Chapitre 33

Abraham-de-Pique marcha au hasard, encore sonné par l’alternance rapide de ses métamorphoses et secoué par le meurtre d’Earl. Il n’aurait jamais dû en arriver là. Il avait traversé un océan pour retrouver son frère, et à présent, il était seul, enfermé dans un corps étranger, à devoir tuer d’anciens compagnons pour survivre. La Harpiste avait fait imploser toute sa vie, sa famille et ses relations amicales balbutiantes.

Il progressait à petits pas maussades et épuisés. Il avait parcouru une grande distance depuis la mort d’Earl et ne s’était pas encore transformé. La certitude d’être piégé par le revers de son pouvoir ne le quittait plus. Désormais, il appartenait à Nacarat. L’Ouest l’avait transmué en l’une de ses créatures, exactement comme son frère, au bout d’une laisse…

Il se sentait abattu et vide. Quelques jours seulement s’étaient écoulés depuis la greffe et il ne restait humain qu’une poignée d’heures par jour. Son état allait continuer d’évoluer. Il se demanda si son humanité persisterait, quelque part, dans son grand corps de mustang.

Si vite, sa vie avait basculé en un cauchemar. Il était devenu un cheval. Il le resterait pour toujours. Même s’il retrouvait son frère, il n’y aurait plus d’existence normale pour tous les deux. Il s’était accroché pour Jarod. Il s’était battu de toutes ses forces, mais Symphonie l’avait possédé en un instant.

La colère jaillit en lui, rouge comme une flamme, avant de se disperser dans les cendres de la tristesse. Non, il ne sauverait pas Jarod. Il ne se sauverait même pas lui-même. Il était condamné et ses pensées humaines finiraient par se diluer dans l’esprit de l’animal.

Il s’acharnait à marcher, pourtant. Il grimpait le long de sentiers de chèvres sur les flancs de petites montagnes, et se faufilait dans des failles étroites où s’engouffrait un vent sec, progressant avec prudence sur la roche schisteuse. Un moment, il s’arrêta sur un beau pierrier en surplomb de l’ubac et évalua sa trajectoire. Les steppes s’étendaient à perte de vue vers l’ouest. Aucun relief n’indiquant des habitations ou un campement n’accrochait la vue. Il était au cœur de Symphonie et jamais il ne retrouverait la civilisation des hommes…

C’était dur à accepter.

Il ne pouvait même pas pleurer. Sa gorge ne se serrait pas. Sa grande cage thoracique ne se comprimait pas. Il balançait les oreilles d’avant en arrière. Un frisson froissait sa robe. C’était tout…

Il redescendit le flanc de la montagne, par petits pas prudents, le long des lacets dans la rocaille. Le soleil disparut dans son dos. Il évolua au milieu d’une ombre rafraîchissante où poussaient des frênes et des eucalyptus à piquants.

Il restait encore deux heures avant la nuit, quand la métamorphose s’opéra. Abraham en aurait pleuré de joie. Pendant plusieurs minutes, il observa ses mains, fasciné par leur mécanique délicate. Puis il vit flou. Les larmes le débordaient. Frissonnant et tremblant, il examina ce corps qui l’abandonnait, qui fuyait dans celui d’un autre, qui lui était volé par l’Ouest, la Harpiste et tous les autres, et que plus jamais il ne récupérerait.

Assommé par cette certitude, Abraham se sentait désormais las et vulnérable. Il n’arrivait plus à marcher. Il n’en avait plus la force. Il s’assit, la tête dans les mains, ne sachant même plus comment profiter de ses derniers jours d’humanité.

