Abraham-de-Pique se retrouva debout au milieu des autres chevaux. Si la détonation les avait effrayés, ils s’étaient rapidement rassemblés, inconscients des tourments qui agitaient le mustang noir.
Il était cheval à nouveau.
Tout ce qu’il venait de vivre s’affadissait déjà.
Les millions de consciences qui avaient tempêté en lui pour imposer leur vengeance s’étaient évaporées.
Il redevenait un.
Un cheval.
Ses naseaux se dilatèrent comme il flairait le vent, cherchant l’odeur du sang. À moins que le pistolero ait succombé à une crise cardiaque… Les cauchemars tuaient. Pas la balle. Lui-même ressentait encore une vague douleur au poitrail, là où le rêve avait frappé, mais la sensation se dissipait au fur et à mesure qu’il revenait à son niveau normal d’éveil.
Le cauchemar était bel et bien terminé.
Il regarda autour de lui.
Ce qu’il vit lui causa un choc monstrueux. Ses jambes manquèrent se dérober sous lui. Ses postérieurs fléchirent légèrement. Les oreilles couchées en arrière, il poussa un faible hennissement d’alerte.
Belle arrivait.
Elle marchait vers le troupeau à grandes enjambées.
Son ombre blanche se glissa sous les mustangs. Un cheval se cabra de frayeur. Le lion jaillit du sol avec un rugissement. Ses mâchoires se refermèrent sur une jument, comme un grand requin remontant des flots noirs de la mer. La malheureuse hennit de terreur. Elle battit des jambes et se tordit un court instant avant que les crocs du fauve ne la sectionnent en deux. Les morceaux de son corps tranché retombèrent avec un bruit flasque, éclaboussant de rouge la fourrure immaculée du lion.
Ce fut la panique. Les chevaux détalèrent au grand galop. Abraham-de-Pique aurait pu les suivre. Une partie de lui le voulait, mais durant son étrange expérience de rêve, il s’était investi d’une force nouvelle.
Il pouvait se battre. Et triompher.
Retrouver Belle, et plus encore, discerner Amy dans son dos, ravivaient des espoirs fous. Sa volonté se raffermissait autour d’un seul objectif : sauver Jarod.
Amy était la clé. Créature de l’Ouest ou pas, Abraham sauverait son frère. Il le renverrait chez lui, vivre en homme, fonder une famille, continuer… pour eux deux.
Aussi resta-t-il, seul, face au danger.
Amy suivait la dompteuse, l’air sombre, les cheveux dans les yeux. Elle n’avait pas dû beaucoup dormir. Les cernes lui creusaient le visage. Son moignon, bien bandé, ne saignait plus. Elle n’avait plus du tout l’aspect de la jeune femme qu’elle avait été. Sa jeunesse et ses joues roses s’étaient fanées sous un masque de souffrance. À quelques pas de Belle, le lion mastiquait, tout en contemplant Abraham-de-Pique avec gourmandise. S’il bougeait, le fauve s’emparerait de lui en un claquement de dents.
— Tu as décimé tout mon gang, dit platement la cheffe.
Son faux sourire lui donnait une apparence joviale, mais ses yeux luisaient d’une haine féroce.
— Félicitations. Tu es plus fort et plus cruel que tous les alliés que j’avais rassemblés.
Le lion réintégra son ombre en silence. Abraham-de-Pique se tendit. Enfin était venu le temps d’affronter la dompteuse.
— Je sais ce que tu veux par-dessus tout, et tu m’as prouvé que tu étais prêt à tout pour cela, jusqu’à perdre ton corps humain, disait Belle.
Elle fit une brève pause, puis esquissa une parodie de révérence, un peu raide.
— J’admire cela.
Le gros cœur du cheval accéléra, pompant le sang avec violence.
— Peux-tu encore parler ? demanda la dompteuse.
Abraham-de-Pique ne savait comment se faire comprendre. Il parvint à secouer la tête négativement, à grands mouvements maladroits.
— Donc, tu me comprends. Tu es encore là, quelque part.
Cette fois, il réussit à acquiescer.
— Tu es un étrange phénomène, Abraham.
Elle se frotta le menton, pensive.
— D’une certaine façon, tu es notre création. Nous t’avons greffé et te voilà, embrassant l’Ouest de tout ton cœur. D’habitude, les gens résistent un peu avant de se faire bouffer par leur revers.
Elle haussa les épaules.
— Cela m’ennuie de tuer un cheval. Mais tu connais mon surnom, mon cher. Je vais te prouver qu’il n’a pas été usurpé.
