Aux premières heures du jour, Abraham quitta son hôtel. La bourse contenant le reste de sa fortune appuyait contre ses côtes, sous son manteau. Il n’avait pas dormi de la nuit, se tournant et se retournant dans son lit, à ressasser les petites piques de Lala. Au-delà de ses plaisanteries et de ses provocations, elle avait raison. Il avait déjà trop attendu. Ses recherches ne donnaient rien. Aucun gang de chasseurs de primes ne le recruterait. Il devait faire ses preuves, et pour s’aventurer dans Symphonie, se faire greffer.
Ce matin, il s’était forcé à manger, mais la nourriture pesait sur son estomac, et il devait reconnaître qu’il se sentait terriblement angoissé. Tout pouvait arriver à l’issue de l’opération. Dans le meilleur des cas, la greffe prenait. Il serait irrémédiablement changé, portant dans son corps l’organe étranger d’un monstre, et toutes les nuits, il combattrait un revers plus ou moins handicapant. Néanmoins il n’était pas non plus à l’abri d’un accident. Beaucoup d’aspirants à la magie succombaient à l’opération : les anesthésies à l’éther ou au chloroforme plongeaient certaines personnes dans un sommeil éternel ; d’abominables hémorragies vidaient les autres de leur sang ; même après un succès, le patient pouvait subir un rejet et mourir peu de temps après… Et tout ça, c’était compter sans le revers, bien sûr, qui emportait les moins vaillants une semaine ou deux plus tard après avoir acculé le nouveau greffé dans une lutte de cauchemar.
Abraham s’arrêta pour laisser passer une diligence. Décidément, il saisissait chaque petit prétexte pour différer sa confrontation avec le chirurgien. Lala lui avait recommandé un médecin qui exerçait à l’arrière de l’atelier d’un bottier. Quelques praticiens avaient pignon sur rue, mais ceux-là, Abraham n’avait pas les moyens de s’offrir leurs services. Lala lui avait certifié que son contact était sûr.
Après être passé deux fois devant l’échoppe, il finit par entrer. La tenancière nettoyait une paire de bottes, assise derrière son comptoir. Elle releva les yeux et le salua d’un signe de tête. La bouche sèche, Abraham n’arriva pas à se présenter. Sa question s’enroua dans sa gorge de façon pathétique. Elle poussa un soupir, se remit à graisser le cuir, et sans le regarder, demanda :
— Greffe ?
— Oui…
— C’est au fond.
Il se dirigea derrière les étagères couvertes de bottes de cow-boy. Un homme trapu et musculeux était assis sur un tabouret, devant une petite porte. Il lisait le journal. Deux énormes colts pendaient à sa ceinture et un gros chien noir s’ennuyait à ses pieds. À l’arrivée d’Abraham, l’homme leva le nez et le considéra avec une attention soutenue. Il avait un œil bleu et un œil brun. L’un des deux appartenait peut-être à un monstre de Symphonie…
— C’est pour une greffe ? demanda-t-il. Vous avez de l’argent ?
— Deux cents dollars, répondit Abraham.
— Je dois compter d’abord.
Il tendit une main large comme une patte d’ours. Au creux de sa paume, les billets paraissaient tout petits. L’homme compta deux fois avant de les lui rendre.
— Vous les donnerez au docteur, indiqua-t-il.
— Je peux le voir aujourd’hui ? Il n’est pas occupé ? Je peux repasser demain et…
Il commençait déjà à reculer.
— Non, allez-y, répondit le gros bras en lui ouvrant la porte. Il est en train d’opérer, mais comme ça, vous pourrez lui expliquer ce que vous voulez.
L’estomac d’Abraham effectua un petit saut quand il entra dans la pièce. Ce qu’il avait imaginé comme une salle d’opération était en réalité un cabinet crasseux. Sur les étagères s’alignaient des centaines de bocaux dans lesquels flottaient des organes boursouflés. Les outils avec lesquels le docteur pratiquait ressemblaient à des instruments de torture. Le chirurgien lui tournait le dos, penché sur une table en fer maculée de traces brunes. Ses quatre bras, deux normaux et deux greffés, travaillaient sur un corps avachi devant lui, garrotté avec des ceintures.
La porte claqua derrière Abraham, l’empêchant de reculer.
Il resta là, sidéré, incapable de bouger ou d’annoncer sa présence.
— Je suis bientôt à vous, dit le chirurgien sans le regarder. Approchez si vous voulez. Je tiens à ce que mes patients sachent dans quoi ils mettent les pieds !
Abraham s’exécuta. Il avait l’impression d’évoluer dans le cauchemar d’un autre et que ses jambes se mouvaient toutes seules. L’odeur du sang, l’exposition des organes à l’air vicié, lui soulevaient le cœur. Remontant à la hauteur du chirurgien, il remarqua les outils que l’homme s’était greffés à la place des doigts afin d’optimiser sa pratique : scalpels de toute taille, aiguilles pour repriser les chairs, ciseaux, crochets, curettes, pinces… Abraham comprit pourquoi Lala l’appréciait.
— Je ne veux pas vous déranger, croassa-t-il.
— Vous pouvez m’assister, et comme ça, je vous explique en même temps.
Il se mit à commenter ses gestes. Il travaillait avec agilité et une étonnante douceur, ses doigts en métal s’enfonçant dans les tissus visqueux de son patient. Le garçon dodelinait de la tête. Les narcotiques le maintenaient dans un état comateux en dépit des chairs ouvertes. Ses yeux papillotaient, vitreux, avant de se refermer. Même la lumière des lampes à pétrole ne dissimulait pas sa pâleur de craie, lubrifiée de sueur.
