Chapitre 30

Le crépuscule rougeoyait à l’horizon quand Abraham aperçut le lac. Il n’avançait plus qu’à petits pas exténués, tête basse, son souffle comme un ronflement rauque dans sa poitrine. Dans ses bras, l’aigle n’avait pas bougé. Il respirait péniblement lui aussi. Ses yeux humains étaient grands ouverts. Sans doute ne savait-il plus s’il était mort ou vivant. Le choc le laissait groggy, incapable de faire un mouvement pour se sauver et s’envoler. Y avait-il encore un peu de Noah en lui ?

Ils traversaient un large plateau encastré entre des collines pelées. Les pieds mal protégés d’Abraham s’endolorissaient sur les petits cailloux. Sa nudité le gênait. Il se sentait vulnérable et fragile. Pire encore, la nuit allait venir et la greffe lui imposerait son revers. Que pouvait-il faire contre son greffon ? Devait-il clouer ses cheveux sur le sol ? Avec quels outils ? Les crins de mustang continuaient de s’enraciner dans son cuir chevelu. Ils se ramifiaient à l’intérieur de lui, un peu à la manière des ronces d’Earl.

Son anxiété continua à croître avec l’obscurité montante. Il n’arrivait même plus à se préoccuper de ses poursuivants. La fatigue et la douleur de son organisme malmené le ramenaient à la survie. La soif, surtout, embrasait tout. Il avait besoin d’eau. Immédiatement. Ce désir le consumait, tambourinait dans son crâne, chassait toute autre pensée. Sa bouche était si sèche qu’il n’aurait même pas pu cracher. La sueur lui piquait les yeux. Elle s’accumulait au bout de son menton et gouttait sur les plumes d’Astraios.

Je vais juste crever de soif, pensa-t-il avec fatalisme.

Ni Belle ni la Harpiste ne prendraient sa vie, encore moins le revers.

Juste la soif.

Il fit un effort pour redresser le cou et plissa les yeux pour regarder à l’horizon.

Au milieu des grandes étendues, soudain, s’irisa la surface frémissante d’un lac rouge, sous les pentes nues des collines.

— De l’eau ! s’écria-t-il d’une voix éraillée.

Il n’envisagea même pas un mirage. Son intelligence s’était éteinte dans les affres de l’épuisement. Il jeta ses dernières forces dans une course chaotique. L’aigle manqua lui échapper. Abraham léchait ses lèvres craquelées, anticipant avec avidité le moment où il pourrait plonger la tête sous l’eau. Il se laissa tomber, l’aigle dans les bras, et tituba jusqu’au lac en vagissant comme une bête heureuse.

L’eau était chaude. Des filaments de vase s’élevaient à chacun de ses mouvements. L’eau tiède inonda son palais. Il se délecta de la sensation divine du liquide sur ses lèvres gercées et sur son visage brûlé par le soleil. À côté de lui, l’aigle gisait, inerte, sur la rive.

Abraham fit de ses mains croisées un récipient et versa de l’eau, goutte à goutte, dans son bec. L’animal déglutit instinctivement. Son organisme fonctionnait encore, mais ses yeux humains étaient toujours aussi vides. Vivant et mort à la fois…

— J’espère que tu vas t’en sortir, lui dit Abraham.

Le soleil disparaissait derrière les collines. Une ombre violette rampait sur la plaine. Sa soif étanchée, la faim la remplaçait. Abraham fureta autour du point d’eau pour chercher de la nourriture, mais ne trouva rien. Il observait avec perplexité les cactus verts, les yuccas, les broussailles et les touffes d’herbe qui poussaient au bord de l’eau lorsqu’il sentit les premiers fourmillements de la métamorphose grouiller sous sa peau.

Ça recommence… songea-t-il, la poitrine oppressée.

Était-ce cela, le revers ? Il appréhendait la douleur, la torsion de ses membres et de ses os. Le cœur battant à tout rompre, il tâcha de se détendre. La greffe palpitait sur son cuir chevelu. Les picotements se muaient en élancements. Ses dents lui faisaient mal. Tous ses membres s’étiraient…

Pourtant, dès les premières minutes de sa transformation, sa perception du monde se modifia. La nuit tombante devint plus claire. Sa vision s’améliora. Il voyait plus loin, tandis que les couleurs se lissaient en une teinte grisâtre. Son odorat s’affina. La plaine s’emplit de petits bruits qu’il n’entendait pas auparavant : des rongeurs trottinaient sur la pierraille, un serpent se glissait près de l’eau. Son sens du toucher aussi était bouleversé : sa peau soyeuse et sensible appréciait la caresse de la brise tiède et le baume apaisant de l’obscurité. Ses pensées se diluèrent dans les étendues vierges, jusqu’à disparaître complètement, et laisser place à ses extraordinaires perceptions : la vue, l’odorat, l’ouïe se mêlaient et se renforçaient mutuellement. Ses sens jusque-là contrariés par sa faible condition d’humain se développaient jusqu’au vertige. Ses oreilles devinrent tout à coup plus mobiles, bougeant de façon indépendante pour inspecter l’environnement et anticiper tout signe de danger.

Entièrement transformé, Abraham-de-Pique resta un instant sur ses quatre jambes, à apprécier l’univers avec ses sens ultra-développés. L’aigle gisait là où l’humain l’avait déposé, les ailes repliées contre le corps. Le vent ébouriffait ses plumes.

