Chapitre 29

Le bruit d’une course résonna dans le labyrinthe. Pourtant, la véritable Belle ne rejoignit pas Abraham. Brusquement, le silence revint. La dompteuse avait disparu. Il n’y avait plus que lui et ses reflets.

Le pouls d’Abraham décéléra. La cheffe de gang était entrée à sa suite dans le labyrinthe, mais il pouvait encore l’esquiver. Une main tendue, il avança en palpant les alentours pour ne pas se heurter aux miroirs. Ses reflets hésitaient autour de lui. Même s’il se voyait bien humain, il avait de plus en plus l’impression d’avoir affaire à un autre…

— On continue, s’encouragea-t-il. Continue…

Il se coula entre deux glaces et s’enfonça dans la solitude et le silence. Il était seul avec ses doubles, dans ce monde étrange, diffracté à l’infini.

Sa main heurta un miroir. Cul-de-sac. Il bifurqua au hasard, mais plus les impasses se multipliaient, et plus son angoisse grandissait. Sur quelle distance s’étendait ce paysage de cauchemar ? Quelques centaines de mètres ? Plusieurs kilomètres ?

Tu n’en ressortiras pas, souffla une voix intérieure paniquée.

Il la fit taire.

Ça ira.

Il avait l’impression de reprendre progressivement le contrôle de lui-même. Il commençait même à percevoir plus nettement les passages entre les mirages des reflets. La confiance revenait.

Oui, il allait s’en sortir.

Son reflet face à lui explosa en mille éclats de roches. La détonation du fusil fut reprise, elle aussi, en échos moqueurs. Abraham regarda autour de lui ses dizaines de doubles effrayés. Puis il perçut, parmi les miroitements, celui de Jesse. Il avait échappé à une balle-rêve.

— Jesse ! s’étrangla-t-il.

Une deuxième balle siffla et démolit un reflet, bien plus proche que le précédent. Trois représentations de Jesse se matérialisèrent autour de lui, le cernant de toutes parts. Il était là, proche. Son expression était concentrée, glaciale. Avec des gestes précis, il rechargeait son fusil.

Mais au même moment, un cri rompit le silence. Un long hululement de souffrance, repris par les miroirs sur un ton plus moqueur. Pourtant, ni Jesse ni Abraham n’avaient crié.

Alors qui ?

Machinalement, Abraham leva les yeux. Le vol de l’aigle oscillait de droite à gauche, erratique. Il perdait de l’altitude, avant de remonter en mobilisant toutes ses forces.

Était-ce Noah qui avait hurlé ?

Si Abraham essuyait les premières affres de sa nouvelle greffe, le garçon composait en permanence avec une double entité, humaine et animale. Leurs yeux fixaient un reflet qui ne leur appartenait pas. La confusion se répercutait dans le crâne de l’oiseau et dans celui de Noah, troublant leur fusion. L’oiselier n’allait pas très bien depuis leur rencontre avec la Harpiste et ce palais des glaces contribuait à fragmenter sa personnalité déjà acculée par la folie.

Il va perdre la tête, songea Abraham.

L’aigle ne les espionnait plus. Il luttait contre lui-même, en proie à ses pensées parasites et à une confusion débilitante.

Abraham se remit en route le plus vite possible, s’efforçant de ne pas se cogner. Jesse rôdait toujours autour de lui. Son reflet survenait parfois, mais il ne tirait plus, de peur de gaspiller ses précieuses balles-rêves. Les autres membres du gang n’étaient pas visibles, probablement égarés dans le labyrinthe.

Puis tout à coup, au détour d’un couloir, Abraham tomba sur Noah. L’homme ne le vit pas. Il claudiquait d’un reflet à l’autre en parlant tout seul. Ses bras imitaient des mouvements d’ailes, maladroits et saccadés. Sa tête s’agitait rapidement. Il paraissait désorienté. Il avait dû se cogner plusieurs fois, car son front saignait et ses jointures éraflées aspergeaient de rouge les miroirs.

Abraham hésita. En s’approchant discrètement, il pouvait peut-être l’attaquer dans le dos, lui crocheter les chevilles, le jeter au sol et l’étrangler… Pourtant, il ne bougea pas. Les cris pitoyables de Noah et son simulacre d’homme-oiseau lui causaient plus de compassion que de désir de revanche. Il avait partagé de nombreuses nuits de veille avec lui. Le garçon avait été un bon compagnon. Il ne l’avait guère vu au premier rang, lors de la torture que lui avait infligée Belle. Il suivait, comme il avait toujours suivi Belle, essayant de l’impressionner et de gagner son estime, et cherchant dans ses yeux l’amour qui aurait dû briller dans ceux de ses parents.

Le voir ainsi, perdu, résumait bien son existence.

Abraham aurait pu le rejoindre, l’entourer de ses bras pour l’empêcher de se blesser davantage.