Abraham scruta Amy par-dessus l’épaule de la dompteuse. L’expression de la jeune femme ne révélait rien. Elle paraissait transparente, absente à elle-même. Si elle avait jadis aidé Abraham en lui permettant de fuir, elle n’ouvrit pas la bouche pour le défendre lorsque Belle entama son petit jeu.
Abraham-de-Pique se demandait à qui il avait affaire : son ancienne camarade, ivre de vengeance, ou bien un pantin animé par la boucle folle d’une note de musique dans sa tête.
Il avait beau regarder au fond des yeux de Belle, il ne lisait rien.
Elle paraissait à la fois elle-même et autre. Une ancienne humaine, avalée par l’Ouest.
Comme moi, songea-t-il, troublé.
Il dut se faire violence pour ne pas bouger alors que Belle, tout en riant, serrait la sangle de la selle autour de son ventre. Le mors en acier pesait sur sa langue et lui meurtrissait déjà la commissure des lèvres.
Patience, se dit-il.
Il n’avait d’autre choix que d’endormir sa méfiance. Il allait devoir agir vite et fort, pour doubler à la fois la dompteuse et le lion.
La main de Belle flatta son encolure, le faisant sursauter.
— Tu es magnifique, ainsi, le félicita-t-elle. Vraiment une belle bête ! J’ai hâte de te monter ! Tu dis « oui » ?
Elle secoua les rênes pour lui faire hocher la tête. Le mors blessa sa bouche. De la bave moussa aux commissures, déjà diluée avec du sang.
— Bon garçon ! approuva Belle.
Abraham-de-Pique mâchonna le mors pour tenter de trouver une position plus confortable. Belle le surprit en montant sur son dos. Elle était cependant si légère qu’il la sentait à peine. Son ombre, en revanche, en grimpant sur sa croupe, fit gicler un jet de peur sous sa peau. Le mustang s’affolait de la présence du lion. Sa part humaine la tranquillisa. Après avoir bronché une ou deux fois, il se stabilisa sur ses quatre jambes, la tête haute, alors que Belle rassemblait les rênes.
— Je préfère une encolure fléchie, dit-elle en raccourcissant les guides jusqu’à ce qu’il courbe totalement le cou.
Le mors tirait fort sur sa bouche. Il n’arrivait pas à avaler et bavait.
— Comme ça, c’est bien, le félicita-t-elle. En avant, au petit trot.
Ses talons lui rentrèrent dans les côtes. Abraham-de-Pique poussa un ronflement caverneux comme les éperons labouraient sa peau sensible. Il se jeta dans un trot désordonné. Belle lui tenait toujours l’encolure fléchie et son angle de vue s’étrécissait. Il avait l’impression qu’il allait s’effondrer à chaque pas.
Belle ne résista pas au plaisir de lui assener un coup de cravache pour l’envoyer au galop. Passé la surprise, la douleur était supportable et Abraham-de-Pique s’exécuta. Les rênes et le mors le gênaient davantage que tout le reste. Il perdit plusieurs fois ses appuis, provoquant un sifflement de colère de Belle sur son dos. Au bout de quelques minutes cependant, tous les deux s’harmonisèrent et elle lui rendit même quelques longueurs de rênes.
— Tu es docile, c’est bien, le félicita-t-elle en riant.
Le mustang écrasa sa colère, comme le mors dans sa bouche. Tout allait bien. Belle, tout à son petit plaisir cruel, baissait progressivement sa garde. Le galop l’avait emmené loin d’Amy. Il n’y avait plus qu’eux deux. Le lion, bien sûr, était un problème, mais il espérait agir suffisamment vite pour la surprendre.
Il accéléra sensiblement, allongeant ses foulées. Belle, grisée par le galop, le laissa prendre de la vitesse. Elle montait bien, en parfait équilibre.
Quand il fut lancé à pleine vitesse, il pila net et, levant les postérieures, décocha une formidable ruade. Belle ne décolla même pas. Sans doute s’y était-elle préparée. Elle tint bon, pesant sur les étriers en résistance, et encaissa le choc.
— T’es foutu ! s’esclaffa-t-elle.
Un violent éclair de douleur traversa la bouche d’Abraham-de-Pique. Il retomba lourdement sur ses quatre sabots, tandis que Belle sautait à terre, toute légère.
