Chapitre 39

Ils se trouvaient dans une vaste cour déserte. Au centre se dressait une cage de cirque ambulant, montée sur roulettes, dans laquelle Belle était enfermée, nue. Des tigres et des lions étaient peints sur les murs de la boîte. Les barreaux s’étiraient d’un seul côté.

Abraham était attaché à un poteau, non loin d’elle. Ses jambes étaient entravées par une chaîne. Il se tenait debout, immobile depuis des heures, mais sa condition de cheval l’aidait à supporter ce traitement. Ses muscles fermes le soutenaient ainsi que ses jarrets solides.

Des deux, il n’était pas le plus à plaindre. La nuit tombait et Belle était dans l’incapacité d’effectuer son rituel. Dans l’obscurité, le lion se retournerait contre elle, alors qu’elle était enfermée et désarmée. Pour la première fois, elle subirait de plein fouet le revers de sa greffe. Peut-être en mourrait-elle ou bien en sortirait-elle définitivement transformée, comme lui l’avait été.

Surtout, elle n’avait plus Amy. Les musiciens l’avaient décrochée, avant de l’emmener loin d’eux. Qu’était-elle devenue ? Son sort pesait sur leur moral. Pour elle, Belle aurait sans doute trouvé la force de se battre une nuit de plus, mais à présent ? Ils avaient été défaits avec facilité, comme la première fois.

Elle a agi exactement comme moi, se dit Abraham avec une ironie amère. Je leur ai fait perdre la bataille la première fois, pour Jarod, et aujourd’hui, Belle nous l’a fait perdre pour Amy. Maintenant, elle sait ce que ça fait…

Le noir s’installait alors que la dompteuse tremblait dans la cage. Le lion se dressa prudemment hors de l’ombre blanche. Il avança pas à pas, pour tester les limites de sa liberté. Depuis quand était-il piégé sous la coupe de Belle ? Peut-être sa captivité avait-elle inhibé son agressivité à l’encontre de sa maîtresse et n’oserait-il pas s’en prendre à elle ? Mais au fur et à mesure qu’il découvrait l’étendue de son autonomie, il gagnait en assurance. Belle se redressa de toute sa hauteur, fière et impressionnante, même les mains vides.

— Couché ! lui ordonna-t-elle. Couché !

Le lion fronça le museau et gronda. Pendant plusieurs minutes encore, il se déplaça de long en large dans la cage, lorgnant Belle du coin de l’œil et grognant sourdement. Puis il se rapprocha avec une souple lenteur et lança un premier coup de patte dans sa direction.

— Couché ! aboya-t-elle.

Il rugit. Abraham, attaché à son piquet, en sursauta d’effroi. Son instinct de cheval lui hurlait de fuir. Belle allait se faire tailler en pièces. Pourtant, la dompteuse ne reculait pas. Elle ne détournait pas le regard et au contraire, fixait l’animal droit dans les yeux avec une férocité absolue. Sa vie était suspendue à ce moment de tension, à ce défi lancé par l’un et par l’autre.

Si elle flanche, il la dévorera, pensa Abraham.

Un grondement monta dans la nuit. Ce n’était pas le lion, mais Belle qui émettait ce bruit sourd et menaçant, venu du fond de sa gorge.

Le fauve fit un pas en avant et rugit, encore plus fort.

Il avait gagné en masse et sa gueule était à la hauteur du visage de Belle, à présent. Elle devait sentir son haleine brûlante sur ses joues. Face à son démon, elle paraissait petite et mince, si fragile. Un coup de patte aurait pu la briser en deux ; un coup de crocs lui arracherait la tête… Déterminée, elle ne montrait pas sa peur. Malgré lui, Abraham admirait son courage. Elle n’avait pas volé sa place de cheffe de meute.

Le lion rugit à nouveau. Ses dents claquèrent tout proche du visage de Belle. Elle ne céda pas un pouce. Lorsqu’il se jeta en avant, elle n’esquiva pas. Elle le frappa de toutes ses forces, avec le talon de sa paume, sur le museau.

— Couché ! ordonna-t-elle.

Surpris, le lion se rencogna en arrière en grognant. Belle suivit son mouvement. Elle l’attrapa par l’oreille et la tordit méchamment en répétant :

— Couché !

