Chapitre 3

Quittant l’écurie, Abraham se rendit au saloon. Il poussa les portes à double battant de l’établissement. Une vague de moiteur, d’odeurs de bière, de tabac et de transpiration le gifla mollement. Quelques regards curieux se dirigèrent vers lui avant de s’en détourner. Il n’était arrivé que deux semaines auparavant, mais la plupart des clients connaissaient déjà son histoire. On le surnommait même « le Frère ». Il effleura le bord de son chapeau pour se donner une contenance, puis s’avança entre les petites tables où les cow-boys jouaient au poker ou parlaient bruyamment.

L’établissement était bondé. Il fallait se faufiler entre les corps sentant la sueur et le cheval, traverser des nuages de fumée, des bouffées d’haleine chaude aux relents d’alcool. On recevait des coudes dans le ventre, un coup d’épaule vous faisait valdinguer dans un voisin.

Quelques greffés se pressaient dans la foule. On les reconnaissait facilement à leur excentricité : un tel s’était bandé le visage avec des tissus serrés sur lesquels des taches de sang s’épanouissaient en dessinant des motifs compliqués ; un autre s’était attaché l’oreille au poignet avec une chaînette dorée ; un troisième portait une énorme muselière en acier… Dans ce chaos, les serveuses se déplaçaient agilement, dix à quinze chopes de bière en équilibre sur le plateau qu’elles tenaient à bout de bras.

Un long bar occupait le côté droit de la salle. Abraham s’en approcha. Sans qu’il n’ait rien à demander, la barmaid poussa vers lui deux chopes de bière. Une pour lui, à laquelle il toucherait à peine, et l’autre pour le soulard qu’il allait questionner, comme tous les jours depuis son arrivée à Frontières.

Abraham jeta son dévolu sur le trappeur greffé qui dissimulait son visage et ses bras sous des bandages. Il ne l’avait encore jamais vu.

— Bonsoir, l’ami, salua-t-il d’un ton affable.

Des yeux cernés s’écarquillèrent entre les bandelettes crasseuses.

— Je t’offre un verre en échange de quelques questions.

L’autre le dévisagea muettement. Une lassitude immense envahit Abraham. Il avait déjà interrogé tant de gens au sujet de son frère, sans rien obtenir de concret.

Il s’assit à la table du trappeur, déposa les deux bières et sortit de sa poche un dessin de son frère. Il étala la feuille froissée à côté des pintes.

— C’est Jarod, mon frère aîné, expliqua-t-il. Est-ce que tu l’as déjà vu ? Il a pu changer par rapport à ce dessin, mais il devrait me ressembler. Il a un tatouage sur l’épaule droite, qui représente une boussole indiquant l’ouest.

L’homme étudia le papier et secoua la tête en silence.

— Tu es sûr ? insista Abraham. Regarde encore…

L’autre ne daigna même pas réétudier le portrait. Abraham soupira, reprit les bières et repartit en quête de meilleurs renseignements.

— Frère ! appela une voix féminine.

Étendue sur le piano noir, dans sa robe grise en loques, une jeune femme lui faisait signe. Abraham reconnut la danseuse Lala. De guerre lasse, il se rapprocha d’elle. Les gens l’évitaient à cause de son ancien métier et de ses ballerines rouges qu’elle ne quittait jamais. Certaines personnes prétendaient que ses pieds étaient greffés, d’autres qu’elle servait la Harpiste. Elle pouvait faire fuir les plus couards juste en se dressant sur les pointes ou en esquissant un pas chassé. Mais surtout, elle était en permanence accompagnée d’une panthère noire. Lala expliquait à qui voulait bien l’entendre qu’il s’agissait de son ancien compagnon, avalé par le revers de sa greffe, et qui s’était transformé pour toujours en animal.

— Abraham, dit-elle en lui souriant, viens plutôt me voir, je suis de meilleure compagnie !

D’une main, elle jouait avec ses colliers. Son afro blanc encadrait son visage noir. Parfois, elle portait un chapeau haut de forme, mais pas ce soir.

— Il avait quoi, ce type ? demanda Abraham. C’est un greffé, non ?

— Même pas ! On l’a utilisé pour explorer Symphonie. Il a la langue coupée et les oreilles crevées… Certaines personnes croient que cela repousse la Harpiste. Comme si quelque chose d’aussi cruel pouvait lui déplaire !

— Tu es encore en train d’inventer !

D’un mouvement gracieux, Lala se redressa en position assise. Ses pieds chaussés de rouge effleurèrent les touches du piano et l’instrument émit une note grave. Quelques têtes se tournèrent vers eux, désapprobatrices. Le piano avait été installé dans le saloon à son ouverture, quand Frontières avait été construite, mais depuis qu’on connaissait les sortilèges de Symphonie, en jouer était tabou.