— Tu ne me fais pas peur, tu sais ? Je n’attends que ça. Que tu te battes. Tu as tué mes hommes ? Vas-y ! Passe à la vitesse supérieure ! Affronte-moi ! Je n’utiliserai même pas mon lion !
Abraham-de-Pique devint fou. Fou de rage et de violence. Il se cabra, s’érigeant en une montagne de muscles noire. Il avança à pas chancelants vers la femme qui l’attendait, campée sur ses jambes. Il allait la broyer sous ses sabots. Les oreilles plaquées sur le crâne, les mâchoires crispées, il la rejoignit. Une fureur animale tambourinait dans son crâne. Il en voyait rouge, physiquement rouge, comme si un voile de sang était descendu sur le monde. Ses réflexions humaines se noyaient dans les gros bouillons de sa rage.
Belle imprima un mouvement de rotation à son poignet. Elle n’avait pas reculé. Elle était prête. Son bras droit se décala en arrière. Le fouet fusa alors qu’Abraham-de-Pique la menaçait de la pointe de ses sabots. Il y eut un claquement, puis la lanière lui déchira le poitrail. Un cheval normal aurait battu en retraite, effrayé par cette morsure invisible, aussi prompte et douloureuse que celle d’un serpent, mais Abraham-de-Pique, malgré le brouillard animal qui embrumait sa conscience d’homme, savait parfaitement ce qui venait de le cingler. Ce n’était qu’une tresse inoffensive. Elle faisait mal, mais elle ne pouvait pas le tuer. Il continua de marcher lourdement sur Belle et vit la peur dilater ses yeux. Un rire fou monta dans sa gorge. Il bava dans sa bouche encore déformée par le mors, éclaboussa la dompteuse.
— Abraham ! rugit-elle.
Elle le frappa au ventre, sur la peau délicate. La douleur, horrible, manqua le paralyser. Avec une fureur redoublée, presque aveugle de souffrance, il retomba sur ses antérieurs, visant Belle de ses sabots.
La dompteuse esquiva d’un cheveu. Il la sentit, toucha même superficiellement son bras gauche. À son tour, elle cria et s’enfuit sur le côté, traînant derrière elle son fouet ridicule.
Je vais te massacrer ! pensa Abraham-de-Pique. Je vais te broyer et danser sur ton cadavre !
Il la rattrapa en trois foulées majestueuses. Il aurait pu la renverser si, guidée par son instinct, la femme n’avait pas bifurqué au dernier moment, lui permettant d’éviter l’assaut. Abraham-de-Pique la doubla pesamment, entraîné par sa propre vitesse.
Belle lui cingla la croupe, un coup inutile, par pure revanche. Le cheval écrasa le mors entre ses dents et se retourna. Les flagellations au poitrail, au ventre et à la croupe l’électrisaient, mais cela n’avait rien à voir avec le châtiment qu’il avait subi sous sa forme humaine, au saloon de l’enfer. À ce moment-là, un seul coup aurait pu l’envoyer dans les limbes. Sous sa forme chevaline, il était plus fort, plus résistant, plus meurtrier.
Il se porta de nouveau à l’assaut, sans se cabrer, galopant de face pour la renverser et la jeter au sol. Belle se décala au dernier moment. Il poursuivit sa course sur quelques mètres, avant d’incurver sa trajectoire et de s’arrêter. La dompteuse lui apparaissait à travers un voile écarlate : elle haletait, couverte de poussière. Malgré sa piteuse posture, Abraham-de-Pique remarqua qu’elle déroulait plusieurs mètres de corde qu’elle avait nouée autour de sa taille et cachée sous ses vêtements. Son bras gauche endolori soutenait avec effort le poids du chanvre, mais sa main droite, agile, y formait déjà un nœud coulant.
Avec un grondement de bête folle, Abraham-de-Pique se lança sur elle de toute sa vitesse. Le sol tremblait sous ses sabots. Être percuté maintenant, c’était mourir. Un simple contact lui casserait les os.
Belle, calmement, faisait tournoyer son lasso. Elle resta sur sa trajectoire, le fixant droit dans les yeux, sans manifester la moindre peur. La distance qui les séparait s’amenuisait de seconde en seconde. L’impact se rapprochait, imminent. Abraham-de-Pique l’anticipait déjà, le bruit qu’il ferait… Elle volerait comme un pantin désarticulé avant de s’écraser dans un nuage de poussière et de disparaître sous les battoirs de ses sabots.
Elle se déplaça à l’ultime seconde, proche, si proche, que par jeu, elle fit même glisser sa main délicate le long de son flanc en une caresse fugitive.