Le lion fit mine de l’attaquer à nouveau ; elle planta ses doigts dans ses narines et de l’autre main, sans crainte, serra le bas de sa mâchoire. Ses crocs devaient lui rentrer dans la paume, mais elle ne le lâchait pas et lui ouvrit la gueule de force, à lui disloquer les mâchoires. Surpris et effrayé, le lion se contorsionna pour lui échapper. En vain. Il était coincé dans l’angle de la cage. Belle lui maintint la gueule ouverte et le frappa dans la gorge avec le genou tout en hurlant. Le fauve s’étrangla, bava, bondit de droite à gauche, sans pouvoir se soustraire à la dompteuse. Il se dégageait d’elle une folie furieuse. Le lion, qui l’avait vue prendre tant de vies, la redoutait. Elle cognait et l’écartelait, rugissante, comme possédée. Le lion terrassé poussa un dernier cri de peur et de fureur, puis il s’abattit sur le flanc avec un gargouillement. Belle lui balança son pied en pleine tête, jusqu’à ce qu’il rampe dans un coin de la cage. Il ne réintégra pas son ombre. Il se coucha là et cligna lentement des paupières. Belle, essoufflée, resta droite et menaçante, à respirer fort, les poings sur les hanches. Ils se fixèrent pendant une éternité, jusqu’à ce que le lion, grondant, se coule dans l’obscurité.

La dompteuse regardait attentivement autour d’elle, sachant que la créature pouvait se matérialiser ailleurs. La nuit la rendait plus agile, moins dépendante des ombres naturelles. Mais il ne se passa rien. Le fauve patientait en silence dans les ténèbres.

Abraham finit par somnoler, se réveillant en sursaut au moindre bruit. Chaque fois, il discernait Belle et le lion, aux prises l’un avec l’autre derrière les barreaux. L’appréhension aurait dû lui garder les yeux ouverts, mais la fatigue écrasante et cette nuit sans fin eurent raison de lui.

La lumière de l’aube lui rouvrit les paupières. Son corps était engourdi à force d’être resté si longtemps immobile. Il piétina sur place pour réactiver sa circulation sanguine. Dans la cage, Belle faisait les cent pas.

Abraham hennit doucement pour attirer son attention. Elle lui jeta un regard injecté de sang et continua de marcher. Quelque chose le dérangeait dans cette vision et il y réfléchit pendant de longues minutes avant de réaliser, stupéfait, que la dompteuse n’avait plus d’ombre. Qu’est-ce que cela pouvait signifier ? Qu’elle avait tué le lion ou bien que celui-ci avait pris possession d’elle ?

Abraham mâchonna son mors. Il était las de sentir le fer peser dans sa bouche, mais en même temps, il était progressivement gagné par une forme de résignation et de sérénité, probablement distillée par son instinct animal. Ainsi, il patienta une heure supplémentaire, puis une autre, toujours calme et immobile, pendant que Belle s’épuisait à marcher de long en large.

Enfin, sur l’angle périphérique de sa vision, Abraham remarqua une silhouette qui s’approchait. Un violent frisson le parcourut. Il tira sur sa longe. À ses pieds, les chaînes cliquetèrent. L’homme boitait légèrement. L’apercevant à son tour, Belle lui hurla dessus, tendit les bras à travers les barreaux, comme pour l’attraper. L’homme portait sa veste de dompteuse de fauves. À la main, il tenait son fouet. Mais surtout…

Jarod ! hurla Abraham dans sa tête. Jarod !

Son frère se tourna vers lui et un espoir douloureux traversa le cœur d’Abraham. L’avait-il entendu, grâce au lien qui les unissait ? Ou l’avait-il reconnu, sous sa robe de cheval ? Savait-il qui il était ?

Il vient me délivrer, pensa Abraham. On va s’enfuir tous les deux !

Pris dans le torrent de ses propres pensées, il n’arrivait plus à réfléchir, mais une partie de lui avait noté les vêtements et le fouet empruntés à Belle. La Harpiste était en train de se jouer d’eux.

Jarod ! appela-t-il encore, le plus fort possible, à s’en faire exploser le crâne. Jarod !

Son frère le considéra en silence. Son visage était marqué par les privations, creusé de petits sillons amers. Sa grosse mâchoire de puma dessinait des angles osseux sous la peau noire de l’humain. Ses yeux étaient deux puits sombres dans lesquels s’était éteinte toute flamme. Toutefois, ses sourcils étaient légèrement fléchis, comme s’il réfléchissait, comme si quelque chose passait entre eux, en dépit des apparences : tous les deux avaient été maudits. En ambitionnant de conquérir cette terre sauvage et mystérieuse, ils se retrouvaient là, après des années de séparation, esclaves d’un monstre. Abraham espérait quelque chose, mais son frère dit seulement, d’un ton morne :

— Le spectacle va commencer. La Harpiste m’a promis la liberté si tout était parfait.