Il esquissa un pas dans sa direction, puis se ravisant, recula aussitôt. La balle lui passa presque sous le nez, au point qu’il en sentit la brûlure. L’espace d’un instant, il eut l’impression qu’un cauchemar déferlait sur lui comme une vague. Un long frisson le glaça des pieds à la tête. La balle alla percuter un miroir tout près de Noah. L’homme tourna la tête d’un mouvement flou, trop rapide pour être humain, tout à fait semblable à un oiseau. Il ne parla pas. Il cria. Un cri d’aigle. Et il se rua sur Abraham, maladroitement, par grands sauts malhabiles. En une fraction de seconde, Abraham tria les possibilités qui s’offraient à lui. Il aurait pu se battre et probablement gagner, mais il ne voulait pas faire de mal à Noah ni à son oiseau.

Il s’esquiva et partit en courant dans le labyrinthe. En quelques secondes, l’espace circulaire, relativement paisible, se mua en un chaos de reflets déchaînés. Jesse fonçait lui aussi. Tous se jetaient les uns sur les autres, sans se trouver, pourchassant des chimères. Et soudain, Abraham se retrouva face à Jesse. Le véritable Jesse. Ce n’était pas son reflet vague et flou, démultiplié. C’était bien lui, en chair et en os, avec son odeur d’acier et de poudre brûlée. Il le visa de son bras greffé, un sourire mauvais aux lèvres.

— Non… balbutia Abraham.

Noah déboula entre eux en un assaut pataud, les deux bras écartés, boitant sur ses membres douloureux. Il heurta Jesse de plein fouet, avec un rugissement dément. Le tir, détourné au dernier moment, alla fracasser un nouveau miroir. Abraham, tétanisé, regarda les deux hommes s’empoigner furieusement.

— Noah ! hurla Jesse. Lâche-moi, imbécile !

Mais l’autre n’écoutait pas. Peut-être ne le reconnaissait-il pas. Il s’agrippait à ses épaules, cherchait à mordre. Il se débattait même si bien, porté par l’adrénaline de sa panique, qu’il réussit à faire vaciller le pistolero. Abraham recouvra ses esprits. Il pouvait profiter de la confusion, les attaquer, se débarrasser de Jesse pendant qu’il tentait de repousser Noah, de…

Le craquement qui résonna entre les miroirs le pétrifia. Noah chancela en arrière. Sa tête formait un angle bizarre avec son cou.

— Sale petite merde ! aboya Jesse, hors de lui.

Le corps de Noah s’écroula à ses pieds. Ses yeux ronds ressemblaient à deux billes de verre. Il bougea encore un peu, par spasmes, tandis que ses terminaisons nerveuses, une par une, s’éteignaient.

Puis ce fut terminé.

Jesse, impitoyablement, lui avait brisé la nuque. Le pistolero enjamba le cadavre de Noah sans marquer la moindre hésitation. Il n’avait aucun remords. Sur la trajectoire de sa balle, Noah n’était qu’une gêne.

— Je vais te crever, enfoiré.

Il rechargeait son arme. Puis il viserait et…

Abraham s’engouffra dans un nouveau corridor. La peur le poussait en avant. Jesse avait tué dans ses propres rangs. La Harpiste jouait sa mélodie de démence dans sa tête. Elle le tenait au bout de ses cordes, elle…

Le pied d’Abraham heurta un obstacle. Il perdit l’équilibre et s’effondra de tout son long. L’impact chassa l’air de ses poumons. Il se releva pourtant le plus vite possible en grimaçant de douleur, et vérifia machinalement ce qui l’avait fait tomber.

Le corps de l’aigle, les ailes déployées, était étendu en travers du chemin. Quand Noah s’était écroulé, il avait dû chuter comme une pierre.

— Astraios, murmura-t-il.

Il se pencha pour le soulever dans ses bras. Est-ce que l’animal était mort ? Après avoir été capturé, greffé, fallait-il qu’il termine sa vie de souffrance ici ?

— Pauvre animal innocent, soupira Abraham.

L’oiseau bougea contre lui, un petit sursaut, presque imperceptible.

— Je t’emmène.

Avec l’expérience, il repérait de mieux en mieux les véritables passages au milieu des leurres. Derrière lui, les cris de rage de Jesse s’affaiblissaient. La douleur et la colère lui avaient fait perdre sa lucidité. Il avait gâché de nombreuses cartouches et la frustration achevait de le désorienter. Quant à Noah, l’un d’eux retournerait-il chercher son corps ? Ou bien l’abandonneraient-ils entre les mâchoires de l’Ouest, comme Lizzie avant lui ?

Encore un qui est mort par ma faute, se dit tristement Abraham.

Puis un détail, presque imperceptible, attira son attention.

— Les odeurs se modifient ! dit-il à l’aigle.

Effectivement, après la senteur minérale du labyrinthe, une chaleur poussiéreuse revenait souffler dans les couloirs. Un peu de rouge se déposait sur les miroirs. Au bout de quelques foulées, les reflets se raréfièrent. Ils étaient moins nombreux à marcher dans tous les sens. La roche pourpre réapparaissait entre les flaques brillantes de la vitrification.

Abraham s’extirpa du labyrinthe, transporté par la joie sauvage d’être encore en vie.