La corde s’envola dans son sillage. Le nœud passa par-dessus la tête du mustang et coula le long de son encolure.
Idiote, pensa-t-il avec colère, ce n’est pas ça qui va m’arrêter.
Elle n’avait pas la force de le retenir. Il lui arracherait la corde des mains, et si elle tentait de s’accrocher, il la traînerait dans les cailloux pour l’écorcher vive. L’idée l’amusa. Il accéléra encore.
Belle, tout simplement, lâcha la corde et son extrémité se déroula dans le sillage d’Abraham-de-Pique.
Troublé et un peu agacé, le mustang fit volte-face. Pour l’instant, il n’avait fait que l’effleurer. Elle se dérobait toujours, petite et fluide comme elle était. Il perdit tout à fait sa lucidité. Il s’élança vers elle, la chargeant derechef comme un taureau fou. Il n’arrivait plus à réfléchir. Il voulait juste en finir, l’écrabouiller. Pas une seule seconde il n’envisagea que si Belle s’était vraiment sentie en danger, elle aurait rappelé son lion. La jeune femme continua de l’esquiver, toujours à un millimètre, avec la grâce d’une danseuse. Par jeu, elle le frôlait, le touchait. Elle se faufilait sous son ventre, son crâne fragile passant parfois à un millimètre de ses sabots. La corde volait et dansait, elle aussi. Abraham-de-Pique réalisa trop tard ce qu’il se passait. Belle enroula l’autre bout du lasso autour du pâturon de sa jambe postérieure et, se glissant dans son dos, tira fermement. Le nœud se resserra autour de son encolure, mais surtout, la corde se tendit sous son ventre et pressa sur son jarret jusqu’à le soulever et le faire trébucher. Abraham-de-Pique perdit l’équilibre. Il chuta tête la première et s’écrasa lourdement avec un hennissement d’effroi. Il tenta aussitôt de se relever, mais la corde qui reliait sa jambe à son encolure était tendue au maximum. Belle noua l’attache alors qu’il se débattait misérablement, et quand il parvint enfin, avec effort, à se relever, il était contraint de se tenir sur trois jambes, en déséquilibre, incapable de galoper ou même tout simplement d’avancer. Il claudiqua avant de retomber sur le flanc. Rassemblant ses forces, il se redressa, plongea une nouvelle fois, se remit debout, s’écroula, et finalement, resta immobile à trembler de souffrance et de rage. Belle, tranquillement, alla ramasser son fouet et se rapprocha de lui, sans se presser. Abraham-de-Pique se débattit. Il roula sur le sol, s’étranglant davantage et s’emmêlant, poussant des cris et des hennissements enragés. En vain. Le lien sournois le paralysait. La respiration lourde et haletante, il finit par s’immobiliser. Belle leva son bras armé. Elle fit tournoyer et claquer son fouet au-dessus de sa tête, menaçante. Dans la position où il était, le mustang s’offrait aux coups. Elle aurait pu le lacérer au sang, mais alors qu’elle amorçait le geste de le frapper, tout bascula.
Belle se figea. Livide, elle le fixait, les yeux écarquillés. Sa respiration s’accéléra et Abraham-de-Pique, avec surprise, entendit même un gémissement franchir ses lèvres tremblantes. Que lui arrivait-il ? Que voyait-elle exactement ? On aurait dit qu’elle venait d’être touchée par une balle-rêve.
Son bras retomba le long de son corps. Elle lâcha le fouet comme si le manche était en feu et regarda ses mains, toujours aussi pâle et terrifiée. Ses lèvres balbutiaient des mots inaudibles. Ses jambes fléchirent. Elle tomba à genoux en gémissant. Des taches humides dessinèrent des ronds dans la poussière rouge.
Belle pleurait.
Amy la rejoignit, et tout doucement, l’enveloppa de ses bras. La dompteuse poussa un long soupir dans ses cheveux. Elle ferma les yeux.
Les deux femmes restèrent ainsi, enlacées, à ravaler en silence, derrière leurs paupières closes et leurs dents serrées, les peurs et les douleurs qui avaient manqué les terrasser.
Abraham-de-Pique les contempla, intrigué.
Quelque chose s’était joué, entre elle et lui, qu’il n’avait pas compris, mais une sourde intuition montait dans son âme divisée, encore baignée de siècles de souffrance et de mémoire transgénérationnelle.
Belle était redevenue elle-même.
La harpe, dans sa tête, s’était enfin tue.