Chapitre 38

Abraham gravit les escaliers monumentaux et ils se retrouvèrent devant les portes grandes ouvertes de l’Opéra.

— On dirait qu’on est attendus, grommela Belle.

Elle ne pouvait pas mettre pied à terre, aussi franchirent-ils ensemble le seuil de l’entrée principale. Ils débouchèrent dans un hall immense, mais désert. Si la Harpiste attendait leur arrivée, le comité d’accueil se trouvait plus loin encore.

Abraham s’avança dans le hall. Il ne pouvait complètement brider son admiration. Entre deux escaliers en marbre s’arrondissait le bassin d’une fontaine. Des poissons dorés y nageaient. Contre le mur grimpait une vigne dont les feuilles étaient en verre coloré. Les reflets à la surface de l’eau faisaient étinceler la plante en un jeu de lumière éblouissant.

Belle le mena vers l’escalier de droite et ils s’élevèrent dans un vacarme de sabots qui les faisait tous les deux grincer les dents.

La Harpiste sait sûrement que nous sommes là, se répéta Abraham. Elle a dû nous repérer dès notre entrée. Autant avoir l’air les plus imbéciles possible.

Malgré l’appréhension, il se laissa guider vers une porte. Secrètement, il avait espéré trouver les prisons où étaient enfermés les esclaves et peut-être libérer son frère sans avoir à affronter la Harpiste, mais une partie de lui redoutait que la musicienne n’ait gardé sa meute humaine près d’elle. Il risquait de devoir une nouvelle fois bousculer Jarod avant de pouvoir atteindre leur ennemie.

C’est pour la bonne cause, se persuada-t-il.

Il devait rester concentré, focalisé sur sa tâche. Son rôle était simple et direct : charger comme une bête écervelée, comme un stupide bélier, un taureau fou. Une bête. Une bête…

C’est ce que tu es, maintenant, accepte-le.

Même ainsi, cela restait difficile.

Ils traversèrent un couloir décoré de peintures esquissées à grands traits grossiers. Belle émit un grognement étranglé. Abraham, surpris, observa les tableaux. Le gang y était représenté, chacun de leurs anciens compagnons, au moment de leur mort : Lizzie était pendue à ses propres fils ; Noah dans le labyrinthe des miroirs s’arrachait les yeux ; Earl n’était plus qu’un sac de peau ensanglanté, ses os brisés pointant hors de la chair, au milieu des roses rouges ; Jesse était entraîné, terrifié, dans l’obscurité par des créatures de cauchemars indistinctes. Puis c’étaient eux : Abraham, sous sa forme humaine, nu, avec un sac en toile de jute sur la tête et une laisse autour du cou ; Belle, nue également, assise comme un lion sur un tabouret de dresseuse ; Amy, les cheveux devant le visage, sanglotant au-dessus de son moignon nécrosé.

Elle ne sait pas que je suis un cheval, pensa Abraham.

Cette idée le réconforta. Pour l’instant, en dépit de ces menaces, leur plan fonctionnait toujours. La Harpiste l’ignorerait pour se concentrer sur Belle. Il avait une chance de l’atteindre.

Ils continuèrent d’avancer, en silence, et longèrent des couloirs successifs dont la courbure suivait vraisemblablement une grande salle centrale. Aucun accès n’était visible. La patience d’Abraham s’effritait. Il avait envie de partir au galop, d’imposer son propre rythme. Belle dut le sentir, car sa main s’alourdit et elle raccourcit les rênes. La respiration d’Abraham devint profonde et rauque, le col fléchi. Belle lutta contre sa bouche, ses épaules. Abraham se raidit, l’encolure figée et le dos tendu. Il commençait à transpirer. L’écume moussait sous les cuisses serrées de Belle. Puis il finit par se laisser promener où elle voulait. Les rênes se relâchèrent un peu. Il put détendre son cou douloureux.

— Ne joue pas au con avec moi, le menaça Belle à voix basse. Tu sais bien qu’on en paiera le prix tous les deux si tu sors de ton rôle.

De nombreuses portes se succédaient sur le mur de gauche. Elles étaient pourvues d’un hublot et ils s’en rapprochèrent pour regarder à l’intérieur. Il s’agissait de petites loges, transformées en cellules. Des hommes et des femmes étaient étendus, nus, sur des coussins à pompons dorés et des tapis épais. Un collier de fer les attachait à un anneau fixé dans le mur. Un esprit malsain les avait tatoués des pieds à la tête : des notes de musique, des lignes et des clés de sol noircissaient leur peau, comme si leur corps était une partition de musique géante. Abraham renâcla. Son frère était peut-être là, dans une de ces loges. Belle, de nouveau, rassembla les rênes.