— Lala, grogna un homme. Fais gaffe…

Aussitôt, la panthère noire qui sommeillait sur le plancher redressa la tête. Elle avait entendu la nuance de menace dans la voix du soulard. L’homme retourna à sa bière en maugréant et Lala, sautant à terre, empoigna le fauve par les joues. Souriante, elle se mira dans les yeux dorés de la bête.

— Ajar, mon noir amour, je ne crains rien. Je suis une panthère moi aussi ! Ne l’oublie pas.

Elle se redressa pour faire face à Abraham.

— Tu n’es pas d’accord ?

Il haussa les épaules, lorgnant le fauve qui poussait un grondement très bas. Était-ce un grognement ou bien un ronron satisfait de félin ?

— Tu inventes, répéta-t-il. Comme d’habitude.

— Je suis une poète ! rétorqua Lala en riant.

Elle épousseta le manteau d’Abraham, rajusta son chapeau d’une main experte, à la fois séductrice et goguenarde.

— Et toi, mon cher ami, quand est-ce que tu passes sous le scalpel du chirurgien ?

— Pour quoi faire ? Tu veux que je me change en animal ? Tu m’adopterais, moi aussi ?

— En animal de compagnie ?

Elle feignit de réfléchir.

— Cela dépendra de ton apparence, alors ! Un loup me plairait bien.

— Si seulement on pouvait choisir son pouvoir, rêvassa Abraham.

— Bien sûr que non ! C’est ce qui fait le charme de l’Ouest. Des surprises ! Toujours des surprises… La même greffe sur deux personnes différentes peut donner des résultats inattendus ! J’ai connu un homme qui s’était fait greffer une pince de crabe à la place du pouce. Il pensait probablement devenir un redoutable combattant, mais cela lui a simplement octroyé le don de rater tous ses plats. Ils ont un goût dégueulasse d’eau de mer ! Qui aurait pu imaginer un tel revers ?

— Oui, qui d’autre à part toi ? s’amusa Abraham. Tu peux être sérieuse une minute ?

— Pourquoi je le serais ?

— Je veux savoir une chose. C’est une vraie question.

— D’accord, d’accord. Pose-la !

— Tu n’as jamais pensé à te faire greffer ? Avant… Heu… « l’accident » de ton compagnon.

— Moi ? Pourquoi je me ferais greffer alors que je peux danser ? La Harpiste ne me fera jamais de mal. Si je croise sa route, elle m’applaudira. Je serai l’étoile de ses petits spectacles malsains.

Elle leva les bras et joignit les mains. Elle tourna sur elle-même en un déplaisant mouvement mécanique.

— Tu vois ? Elle me gardera en vie, comme la figurine d’une boîte à musique, pour son plaisir personnel.

— Arrête ça !

Abraham regarda autour de lui avec inquiétude. Pour certains, de tels propos relevaient du blasphème. La panthère veillait, cependant.

— Tu n’as qu’à m’accompagner, reprit-il quand il se fut assuré que personne ne les écoutait. Tu seras mon escorte.

— Une ballerine de combat ! se réjouit Lala.

Puis elle secoua la tête.

— En vérité, je préfère le public humain à celui des monstres.

Elle sourit.

— Mais sinon, je serais venue avec toi ! Tu es sûr que tu veux laisser cette bière se réchauffer ? ajouta-t-elle en minaudant.

Vaincu, il lui tendit la chope. De toute façon, il en avait assez de chercher des informations. Lala avait raison. Il n’avait plus le choix.

— Il me faudrait un groupe, dit-il quand même, un gang, une meute, un bataillon d’hommes et de femmes dotés de superpouvoirs.

— Une panthère ?

— J’ai vu passer des chasseurs de primes tout à l’heure, dit-il, ignorant l’interruption. Ils venaient de perdre l’un des leurs.

— Et pourquoi recruteraient-ils un bleu comme toi ?

— Alors, je partirai seul ! rétorqua-t-il, agacé.

Elle ne réagit même pas à sa provocation stupide. Il racontait n’importe quoi, tandis qu’elle sirotait sa bière. Les premiers jours, il s’était imaginé qu’il partirait en quête de l’Opéra avec son cheval et son fusil, mais il avait rapidement compris que seuls les greffés s’aventuraient plus d’une journée dans Symphonie, et encore, pas tout seuls.

— J’allumerai une petite bougie pour toi, dit Lala. Pour le salut de ton âme. Je l’allumerai le premier soir de ton départ, bien sûr !

Abraham soupira, excédé. Lala le salua avec son verre, sourit et cligna de l’œil.

— Abraham-chou, dit-elle gentiment. Fais-moi plaisir. Ne meurs pas dans l’Ouest. Fais-toi greffer. Et évite la pince de crabe, O.K. ?