Chapitre 32

Au galop dans la vallée, Abraham-de-Pique se demanda s’il n’était pas en train de céder à l’attraction d’un rêve. Il observa plus attentivement les alentours. Les fleurs de toutes les essences se multipliaient. Ses sabots les arrachaient et des pétales multicolores s’envolaient dans son sillage. Surtout, la vibration de son galop les faisait tinter comme des milliers de minuscules clochettes. C’était comme si une boîte à musique accompagnait sa course. Les pétales carillonnaient doucement. Parfois, des rires d’enfants semblaient monter du balancement des fleurs.

Ce n’est pas normal, pensa-t-il.

En effet, ça ne l’était pas.

Les fleurs étaient de plus en plus nombreuses, comme si elles poussaient de la terre en accéléré. Le mustang s’enfonçait dans un piège, mais la menace de la Harpiste s’éloignait pour rappeler celle…

D’Earl.

Un Earl dont le pouvoir se serait renforcé et entremêlé à celui de la musicienne.

Sans surprise, l’essence des fleurs se modifiait. Parmi les marguerites et les fleurs sauvages se multipliaient désormais les roses rouges et blanches. Leurs ronces égratignaient ses jarrets et son ventre. La musique forcissait et un parfum entêtant s’exhalait du sol à chaque impact de ses sabots. L’esprit d’Abraham-de-Pique se brouillait. Il secoua la tête pour éclaircir ses pensées. Si ce paysage onirique était bien créé par son ancien compagnon, les chances étaient grandes que les fragrances soufflées par les fleurs soient empoisonnées.

Il faut trouver Earl, analysa-t-il. Il est forcément caché au milieu de cette arène !

Il observa la vallée, à la recherche de son camarade. Le parfum devenait si capiteux qu’il en avait la nausée. Les tintements des pétales l’assourdissaient comme des coups de cymbale. De puissants vertiges le faisaient chanceler… Il mobilisa ses dernières forces pour se dépêcher. Devant lui, des fleurs poussaient à toute allure, venant grossir le parterre multicolore. La vallée se déplaçait en même temps que lui. S’il ne trouvait pas tout de suite l’architecte de ce piège, jamais il n’en réchapperait.

Il repéra enfin Earl, accroupi au milieu des roses. Le galop du mustang s’orienta souplement dans la direction de l’ennemi. Il accéléra encore, à la limite de la rupture. Ses sabots heurtaient le sol dans une série de claquements brefs au milieu du vacarme ahurissant de la musique. Abraham-de-Pique était rapide, vraiment rapide. Il fonçait à une vitesse folle, les poumons saturés des narcotiques et des poisons dégagés par les fleurs. Il jouait sa vie.

Malheureusement, les efforts qu’il accomplissait raccourcissaient sa respiration et dilataient les alvéoles de ses poumons. Il inspirait à chaque seconde de grandes émanations de poison. Ses foulées puissantes devenaient irrégulières et imprécises.

Se sachant débusqué, Earl se redressa, un revolver au bout du poing. Il posa sa main droite sur son bras gauche pour stabiliser sa visée.

Abraham-de-Pique changea brusquement de trajectoire. La balle siffla à plusieurs mètres de lui.

Salaud, salaud, salaud, pensa-t-il, éperonné par la peur belliqueuse.

Il galopait tête baissée et bondissait de façon désordonnée sur les côtés pour perturber Earl.

Un deuxième tir tonna. Cette fois, Abraham-de-Pique en sentit la trace brûlante effleurer son épaule, mais l’adrénaline domina aussitôt la douleur.

Ce n’est rien ! C’est une touchette de rien du tout !

Il tendit le cou. Les muscles de son encolure se gonflèrent. Il remonta vers Earl en quelques foulées magistrales. Le tireur n’avait plus droit qu’à un seul essai. La distance se raccourcissant à toute allure, Abraham-de-Pique le voyait à présent dans tous ses détails : la rose resplendissante dans son œil et l’autre plissé. Un rictus de concentration tordait sa bouche…

Dernière chance !

Son corps massif offrait une cible inratable, pareil à un éléphant dans un couloir. Pendant une fraction de seconde, il eut l’impression de sombrer dans le canon du revolver. La balle le faucherait. Elle stopperait sa course comme un coup de marteau en pleine poitrine. Il s’écroulerait sur les genoux et verserait lourdement dans les fleurs tachées de son sang, ses jambes encore parcourues de tressaillements…

Cela allait se jouer à la seconde.

L’encolure tendue, les naseaux dilatés, les dents découvertes, il se jeta de tout son poids vers son adversaire. Ni l’un ni l’autre ne pouvait plus esquiver.

Earl pressa la gâchette. La détonation roula sur la plaine.

Et Abraham se transforma.

La métamorphose fut presque instantanée, ses os craquant, son corps se tordant dans l’air. L’espace d’une fraction de seconde, ses muscles rouges apparurent, et même, par endroits, le blanc de l’os, avant que sa peau ne se reconstitue. Il poussa un cri de douleur étranglé. La souffrance aveuglante lui fit croire qu’il avait été touché. Il heurta le sol avec violence et roula plusieurs fois sur lui-même, le souffle coupé. Puis il s’immobilisa, le nez dans les exhalaisons de poison. Les substances neurotoxiques s’infiltrèrent par ses narines, sa bouche ouverte. Ses muscles se tétanisèrent. En un dernier effort, il se mit à genoux, la tête lourde, dodelinante.