— Si nous arrachons le cœur de la Harpiste, c’est tout cet endroit qui s’effondrera de lui-même, lui dit-elle. Nous n’avons pas de temps pour ça. Tu ne comprends pas qu’elle le fait exprès ? Si tu ne veux pas rejoindre ces prisonniers, ne te laisse pas distraire. Ils ne sont là que pour briser ton esprit et te ralentir.

Leur progression fut encore longue, jouant avec leurs nerfs, jusqu’à ce qu’enfin, la musique parvienne aux oreilles sensibles d’Abraham. Cela jouait là-bas, derrière les murs, dans la salle de concert. Belle l’entendit à son tour.

Cette fois, elle le laissa allonger le pas. Plusieurs grandes portes à double battant s’ouvraient face à eux, le long du mur courbe, et la musique, bourdonnante, mal accordée, en sortait. Les instruments répétaient, chacun dans leur coin, sans aucune harmonie.

— Je vais te tuer, marmonna Belle. Ton cœur, je vais le bouffer.

Brutalement, elle cingla Abraham de sa cravache.

— Charge cette pute, ordonna-t-elle en un chuchotement haineux.

Ils franchirent une porte et se retrouvèrent dans la salle de concert de l’Opéra.

Des escaliers couverts d’un épais tapis de velours rouge descendaient jusqu’à l’imposante scène, encore voilée par un rideau écarlate. Dans la fosse, l’orchestre se préparait. La salle était comble, occupée par des somnambules. Tous étaient assis dans la même position, le regard vide, une rose posée sur les genoux. Ils fixaient la scène droit devant eux, mais semblaient pris dans leur propre vision. Parfois, l’un d’eux était agité d’un spasme qui lui secouait un bras ou l’épaule. Leur teint était grisâtre, comme la peau d’un mort. Abraham ralentit en haut des marches. Il était censé charger la Harpiste, sauf qu’il ne la voyait pas. Se dissimulait-elle derrière le rideau ? Pour atteindre la scène, il allait devoir dévaler l’escalier et effectuer un saut prodigieux au-dessus de l’orchestre.

Je peux le faire, s’encouragea-t-il.

— Elle se cache ! s’exclama Belle.

Mais au même moment, comme pour leur prouver que la Harpiste ne les craignait pas, l’orchestre se figea et le rideau commença à monter. La poulie qui l’actionnait grinçait et ce bruit monta, grêle, dans le silence. Les spectateurs hypnotisés se tenaient cois. Les musiciens s’étaient immobilisés dans des postures différentes, leurs instruments greffés tremblotant au bout de leurs membres tranchés. Abraham songea avec malaise que tout le monde ici était contrôlé par la Harpiste. Telle une marionnettiste colossale, elle tenait cette foule au bout de ses fils.

La tenture s’était relevée à moitié. Les planches vernies de la scène apparurent derrière la rampe de feu de centaines de petites bougies, disposées en arc de cercle. Puis le bas de la robe somptueuse de la Harpiste fut visible. La musicienne se tenait parfaitement immobile, comme si elle était sculptée dans du marbre. Le rideau la dévoila centimètre par centimètre. Abraham restait au sommet des marches, paralysé par cette vision extraordinaire, par sa lenteur fascinante, sa volupté…

— Charge ! ordonna Belle.

Elle lui cingla la croupe de toutes ses forces, l’arrachant à sa torpeur. Abraham bondit en avant et commença à dévaler les escaliers comme une tornade de muscles noirs.

Aussitôt, les musiciens se mirent à jouer une mélopée grandiose et rapide. Les violons accompagnaient sa course, les tambours la rythmaient, les trompettes l’encourageaient. Et le rideau, aux trois quarts levé, révélait la Harpiste, immobile dans sa robe ivoirine.

Elle nous met en scène, pensa Abraham avec horreur.

Il fixait les cordes de la harpe géante. Pour l’instant, elles étaient droites et silencieuses. À la première note, le véritable combat commencerait. Son pouvoir s’enroulerait autour du cœur de lion de Belle et la dompteuse serait ensorcelée. Quant à lui ? Il ignorait si la magie de la musicienne fonctionnerait sur son organisme. Il s’était déjà laissé corrompre par la malédiction de l’Ouest. Une part de lui avait basculé dans le camp des monstres. Il pouvait être épargné…

Cours ! Cours ! s’ordonna-t-il alors qu’il gagnait encore en vitesse.

La gravité augmentait sa puissance, alors qu’il survolait les marches à toute allure, et que les musiciens paraissaient jouer pour lui, à la gloire de sa charge.

Il déboula au niveau de la fosse, aperçut en l’espace d’une fraction de seconde le groupe des instrumentistes terrifiés. Puis il avisa la scène, en hauteur, et le saut qu’il allait faire.

Envole-toi !