Sous sa forme de mustang, Abraham se dirigea vers les touffes d’herbe qui poussaient au bord de l’eau. Il les arracha bruyamment et commença à mastiquer. Le goût n’était ni plaisant ni déplaisant. Il mangea avec voracité pour se remplir l’estomac. Au bout d’une heure de ce régime, il se rendit compte qu’il était plus détendu. Ses douleurs s’étaient dissipées. Peut-être que la mastication l’aidait à se relaxer. Épuisées par cette journée, ses paupières s’alourdissaient. Il s’endormit debout.

 

Le bruit le réveilla en sursaut. L’espace d’une seconde paniquée, il crut que la troupe de Belle l’avait retrouvé. Il allait périr parce qu’il avait craqué, trop las pour continuer à courir. Son gros cœur de cheval battait à tout rompre. Son corps lui commandait de se sauver, de galoper. Depuis des temps ancestraux, il avait été une proie qui devait fuir devant les prédateurs…

Il battit des cils et sa vue s’éclaircit. La peur ne retomba pas, mais au moins n’était-ce pas Belle.

Des animaux de Symphonie affluaient de tous les côtés et se dirigeaient vers le lac pour boire.

Pétrifié d’effroi, Abraham-de-Pique regarda les bêtes étranges de l’Ouest le contourner pour atteindre l’eau. Il y avait des créatures de toute sorte, qui en cette nuit ne s’affrontaient pas. Elles s’acceptaient les unes les autres en une trêve surnaturelle. Même lui. Alors que ses balles avaient fait bouler nombre d’entre eux dans la poussière. Des bisons s’étaient effondrés dans une gerbe de sang ; des antilopes avaient été foudroyées en plein bond, et des oiseaux, fauchés en vol.

Mais tout était différent aujourd’hui.

Il n’était plus ce chasseur, un fusil à la main.

Il n’était plus un étranger arpentant l’Ouest avec curiosité, avidité et terreur.

Il avait été torturé, il avait manqué mourir et il était né à nouveau.

Un monstre.

Un centaure.

Cheval et homme.

Alors les bêtes l’acceptaient. Car il était comme elles. Un frère à la robe sombre et moirée, aux petites oreilles en triangle, aux grands naseaux veloutés et aux yeux doux… Il était admis dans leur cercle innocent et paisible.

Ces bêtes qui avaient jadis filé devant lui, rapides, effrayées, n’étaient plus ses victimes. Elles étaient libres et belles. Avec un sentiment d’exaltation, Abraham-de-Pique leur emboîta le pas, pour se mêler à leurs dos, leurs fourrures, leurs cornes et leurs écailles. Il entrait avec émotion dans un paradis perdu, un âge reculé oublié par les hommes. Les excentricités de l’Ouest qui jusqu’alors lui semblaient issues d’un cauchemar se teintaient à présent d’un onirisme tranquille. Les races s’entrecroisaient sans crainte. Les couleurs, les rayures et les textures de poils, de plumes et de cuir se mélangeaient. Des cornes se dressaient çà et là, des trompes recrachaient une pluie sombre. Un hibou, juché sur des pattes immenses, arpentait les rives à grandes foulées, ses yeux jaunes écarquillés dans la nuit. Un tigre blanc, pourvu d’une dizaine de pattes, se coulait en silence jusqu’à l’eau, ses longs sourcils ondulant dans la brise. À côté de lui se mouvait avec moins de grâce un renard en pierre. Seule sa queue, faite de feuillages verdoyants, se balançait souplement dans son sillage. Un ours, enveloppé d’un nuage d’orage, faisait crépiter de petites ramifications électriques autour de lui. Dans la crinière cramoisie d’une hydre féline, douze têtes de lion écartaient leurs mâchoires. Une sorte de mammouth dominait la horde. Ses quintuples défenses s’enroulaient sur elles-mêmes. Des pierres bleues saillaient de son dos et reflétaient la faible lumière nocturne. Et d’autres, et d’autres encore. Tous différents. Tous merveilleux.

Humain, Abraham avait envisagé Symphonie comme le territoire exclusif de la Harpiste. Aux yeux des hommes, toutes les bêtes fantastiques de cet État étaient ses serviteurs : des monstres dont l’unique objectif était de broyer les colons.

Cheval, Abraham-de-Pique entrevoyait la terrible réalité : les conquérants de l’Ouest s’étaient bousculés sur cette nouvelle terre comme un nuage de sauterelles. Une folie sanguinaire s’était emparée d’eux, et leurs victimes, leur férocité exaltée par le désespoir, s’étaient défendues et vengées avec cruauté.

Mais ce soir, Abraham-de-Pique jouissait de cette trêve enchanteresse.

Il s’avança parmi eux. Ses sabots s’enfoncèrent légèrement dans la glaise humide. Le vent chaud soufflait à travers sa queue et sa crinière. Sa respiration se ralentit. Sa poitrine s’ouvrit comme une grande fleur délicate. Avec les autres bêtes, il ressentait une profonde tranquillité. Il pencha l’encolure et trempa ses grosses lèvres dans l’eau. Et tout à coup, il se sentit accepté dans cet autre univers.

Monstre parmi les monstres, se dit-il.

Même cette pensée un peu insultante ne pouvait entacher sa joie sincère. En présence des autres paisibles créatures de Symphonie, il se fondait dans un mystère grandiose, heureux de se dépouiller de ses problèmes d’humain, de son anxiété et de sa colère. Ses pensées reposaient comme des galets au fond de l’eau sombre. Son être, léger, s’envolait à travers Nacarat, planant au-dessus des steppes rouges et caillouteuses, passant près des anciens volcans dont l’énergie grondait sous la terre, et longeant les canyons…

L’étang l’accueillait dans une rêverie lumineuse pour lui offrir la féérie.