphonie…
Un long frisson froissa sa robe noire. Il devait sauver Jarod. Il s’était battu pour lui, avait survécu à cette nuit de cauchemar pour lui… Il ne pouvait pas se permettre d’être pris maintenant.
Par réflexe, il bougea la tête pour regarder en arrière. Ses yeux n’étaient plus ceux d’un humain. Positionnés sur les côtés de sa tête, ils voyaient à trois cent soixante degrés, devant et derrière lui. Le paysage aussi lui apparaissait différemment : le relief était curieusement plat et les couleurs n’étaient plus tout à fait les mêmes. Les silhouettes des membres du gang rapetissaient à l’horizon. Il était en train de les semer !
Abraham-de-Pique poursuivit sa course, entendant creuser l’écart, avant de se rendre compte que son corps essuyait les premières crispations de la métamorphose inversée. Le choc le percuta. Impossible ! Il redevenait un homme.
Il se contracta instinctivement contre la torsion de ses jambes, mais manqua chuter. Ravagé par la peur, il fut contraint de s’arrêter. Il perdait rapidement en masse musculaire, mais surtout, ses os se réalignaient en un squelette d’homme. Si la première fois, la souffrance que lui avait infligée Belle avait occulté la pénibilité de la métamorphose, il en subissait à présent les affres avec une violence suffocante. Ses jarrets se tordirent avant de se retourner avec un craquement lugubre, lui faisant pousser un cri involontaire. Sa peau noire et lisse, brillante comme de la soie, se desquamait. Il perdait le court pelage qui la couvrait.
Sa mutation fut lente et longue. Sur la fin, elle se mit à ralentir et il se retrouva coincé dans une apparence hideuse, difforme, entre l’homme et le cheval. Ses membres tremblants le soutenaient à peine. Il avait trois jambes chevalines et un bras humain bien trop long, dont les doigts décharnés pianotaient dans la poussière. Son visage paraissait avoir fondu. Sa peau était tendue sur son crâne qui s’allongeait en chanfrein. Sa bouche distendue palpitait à cause de la douleur de ses grandes dents, plantées de travers dans ses gencives dilatées. Il eut peur de rester définitivement coincé dans cet entre-deux. Mais non, son corps poursuivit sa mécanique de démolition et de reconstruction.
Le soleil s’élevait au zénith lorsque sa transformation fut enfin terminée. Le souffle court, il gisait en position fœtale, entièrement humain. Une joue contre le sol, il frissonnait et haletait, incapable de se relever pour le moment. Il lui fallut presque un quart d’heure pour parvenir à s’asseoir. Il avait le sentiment d’avoir pris 100 ans en vingt-quatre heures. Sa peau paraissait grise et plus ridée que la veille. Les dents serrées, il réussit à se redresser à force de volonté. Ses muscles accusaient encore la violence de la métamorphose. Ses articulations rouillées le tiraillaient douloureusement. Une main sur la nuque, il fit rouler sa tête sur ses épaules pour tenter de décontracter ses trapèzes et, les yeux levés vers le ciel, il se figea, muet d’horreur.
Astraios planait en cercles dans l’azur. Il avait eu beau galoper de toutes ses forces, l’aigle s’était facilement maintenu à sa hauteur.
Cet enfoiré va me suivre partout où j’irai, pensa Abraham au désespoir. Aucune chance de lui réchapper.
Il se sentait terriblement impuissant, rompu par la douleur de sa transformation, nu et désarmé. Au moins, son bref passage en cheval avait-il recousu les plaies de son dos. Redevenu humain, ses anciennes blessures s’étaient refermées. L’Ouest lui faisait un cadeau, tout en lui infligeant sa marque et sa malédiction.
L’anxiété palpita dans son être et, l’espace de quelques secondes, il se demanda qui il était désormais. Toujours humain ? Encore cheval ? La greffe brouillait les frontières de son identité bien rassemblée, exactement comme l’avait expliqué Noah quand les pensées de l’oiseau dérivaient en lui la nuit. Son sentiment d’unité se dissipait. Pourtant, il n’avait ni le luxe ni le temps de se laisser aller au désespoir. De la poussière s’élevait à l’horizon en un brouillard rouge, probablement soulevée par le galop des chevaux du gang. Il les avait distancés, mais pour combien de temps ?
Abraham tenta de réfléchir. Le soleil brillait dans le ciel. La nuit était encore bien loin, mais Belle ne pourrait pas maintenir la cavalcade au risque de tuer leurs montures. Il avait engrangé un petit répit et devait faire avec…
Abraham essuya une sueur gluante sur son front. La chaleur l’accablait. Il avait si soif. Désespéré, il chercha une source du regard, un filet d’eau qui aurait miroité au soleil. Il ne trouva que des mirages. Des lacs irréels se multipliaient, fuyant, serpentant, se déformant, débordant et s’effaçant d’une seconde à l’autre.
Il avança tout droit, marchant d’une illusion à l’autre, les yeux blessés par la clarté.
Il fait tellement chaud, pensa-t-il, dépité. Plus chaud que d’habitude.
L’aigle sentait-il aussi les vagues de touffeur qui roulaient dans la steppe, à sa hauteur ? Ou au contraire profitait-il d’un air plus frais ?
Il était probablement midi. La température semblait monter d’un degré à chacun de ses pénibles pas.