Il poussa fort sur ses postérieures, souleva son avant-main… et il décolla, effaçant la distance en un saut lourd, mais puissant.

Il se réceptionna sans aucune grâce sur la scène. Les planches craquèrent sous son poids. Des bougies volèrent et retombèrent comme une pluie d’étoiles filantes dans la fosse des musiciens.

Face à eux, la Harpiste pinça délicatement les cordes de son instrument.

Une musique fragile, d’un autre monde, s’éleva alors que l’orchestre se taisait.

Sur son dos, l’assiette de Belle se modifia. Au lieu d’accompagner ses mouvements, elle devint un poids et Abraham fut certain qu’elle était captive de la musique.

Lui, ses jambes fonctionnaient toujours. La mécanique bien huilée de son corps le propulsa en avant. Quelques foulées le séparaient du monstre, qu’il effaça en un éclair noir.

Puis ce fut le choc, brutal, qui catapulta la gracieuse Harpiste à travers l’espace, sa robe déployée autour d’elle comme de grandes ailes d’ange.

Sa musique s’interrompit en un cri discordant. Elle frappa le sol de tout son long. Dans la fosse, l’orchestre se figea.

Belle poussa un rugissement de victoire. Le lion blanc se souleva au-dessus d’Abraham, et le cheval dut faire un gros effort pour rester sur sa trajectoire et rejoindre la musicienne, étalée sur la scène, vulnérable.

Encore quelques secondes de carnage, et c’en serait fini. Il pourrait quitter cet endroit avec son frère. Tous les prisonniers de cet Opéra de cauchemar seraient libres, les spectateurs, les musiciens, les esclaves…

Le lion se rua sur sa proie et…

— Beeeeelle !

Le cri déchirant figea le fauve dans son assaut. Belle avait reconnu la voix, quelques secondes avant Abraham.

— Belle !

Le cheval leva la tête en direction des hurlements écorchés de terreur.

Amy était debout sur une travée, au-dessus de la scène, les bras liés derrière le dos, un nœud coulant autour du cou. Deux créatures greffées se tenaient debout à côté d’elle sur la poutre étroite. L’une avait une tête de tuba et le visage de l’autre était une cymbale ronde et dorée.

— Belle… Belle… sanglota Amy. Je suis désolée… Ils vont… Je suis tellement désolée… C’est trop dur.

— Amy… murmura Belle, acculée par cette vision affreuse.

Son lion était toujours immobile au-dessus de sa proie, en attente de l’ordre fatidique, qui ne venait pas. Au même moment, les deux créatures poussèrent Amy. Elle bascula dans le vide, la corde se déroula à toute allure…

— Abraham ! hurla Belle.

Il réagit par réflexe et s’élança vers le point de chute, tandis que Belle tendait les bras. Le choc fut infime. Il le sentit à peine. Belle grogna, pas plus. Amy poussa une petite plainte.

Abraham tourna légèrement la tête, mais ses yeux positionnés de façon oblique lui permettaient de voir derrière et au-dessus de lui.

Sur son dos, Belle soulevait à bout de bras le corps pendu d’Amy pour atténuer la pression de la corde sur sa gorge. Sa nuque ne s’était pas brisée, mais elle se contorsionnait comme un poisson hors de l’eau en émettant des gargouillements humides.

— Tiens le coup, Amy, tiens le coup, je vais te sauver ! balbutia Belle

Abraham, la tête levée, regardait le visage larmoyant d’Amy, ses yeux déjà rougis par le sang.

Des aboiements contrefaits éclatèrent en coulisse.

La Harpiste s’était relevée.

Dans la fosse, l’orchestre jouait à nouveau.

La meute des hommes-chiens se jeta sur eux. Quand Abraham voulut reculer, une dizaine de mains agrippèrent les rênes et le retinrent. Sur son dos, le poids de Belle s’allégea brusquement. Les esclaves coupaient les liens qui l’attachaient à lui et la tiraient jusqu’au sol. La corde à laquelle pendait Amy fut également tranchée. D’autres mains attrapèrent Abraham par la queue et la crinière. Elles s’accrochaient au licol, aux rênes, aux étriers. Il oscillait sur ses quatre jambes, cherchant à s’équilibrer pour leur décocher une ruade, mais déjà, on lui entravait les pâturons pour l’empêcher de ruer, de se cabrer… En un éclair, il se retrouva à panteler, roulant les yeux, effrayé, au milieu de la horde dont les mains le touchaient de toutes parts. Belle, rugissante, fut emportée, tirée par les cheveux le long des planches. Elle se tordait en vain. L’ombre du lion tressautait à sa suite, impuissante, sans doute maîtrisée par une note de musique. Debout dans un coin de la scène, la Harpiste jouait de son instrument, hiératique et majestueuse. Triomphante.