Les yeux fermés, il dressa mentalement la liste de tout ce qu’il aurait voulu faire avant de disparaître : retrouver Jarod, le serrer dans ses bras ; se marier ; que ses enfants jouent avec ceux de Jarod ; qu’ils portent leur nom et l’héritage de ses parents et de ses grands-parents un peu plus loin dans l’espace et le temps ; ne pas s’arrêter là, brisé par un cauchemar…

Abraham se passa la main sur le visage. Il se sentait épuisé, comme s’il n’allait plus jamais pouvoir se relever et cela l’enrageait. Il n’arrivait même pas à profiter de ses derniers jours en tant qu’homme ! Il était seul, loin de tout, dans un désert rouge. Se saouler, danser, faire l’amour lui paraissaient des actes étranges et désincarnés. Son existence allait être réduite à cette pauvreté d’animal, une vie au jour le jour, sans aucune autre joie que de galoper sans but. Il pleura sur son propre sort, misérable. En cet instant, il aurait voulu que quelqu’un le rejoigne, n’importe qui, même Belle ou cette terrible Harpiste, et lui tende la main. Il voulait entrelacer ses doigts à ceux d’un autre humain. Il avait désespérément besoin de contact, de poser sa tête sur une épaule compatissante…

Il n’y avait personne.

La douleur le traversa, implacable. Quoi qu’il arrive à présent, il ne pourrait plus jamais parler à son frère.

Il avait tout perdu.

L’envie d’en finir le submergea. Quand il serait définitivement métamorphosé, il n’aurait même plus la liberté de se suicider. Il subirait son existence absurde aux confins du monde, dans une lande étrange comme un rêve.

— Et encore, si je ne suis pas capturé et dompté par un maquignon, se dit-il à voix haute.

Même sa voix était trop rauque et les mots hachés, peu audibles. Le désespoir lui noua la gorge. Il étreignit ses jambes repliées contre sa poitrine, pour se recentrer sur lui-même, sentir ses os, ses genoux, sa position bien humaine.

Acculé par le stress, il arracha ses cheveux par poignées, des larmes de douleur plein les yeux. Les crins de chevaux collaient à ses doigts ensanglantés. Il les jeta au loin, les piétina… En vain, tout ça. Il resta homme une heure à peine. Le soleil sombrait et il troqua de nouveau son apparence contre celle du mustang.

Fou de chagrin, il s’enfonça dans l’obscurité. Il perdit le fil du temps et marcha jusqu’à une vallée encaissée dans un cirque naturel. Sur les parois rocheuses blanchies par la lumière de la lune se déplaçaient des ombres. Il y en avait des dizaines.

Des mustangs, songea Abraham-de-Pique.

Il s’avança pour se mêler au troupeau. Quelques animaux relevèrent la tête à son passage, sans se troubler. Ils ne le rejetaient pas, ne l’affrontaient pas. Ils l’accueillaient. Une rivière coulait à proximité et le bruit de l’eau renforçait l’aura de calme qui régnait dans cet endroit figé, hors du temps, sous la lune. Il y avait peut-être vingt ou trente chevaux, se déplaçant dans une bulle de paix et de silence. Abraham-de-Pique chercha celui qui avait déclenché sa métamorphose. Qu’était devenu As-de-Pique ? Il ne l’avait pas vu avec le gang. Sans doute avait-il tout simplement retrouvé sa liberté, loin des humains, avec quelques brins de crinière en moins…

Abraham-de-Pique s’étonnait d’être aussi bien accepté par ses congénères. Il n’en était pas certain, mais il avait l’impression que les autres mustangs communiquaient autour de lui. Ils se croisaient, se séparaient, et se rejoignaient un peu plus loin, en un ballet très lent. Parfois, ils s’arrêtaient et reposaient leur tête sur le dos d’un camarade ou se grattaient mutuellement avec les dents. Peu à peu, leur langage se révélait : le mouvement d’une queue, des oreilles qui pivotent, le balancement d’une tête… Une langue étrangère aux humains, et qui lentement, se dévoilait.

Abraham-de-Pique aurait voulu les haïr, mais au contraire, il s’émerveillait de leurs robes lisses, ondoyant sous la lune et le scintillement des étoiles.

Il se promena parmi eux, au milieu des dos et des crinières, évoluant dans leur odeur, dans leur tiédeur. Le claquement des sabots l’environnait. Il respirait à leur rythme, lentement, profondément. Tout son être entrait en résonance avec les bêtes.

Il était chez lui, dans un havre de paix.

