Chapitre 34

Une brume rougeâtre enveloppa As-de-Pique et le reste du troupeau. Des hennissements affolés montèrent de toutes parts. Une odeur épouvantable saturait l’air. Les chevaux s’enfuirent au galop. As-de-Pique s’élança à leur suite. Des nuages noirs défilaient à toute allure dans le ciel. Ses sabots faisaient gicler de la boue sanglante. Des cris d’agonie résonnaient à son furieux passage. Il enjambait des corps, humains et mustangs, des dépouilles gonflées par les gaz.

Puis la scène changea et As-de-Pique ralentit, indécis. Des cliquetis d’épées, des cris de défis emplirent l’air. Partout, autour de lui, on se battait. Un cavalier le dépassa, les yeux exorbités. Il chevauchait au galop, s’ouvrant un chemin dans la folie du champ de bataille, une épée pointée en avant, le long de l’encolure de sa monture, et il poussait un hurlement rauque. As-de-Pique n’eut pas le temps d’y réfléchir. Une vive douleur lui laboura les flancs. Un poids pesait sur lui, une odeur d’humain, acidifiée de sueur et de peur. Des éperons lui rentraient dans les côtes. Un mors lui tordait la bouche et tirait les commissures sensibles de ses lèvres. Des cris l’encourageaient à galoper. Il obéit, mû par un réflexe ancien, complètement perdu, terrifié. D’autres chevaux évoluaient autour de lui dans une panique absolue. La mort empoisonnait l’atmosphère. As-de-Pique aurait voulu fuir loin du charnier, mais le mors l’obligeait à s’enfoncer encore plus loin dans le danger, les cris, le sang… Il galopait de toutes ses forces lorsqu’un soldat à pied projeta vers lui une lance. L’acier le frappa au poitrail. La pointe perfora le nœud de ses muscles. Les postérieures d’As-de-Pique se dérobèrent sous l’impact. Sa respiration s’arrêta. Il versa lourdement sur le flanc, poussant un hennissement déchirant de détresse. Il écrasa son cavalier sous lui. L’homme hurla et jura. Il se débattit en vain sous son poids. As-de-Pique aurait voulu se relever. C’était impossible. Il était paralysé. Le sang fusait à gros jets brûlants de sa blessure à l’abdomen. En proie à une douleur et une peur insoutenables, il comprit que c’était terminé. Il ne pourrait plus jamais se redresser et s’enfuir. Un homme marchait vers lui. As-de-Pique crut que c’était le soldat qui l’avait blessé, mais la silhouette fendait les affrontements tel un fantôme, sans prendre part au combat. Elle évoluait sans crainte dans la mer de lames et de corps qui s’entrechoquaient autour d’elle, sans la toucher. Elle venait pour lui. Pour l’achever.

L’ombre, peu à peu, prit l’apparence de Jesse.

Il s’arrêta devant le cheval terrassé. Il souriait en caressant son bras greffé.

— Alors, c’est ça, ton pire cauchemar ? se moqua-t-il.

Il se forçait un peu, toutefois, comme si la bataille qui continuait de faire rage autour de lui l’incommodait.

— C’est un rêve de cheval, poursuivit-il. Mais toi ?

Il se pencha sur lui pour l’observer.

— Tu es encore là ? Ou bien tu as été englouti ? Tu as l’air de t’être pris un sacré revers, mon pote. Je ne comprends pas. Tu n’as rien trouvé pour t’y opposer ? Qu’est-ce que tu as fait pour sombrer si vite ? Ça te plaisait d’être un cheval ? Je croyais que tu voulais sauver ton frère.

Ces paroles auraient dû blesser Abraham. Elles auraient dû l’humilier et l’effrayer, mais au contraire, elles faisaient naître au centre de son être une flamme rouge de colère.

— Change-toi en homme ! exigea Jesse. Je ne veux pas massacrer un animal. C’est toi que je suis venu chercher. Pas un canasson.

Et, comme Abraham ne se transformait pas :

— Tu peux le faire ! s’agaça-t-il. Tu es dans un rêve ! Je t’ordonne de redevenir humain.

Un rêve. Oui, un simple rêve. Abraham sentit que sa blessure se refermait, que ses forces se reconstituaient. Ici, il aurait pu redevenir humain, Jesse avait raison. Tous les deux s’affrontaient au sein d’un cauchemar, mais il s’agissait du cauchemar d’un autre qui n’était même pas celui d’As-de-Pique. Cette guerre atroce qui gorgeait le sol du sang des hommes et des chevaux était enkystée dans la mémoire collective du troupeau. Depuis des siècles, sur toute la planète, les chevaux avaient été entraînés dans les conflits humains. Ils avaient été forcés de participer à leurs guerres. L’histoire équine était jonchée des corps innombrables de ces victimes à quatre jambes, si généreuses, mortes pour la seule gloire imbécile de leur cavalier.