Debout à quelques mètres de lui, Earl le fixait avec effroi, son œil unique écarquillé, tout pâle. Son arme fumante tremblait dans sa main. La vision de sa métamorphose l’avait impressionné.

— Abraham… balbutia-t-il.

Pas le temps de réfléchir ! Abraham se releva en chancelant et, entièrement nu, se jeta sur Earl. Ils s’affrontèrent comme deux ivrognes. Ils se saisirent les poignets et entamèrent quelques pas de danse grotesques au milieu des fleurs. Les forces du cheval quittaient Abraham, mais les siennes revenaient, pompées avec énergie par l’adrénaline. Il décocha à Earl un coup de tête. Son front percuta le nez de son adversaire. Les cartilages s’écrasèrent, et de façon absurde, il sentit la caresse veloutée des pétales sur sa peau. Earl le lâcha. Il tituba en arrière, une main levée pour éponger le sang. Son œil humain fulgurait de haine. Il récupéra de l’oxygène et fonça dans le tas. Son épaule heurta le sternum d’Abraham. Ils se retrouvèrent de nouveau au corps à corps. Abraham attrapa Earl par les cheveux ; l’autre le saisit par l’oreille et la tordit. Un coup dans la hanche déséquilibra Abraham, mais il ne tomba pas. S’il chutait, c’était terminé. Il cogna dur à l’estomac. Earl lui balaya les chevilles. Abraham put esquiver pour ne pas basculer.

Passé la surprise et l’effroi de la métamorphose, Earl retrouvait contenance. Il attaqua avec une agressivité renouvelée. Une salve de coups d’une précision remarquable lui permit de se glisser sous la garde d’Abraham et de l’atteindre aux côtes, au visage… Un crochet à la mâchoire le fit trébucher. Le parfum des fleurs étourdissait Abraham. Ses propres frappes mollissaient. Des ombres s’amoncelaient à la lisière de son champ de vision. Un uppercut l’atteignit avec une telle violence qu’il pensa vomir. Il vacilla vers l’avant, se raccrocha à Earl. Pour ne pas s’affaler, il s’agrippa à lui de toutes ses forces. Il luttait contre les vagues de douleur qui irradiaient au centre de son torse, et contre le poison qui l’asphyxiait.

Bats-toi ! s’ordonna-t-il.

Earl lui balança un coup fracassant au menton. La tête d’Abraham partit en arrière. Il se faisait démolir et ne parvenait plus à réagir. Embrumé par les poisons et par la souffrance, il n’en pouvait plus. Il s’accrocha aux cheveux d’Earl, groggy, titubant. À bout de forces, il n’assénait plus que des répliques maladroites. La douleur l’étourdissait. Elle palpitait au-dessus de ses tempes, sur son front, mais aussi plus bas, dans les mâchoires, les côtes, le ventre. Il voyait trouble.

C’est terminé, pensa-t-il, dévasté.

Au même moment, le cheval se déploya. Il grandit, forcit, écartela sa cage thoracique et pulvérisa son squelette trop petit. Le cri de douleur d’Abraham se changea en un hennissement chevrotant, et tout à coup, Earl devint minuscule sous lui, un homme fragile et faible, incapable de se défendre contre ses sabots lourds comme des marteaux.

Abraham, redevenu entièrement cheval, était cabré au-dessus d’Earl. Il retomba de tout son poids sur son adversaire. Un craquement d’os retentit. Un hurlement déchirant monta des herbes et des fleurs. Le mustang écrasa le corps qui se déformait sous ses sabots. Il perdait sans cesse l’équilibre comme le squelette d’Earl s’effritait et que ses organes éclataient sous ses assauts. L’homme ne poussait plus que des chuintements humides. La musique s’affaiblissait. Les fleurs, une à une, se changeaient en cendres et le vent les emportait en une poussière noire. C’était comme si quelqu’un tirait un drap bariolé recouvrant le monde. Cette étoffe brodée de roses rouges et blanches ondulait à chaque mouvement pour se dissoudre dans la lumière. Finalement, Abraham-de-Pique se retrouva sur une terre craquelée d’où s’élevaient encore de petits cônes de cendres. Du bel Earl, il ne restait qu’un amas de chairs écarlates où perçaient des fragments d’os brisés. Il ne ressemblait même plus à un homme.

Abraham-de-Pique se sentait faible, essoré par l’adrénaline et engourdi par les poisons, mais chaque inspiration éclaircissait ses idées. Le cow-boy fleuri mort, le sortilège était levé.

Il s’écarta avec répugnance des restes d’Earl. Des débris humains lui collaient aux jambes. Du sang vernissait ses sabots. Il devait pourtant se ressaisir. Belle, Jesse et Amy pouvaient encore surgir. Earl les avait sans doute tenus à distance des poisons, mais Jesse, lui, ne manquerait pas son tir, même à cent mètres de là…

Il fallait partir. Partir et se ressaisir. Rassembler ses forces. Ne pas défaillir.

Encore éberlué et choqué par la violence de son combat, Abraham-de-Pique s’éloigna au petit trot dans les cendres des roses calcinées.

Le gang de Belle était réduit à trois.