Abraham-de-Pique rejoignit le centre de la vallée, pour s’approcher d’une jument couturée de cicatrices. Sous la lune, sa robe blanche se lustrait de reflets bleus. Une clarté diaphane émanait de son corps. On aurait dit qu’elle était née de la nuit, de la lune…

Brusquement, elle effectua une volte-face et partit au grand galop, emportant à sa suite le reste de la harde. Pétrifié par la surprise, Abraham-de-Pique réagit avec un temps de retard. D’un saut, il s’élança derrière eux. Malgré son mauvais départ, il rejoignit le groupe sans effort et s’inséra dans un flot vivant et sonore, une mer agitée de dos et de croupes de toutes les couleurs, alezanes, baies, rouannes, grises…

Ils galopèrent toute la nuit, longeant des parois rocheuses où se mouvaient leurs ombres mauves. Des étincelles fusaient sous leurs sabots. Abraham-de-Pique était gagné par l’ivresse. Une joie sauvage tambourinait en lui. Il célébrait et enterrait à la fois son équilibre sur ses deux jambes et sa verticalité d’homme. Autour de lui, les autres mustangs s’effleuraient, se cognaient parfois. Cela n’avait plus aucune importance. Ce qui comptait, c’était cette densité, cette furie, la sueur et le choc des corps les uns contre les autres. Être ensemble. Appartenir à un groupe. Oublier la souffrance, la vengeance, son frère si libre et si beau réduit en esclavage, oublier les mères disparues, les tombes et son ancien pays par-delà l’océan, oublier la pluie, ne plus s’inquiéter des monstres qui le traquaient impitoyablement, ni de celle qui l’attendait, patiente, dans son Opéra de cauchemar. Renoncer. Oublier. Galoper. Fou de sa propre force et de sa liberté, les yeux fermés, s’imaginer entouré d’une famille heureuse et bien vivante. Profiter. Rêver. Inventer. Comme si ce moment allait durer toujours. Un dernier instant suspendu, grisant, avant tous les drames à venir…

 

Ils débouchèrent au matin dans une vaste plaine. Le soleil montait derrière une colline. Les chevaux s’arrêtèrent, comme recueillis devant la lumière écarlate qui étirait des ombres géantes. Abraham-de-Pique contempla cet œuf rouge qui s’élevait vers le ciel comme une offrande. Il sut que c’était terminé.

Son humanité tenta bien de revenir à la surface.

Plusieurs fois, la métamorphose s’initia, mais elle s’arrêtait au bout de quelques frémissements. Son pelage desquamait, puis le poil noir repoussait aussitôt, comme si son corps d’homme n’avait plus la force nécessaire pour surpasser la vitalité du mustang.

Durant les heures qui suivirent, Abraham se concentra, appelant l’homme en lui, stimulant sa transformation. Il supplia. Il pria les dieux de ses ancêtres et celui qu’on honorait à la messe, le dimanche à Fraora. Il galopa en cercles. Il lança des ruades de colère sous les yeux étonnés des autres mustangs. Il secoua sa crinière et poussa des hennissements chevrotants…

Puis, enfin, il renonça.

C’était terminé.

Vraiment terminé.

 

Malgré l’inéluctabilité du revers que lui avait infligé l’Ouest, il connut des moments d’intense bonheur. La jument argentée les menait dans des régions oniriques, sur les rives de lacs dorés, dans des canyons vertigineux, sculptés de formes indescriptibles, sur des amoncèlements de roches, comme bouleversées par un séisme, d’où jaillissaient des geysers. Le sifflement de la vapeur variait à chaque trou, si bien qu’entre les jets verticaux, ils avaient l’impression d’évoluer au sein d’un orgue… ou bien d’une harpe. Ils galopaient au bord des rivières, dans un envol d’éclaboussures pailletées de lumières. Les odeurs riches embaumaient ses rêves, qui se dépeuplaient progressivement d’humains pour se remplir de chevaux.

 

Abraham-de-Pique aurait pu être heureux sans doute. Jusqu’à ce qu’une balle bien ajustée, tirée depuis une grande distance, le frappe en plein cœur.