Mais au-delà du traumatisme intergénérationnel que portait As-de-Pique, Abraham sentait affleurer à la surface de sa mémoire celles de toutes les créatures de ces terres rouges, massacrées par les colons dans le seul but égoïste de s’approprier leurs organes et leurs territoires. La violence faisait irruption en lui, autour de lui, elle transformait le cauchemar. L’Ouest magique irriguait ses veines et ses songes. Comme la Harpiste, il était désormais un monstre. Les chevaux et les combattants se métamorphosèrent. La lumière, déjà glauque, s’assombrit encore, et l’odeur métallique du sang se faisait plus âcre.

Jesse voyait ce qu’Abraham voyait, et s’en amusait. Dans ce monde, il visualisait les pires terreurs de ses victimes à la manière d’un plaisant spectacle.

— Continue, Abraham, l’encouragea-t-il. Montre-moi tes peurs les plus honteuses.

Abraham devenait l’Ouest tout entier, envahi, harcelé, démantelé et morcelé par des kilomètres de fils barbelés. Des millions de bottes le piétinaient pour le briser. Des maisons poussaient sur ses os. Il était ce derviche qui voltige et tournoie, et qu’une balle fauche en pleine danse ; il était ce taureau noir qu’on saigne et dont on arrache les cornes, les testicules et les oreilles alors qu’il tressaille dans le sang et la poussière écarlate…

Jesse leva son fusil en souriant vicieusement.

— Ça se bouscule dans ta petite tête, déclara-t-il. Ça suffit. Je vais abréger tes souffrances.

Au moment où il appuyait le canon de son arme sur le front d’Abraham, c’est la Harpiste elle-même qui envahit ses rêves : elle voyait mourir ses enfants, son peuple…

Le rêve se métamorphosa avec violence. Jesse vacilla. La balle qui aurait dû emporter le visage de son adversaire se perdit dans des flots de poussière rouge.

Dans son corps martyrisé, Abraham sentait frémir le cheval, la Harpiste, toutes les créatures de Symphonie. Ses consciences multiples se battaient entre elles… ou bien se soutenaient-elles ? Les victimes de la folie et de la cupidité des humains se rejoignaient dans les flots tumultueux de l’Histoire et de la mémoire transgénérationnelle. Elles se révoltaient contre leurs tortionnaires. Les poings et les sabots arrachaient les barbelés, détruisaient les murs, sectionnaient les brides… Dans un même élan de liberté, l’Ouest tout entier se relevait face à Jesse.

Le sourire du pistolero vacilla.

— C’est terminé, dit-il pour reprendre le dessus. Tu vas crever ici, dans ton pire cauchemar. Tu n’existes déjà plus. Tout ce que tu désirais accomplir, ça n’arrivera pas. Personne ne trouvera ton corps. C’est fini. Tu es MORT !

Il tira. La détonation roula sur la terre jonchée de millions de corps. Une douleur vive transperça la poitrine d’Abraham… avant de se dissiper. À la manière du rêveur qui réalise qu’il dort, Abraham se détacha de l’illusion. Il n’était pas lui, au sein de ce cauchemar, il était toutes les créatures massacrées, découpées, et tous les chevaux domptés.

Et le pouvoir de Jesse se heurtait à ce paradoxe.

Le sortilège de la poudre onirique se dissolvait dans son corps en plein chamboulement, au sein des reconnexions de ses cellules, du réalignement de ses os, de son corps qui grandissait, grossissait…

Jesse et Abraham se faisaient toujours face, dans un décor qui perdait peu à peu de sa substance. Abraham se métamorphosait au sein du rêve. Il n’était plus cet homme effrayé et impuissant, ni cette monture de guerre, forcée de galoper dans le sang des humains et de ses congénères.

Il était une chimère.

Une créature mythologique.

Un centaure, de plus en plus massif, de plus en plus solide dans une réalité qui s’éthérait.

Face à lui, Jesse était chétif.

Je suis une créature de l’Ouest, décida Abraham. Je suis la jument des rêves, la reine des cauchemars et la sorcière. Ici, je peux tout faire.

Jesse continuait de rapetisser, pareil à un insecte blême, son fusil greffé inutile au bout de son bras. Il pouvait toujours faire feu. La balle-rêve coulerait dans les veines du cheval-cauchemar et s’y dissoudrait. Abraham était invulnérable. Il aurait pu voler dans la nuit, délivrer son frère, et même anéantir la Harpiste pour prendre sa place dans ce royaume extraordinaire. Mais il savait qu’il n’y avait qu’un combat véritable dans ce tissu onirique : s’il tuait Jesse ici, il le détruirait également dans la réalité. C’était exactement ce qui aurait dû lui arriver, il y a quelques instants à peine, et qui se retournait à présent contre le pistolero.

Abraham s’avança tel un titan des légendes. De toute sa force et de tout son poids, il écrasa Jesse sous son énorme sabot. Les os de son adversaire émirent une cascade de craquements. Ses organes explosèrent. Son sang jaillit. Et au moment où il mourait dans la réalité, le cauchemar se termina.