C’est insoutenable. Je ne vais pas tenir longtemps comme ça…
Mais les chevaux du gang, eux non plus, ne pourraient pas continuer dans la fournaise.
Au même moment, son pied nu se posa sur une surface aussi chaude qu’une brique sur un feu. Il glapit de douleur, s’écarta par réflexe, puis agrandit les yeux. De loin, ce qu’il avait pris pour des mirages existait bien. Les flaques brillantes, typiques des illusions d’optique dans le désert, étaient des poches de sable étincelantes.
— Le soleil a vitrifié le sol ! s’exclama-t-il.
Il continua d’avancer en claudiquant. Les plaques de verre devenaient de plus en plus larges et longues, au point qu’il ne pouvait plus les contourner. Il se bricola des sandales en arrachant les feuilles de grands yuccas et en les tressant à la hâte. Elles tenaient mal, étaient informes, mais au moins ces semelles improvisées le coupèrent-elles un peu du sol brûlant. Les miroirs se brisaient sous son poids comme la glace d’un lac à la fin de l’hiver. Les ramifications se déployaient avec un crissement aigu. Abraham aperçut fugitivement son reflet, diffracté en dizaines de morceaux déformés.
À quelque distance de là se dressaient des pitons de rocs qui réfléchissaient la lumière du soleil. Abraham s’y dirigea, espérant que les éblouissements gêneraient l’aigle.
Les aiguilles rocheuses se rapprochaient et comme leurs formes se précisaient, Abraham remarqua qu’elles étaient nombreuses, de toutes les tailles, comme une forêt dont les troncs d’arbres auraient été recouverts de glaces. L’espoir bondit dans sa poitrine.
— Je vais les égarer ! se réjouit-il.
Il s’engouffra entre les premiers pics. Son reflet fila entre deux miroirs comme s’il s’élançait à l’assaut de lui-même. Cette vision lui causa un petit choc. Il s’arrêta pour s’observer. Au moins se voyait-il comme un homme et non comme un cheval. Les questions folles qui lui battaient les tempes en sourdine « qui suis-je ? ; qui suis-je ? » s’affaiblirent. Il scruta sa propre image, évitant à dessein de regarder la greffe. Ses yeux étaient fatigués, creusés, mais c’était toujours les siens… Puis ses certitudes vacillèrent. À force de se fixer, il avait l’impression de voir les grands yeux sombres d’As-de-Pique remplacer progressivement les siens. Le mustang réclamait sa place dans son corps. Chaque minute qui passait l’aidait à le coloniser de l’intérieur.
Abraham s’écarta en chancelant. Il devait garder la tête froide, ne pas se laisser cannibaliser, mais contrôler sa greffe et, surtout, le pouvoir qu’elle offrait. Quelle magie était à l’œuvre ? Pouvait-il se métamorphoser à volonté ? Ou bien les transformations s’imposeraient-elles à lui sans qu’il puisse les empêcher ? Que maîtrisait-il exactement ? Et la nuit ? Son revers ?
Des pitons s’élevaient de tous les côtés. Les reflets lui donnaient l’impression d’avancer avec vingt puis trente copies de lui-même. Il pouvait s’observer sous tous les angles : sa figure presque grise de fatigue, ses traits tirés, son expression encore empreinte de douleur, des rides au coin des yeux et de la bouche. Puis il eut l’impression qu’un cheval noir avançait parmi eux. Il ferma les paupières. Les rouvrit. Tout était à nouveau normal : ce n’était que lui, épuisé, décharné… mort déjà. Il ne put s’empêcher de gémir.
Il n’allait plus qu’à un pas très lent. Les passages s’étrécissaient et l’obligeaient à tourner à droite, à gauche. La roche-miroir l’enfermait comme dans un labyrinthe. En dépit de sa prudence, Abraham se cogna une première fois. Puis une deuxième. À la troisième fois, il s’emporta :
— Mais merde ! jura-t-il.
Ses reflets dansèrent autour de lui. Abraham regarda en l’air. Dans le ciel, l’aigle décrivait des cercles paisibles. Il le survolait toujours, nullement gêné par les dédales complexes, qu’il déjouait aisément, ni par les reflets qu’à cette hauteur il ne distinguait même pas. Belle et les autres l’avaient-ils rattrapé ? Étaient-ils, en ce moment même, en train de faire leurs premiers pas dans le labyrinthe ?
Il reprit sa progression à pas lents et prudents. Mal à l’aise, il imaginait ses adversaires se mouvoir rapidement et avec fluidité, guidés par la vue aérienne d’Astraios.
Il remonta une galerie de miroirs, puis arriva à une intersection. Arbitrairement, il choisit la droite, et au bout de quelques mètres, se retrouva dans un espace circulaire. C’était un véritable kaléidoscope d’images, toutes différentes. Abraham fut saisi d’un léger étourdissement. Dans ce capharnaüm, les issues devenaient introuvables. Il finit par s’avancer vers les centaines de glaces. Par-dessus l’épaule d’un de ses clones, il aperçut une forme sombre. As-de-Pique ? Non. Un visage blafard apparut un bref instant, avant de s’agiter furieusement, se démultipliant, passant d’un miroir à l’autre en une folle contagion. L’estomac d’Abraham se liquéfia.
Belle se ruait sur lui.