Abraham sentit que le sol s’ouvrait sous ses pieds. Son frère ne l’avait pas reconnu. Comment l’aurait-il pu ? Abraham avait l’apparence d’un mustang. Il était muet, son humanité enfouie au plus profond d’une demi-tonne de muscles. Et en même temps, le sens de ses mots se fraya un chemin jusqu’à lui : la Harpiste avait passé un marché avec Jarod ? Il devait assurer un spectacle et à son terme, il serait libéré ?

Je veux que tu sois libre, pensa Abraham avec désespoir. Pour moi, c’est trop tard, mais pour toi…

Il tendit la tête pour toucher son frère, s’appuyer contre lui en une caresse bourrue. Jarod recula d’un pas, effrayé. Abraham s’immobilisa.

— Doucement… lui dit Jarod. Si tout se passe bien… Ce sera fini.

Et il répéta d’une voix éteinte, en un souffle :

— Fini.

Il est brisé, songea Abraham, accablé. La Harpiste l’a réduit en morceaux.

Jarod dénoua les rênes sans le quitter du regard. Il se méfiait de lui. Abraham ne savait comment lui faire comprendre qu’ils étaient du même côté. S’il avait pu parler, il aurait pu, d’un mot, d’une anecdote ou d’un souvenir, lever le secret, mais de sa gorge ne sortaient que des hennissements fiévreux. Des yeux, il chercha le contact de Belle. La dompteuse l’ignora alors qu’elle hurlait des imprécations et des insultes à Jarod, révulsée par le vol de sa veste et de son fouet. Elle ne comprenait pas, elle ne faisait pas le lien. Elle en était incapable. Le peu qu’elle avait vu de Jarod était une vague silhouette à la tête couverte d’un sac…

Jarod s’accroupit pour ôter les chaînes à ses jambes. Avec n’importe quel autre troufion de la Harpiste, Abraham aurait pu se défendre, l’écraser sous ses sabots et s’enfuir. Mais la Harpiste lui avait envoyé Jarod. Elle avait compris… Sans nul doute possible, elle l’avait reconnu à présent.

Abraham suivit son frère dans un brouillard de confusion, jusqu’à un chapiteau rouge, dressé dans une cour noire, cendreuse et déserte. Ils longèrent un couloir étroit avant de déboucher sur le sable de la piste. Comme la salle de concert, le cirque était comble. Les silhouettes des somnambules se tenaient sur les gradins. Parfois, l’un ou l’autre tressaillait avant de reprendre son immobilité de statue. Leurs regards transperçaient l’espace, perdus dans le vide, soumis à la petite mélodie qu’on entendait en sourdine. Sur une estrade trônait la reine des lieux, assise dans le drapé somptueux de sa robe en mousseline blanche. Les cordes de sa harpe se pinçaient délicatement sous des doigts invisibles. La Harpiste attendait le spectacle.

Abraham, avec ses yeux écartés, pouvait également voir son frère, à ses côtés. En présence de la Harpiste, il s’était crispé. Sa respiration s’était accélérée. Le monstre le terrifiait. Que lui avait-elle fait pour le broyer ainsi ? L’âme d’Abraham saignait de douleur et de chagrin. Il aurait tant voulu pouvoir serrer Jarod dans ses bras, le réconforter et lui dire que tout irait bien désormais… Mais même s’il avait pu, cela aurait été un mensonge.

— Comporte-toi bien, s’il te plaît, lui chuchota son frère.

Il lâcha la bride et se recula dans les ombres des coulisses, le laissant dans la lumière de la piste.

Quelqu’un arrivait, une silhouette fluette à laquelle il manquait une main.

Abraham éprouva un petit coup au cœur à sa vue, mais au moins, Amy était toujours vivante. La corde avait laissé une trace rouge sur son cou. Elle était vêtue d’une tenue d’écuyère : hautes bottes de cuir bien cirées, pantalon blanc et veste noire cintrée à boutons dorés, qui moulait ses mamelles de truie et ne laissait aucun doute sur sa difformité de greffée. Ses cheveux étaient peignés en arrière en une courte queue de cheval. Elle était pâle et cernée.

À la vue d’Abraham, elle ne dit rien. Elle le rejoignit et, de sa main malhabile, elle attacha une longe à son filet. Elle tremblait tant qu’elle dut s’y reprendre à plusieurs fois. Avec ses oreilles sensibles, Abraham l’entendait claquer des dents. Son regard fixe se détournait du sien.

Enfin, elle se plaça au centre de la piste et d’un signe de tête, elle l’encouragea à se mouvoir. Ses yeux le suppliaient. Son frère, Amy, tous les deux jouaient le jeu imposé par la Harpiste et en tremblaient d’épouvante… Abraham prit docilement le trot, puis un léger galop. Décrire des cercles en bout de longe lui permettait de scruter le public. À cette vitesse, il peinait cependant à discerner les spectateurs. Ils se confondaient en une traînée grisâtre. Les sons de la harpe se firent plus rapides et cristallins.

L’ogresse avait sans doute imaginé le briser par ce numéro de cirque, mais Abraham ravalait son orgueil d’humain, laissant l’instinct du cheval prendre le dessus sur ses émotions. Ainsi, il percevait les vibrations qui émanaient du public captif. Descendant tout au fond de lui-même, pour enterrer l’humain et exacerber l’animal, il finit même par discerner les fils d’argent qui asservissaient chaque membre de la cour de la Harpiste, de l’orchestre aux plus vils des esclaves. C’était un opéra de cauchemar, le rêve d’un musicien traumatisé. Fugitivement, il repensa aux visions qu’il avait eues, face à Jesse. Un instant, la Harpiste s’était incarnée en lui. Il avait ressenti sa douleur, son désespoir quand les colons avaient massacré les siens. Victimes et bourreaux, tous ne cessaient de rejouer la partition de la vengeance. Le sang ne s’arrêterait jamais de couler…

Pense à Jarod.

Amy lâcha la longe et se rapprocha au pas de course. De sa main valide, elle s’agrippa à sa crinière et tenta de monter sur son dos. Abraham, ne sachant comment l’aider, ralentit un peu, mais Amy retomba lourdement sur le sable. Dans le public, personne ne cria ou ne rit. Les gens se bornaient à faire ce que l’on attendait d’eux : regarder. Amy se releva en grimaçant, son beau costume d’écuyère maculé de sable. Elle se rapprocha en trottinant et tenta de nouveau de monter sur son dos. Son moignon lui rendait la tâche difficile. Elle réussit pourtant à s’allonger sur son échine, la tête et les bras pendant d’un côté, les jambes de l’autre, trimballée comme un sac sur le cercle de la piste, ahanant d’efforts impuissants. Elle finit par chuter sur le sable, épuisée, et y roula en gémissant. Une fois encore, ce petit numéro ridicule ne fut salué d’aucun rire ni d’aucune marque de compassion. Il fallait continuer. Aussi se releva-t-elle une troisième fois et s’acharna-t-elle à se hisser pour exécuter sa parodie de numéro de voltige. Cette fois, elle put tenir à genoux, claquant des dents et tremblant de tous ses membres.

Abraham galopait, pris dans une mécanique infinie, ce rythme onirique, presque comme s’il dormait debout. La Harpiste, bien entendu, exigeait du sang, mais surtout des humiliations grotesques et sordides. Abraham ne lui cédait rien de tout cela. Il jouait un numéro, totalement détaché de lui-même. Il réalisait que sous cette apparence, la Harpiste ne pouvait plus vraiment l’atteindre. Son âme et sa fierté d’homme étaient enfermées sous clé, quelque part sous les muscles et le satin noir. Il galopait. Il aurait pu continuer ainsi pour l’éternité.

Amy culbuta encore mais cette fois, quand elle se redressa, elle effectua une révérence pataude. Le public applaudit mollement. Les gens battaient des mains, tous ensemble, en un rythme lent et inquiétant, parfaitement synchrone.

— Viens vite, murmura la jeune femme en faisant signe à Abraham. Je crois qu’elle est satisfaite…

Ils quittèrent la piste pour réintégrer la pénombre, au bord du cercle de sable, tout près des gradins. En coulisse, des serviteurs s’agitaient. Des barreaux hauts de trois mètres furent dressés le long de la piste pour former une vaste cage circulaire. On disposa des tabourets jaune et rouge sur le sable. Amy se mit à gémir, les bras croisés sur son torse, comme pour dissimuler les mamelles qui déformaient son costume.

— C’est elle, chuchota-t-elle d’une voix brisée. C’est son tour, mon Dieu, c’est son tour…

La respiration d’Abraham se précipita.

Jarod et Belle venaient d’entrer sur la piste.