— C’est une greffe de quoi ? demanda Abraham d’une voix blanche.
— Des ouïes, prélevées sur un poisson géant de Symphonie.
— Alors, il pourra respirer sous l’eau ?
— Je l’ignore, mais oui, peut-être ? C’est le pouvoir que mon patient attend en tout cas. Vous savez que l’Ouest a de l’humour. Il va peut-être se mettre à chanter comme une sirène ou bien son revers le transformera en flaque !
Nauséeux, Abraham observa le chirurgien replier délicatement les lambeaux de chair sur le cou du garçon. Un sang gélatineux obstruait les ouvertures, incisées depuis le bas de la mâchoire jusqu’aux épaules. Le docteur les essuyait avec du coton. Sous ses doigts, les opercules se dilataient et se rétractaient, battaient comme des cœurs.
— Faisons un essai, dit-il à son assistant du jour. Passez-moi la carafe, s’il vous plaît.
La main tremblante, Abraham la lui tendit. Pinçant les narines du greffé, le chirurgien versa dans sa bouche un demi-litre d’eau claire. La poitrine de son patient se contracta en un spasme. Il poussa un râle et remua faiblement la tête – sans doute rêvait-il qu’il s’étouffait – avant de se détendre. Le liquide rosi par le sang suintait à travers les branchies et s’écoulait sur la table d’opération. Puis les ouïes s’ouvrirent en grand et un caillot gicla sur le sol.
Abraham réprima un haut-le-cœur.
— Le greffon doit s’adapter à son nouvel environnement, lui expliqua le médecin, et reprendre ses habitudes ancestrales au sein d’un organisme étranger.
Au bout d’une minute, les branchies expulsaient par petits jets réguliers l’eau que le chirurgien versait dans la gorge de son patient endormi.
— Je… vais prendre l’air, dit piteusement Abraham avant de s’éclipser précipitamment.
Il dut bousculer le gorille qui lisait à présent debout dans la boutique. Dehors, dans la pleine lumière du jour, Abraham vomit entre ses pieds à gros hoquets écœurants. Tout son courage s’était évanoui dans la pièce mal éclairée. Ses belles résolutions et son rêve d’altérité et de magie clapotaient dans la poussière au milieu des reliefs de son repas… En vérité, la greffe avait toujours été l’ambition de Jarod. En venant à Nacarat, Abraham s’était efforcé de faire sien ce désir, mais force était de constater qu’il ne parvenait pas à dépasser ses limites.
Je suis venu ici pour retrouver Jarod et non me faire charcuter par un boucher, pensa-t-il en s’essuyant la bouche. Jarod n’aura rien gagné si moi je crève aussi connement.
Il se redressa, encore frissonnant, le dos baigné d’une sueur glacée.
Je m’en fous, décida-t-il. Autant jouer à la roulette russe ! Je ferai sans greffe.
Il ne retourna pas dans le cabinet du chirurgien et se mit à marcher d’un pas allongé dans Frontières. Il allait seller As-de-Pique, prendre son fusil à pompe, beaucoup de nourriture et d’eau, et enfin, il se lancerait à la recherche de l’Opéra. Lors de ses interrogatoires, il avait appris que le palais de la Harpiste se trouvait par-delà les montagnes bleues que l’on voyait à l’horizon. C’était un premier cap.
Il déambulait ainsi dans Frontières, plongé dans l’orage de ses pensées, et tourna sans réfléchir dans une petite ruelle sombre.
Deux silhouettes se faisaient face, à quelques mètres de lui, dissimulées dans la pénombre, un homme et une femme. La femme appuyait le dos contre le mur ; l’homme la surplombait, son bras passé au-dessus de son épaule. Ils se tenaient presque poitrine contre poitrine.
Abraham ralentit. Il était encore loin du couple et se demandait s’il était en train d’assister à une scène intime ou, au contraire, à une agression. Dans le premier cas, par pudeur, il se serait détourné d’eux et les aurait laissés à leurs affaires, mais il percevait l’électricité dans l’air. Il avait déjà vécu la violence des autres, des grands et des bandes, quand il était enfant. Il connaissait ce climat de menace inarticulée, avant le déchaînement des coups. Sans Jarod, Abraham aurait été rossé plus d’une fois. En cachette des Kessel, les autres serviteurs le surnommaient « le petit nègre ». Il chassa ces pensées pour se concentrer. Quelque chose, décidément, n’allait pas. La position de l’homme, dominatrice, sa proximité envahissante, l’environnement sordide…
Abraham poursuivit sa route à pas lents, sans cesser de les observer.
La voix de l’homme lui parvint. Il ne prenait pas la peine de chuchoter, sûr de son droit.
— Tu ne m’empêcheras pas de l’avoir !
La femme ne répondit rien.
Abraham ne voyait pas son visage, caché par le gros bras de l’homme, mais il discernait ses cheveux fins, d’un blond si clair qu’ils paraissaient blancs. Ses bras pendaient le long de son corps. Elle avait des mains délicates, aux doigts de pianiste, qui tenaient une cravache de façon lâche. Un fouet s’enroulait à sa taille. Une dresseuse de mustangs ? Elle était seule. L’homme l’avait attirée ou coincée ici, dans la ruelle. Si Abraham n’avait pas été aussi perdu dans ses pensées, il ne serait probablement jamais entré dans cet étroit passage empestant l’urine. Il accéléra le pas pour entendre la suite de la conversation :
— La Truie mérite une queue d’homme et pas ta langue de lesbienne défigurée ! Elle adore ça. Je me la suis déjà faite, tu sais ? Avant que tu mettes le grappin sur elle ! Son petit corps tout charcuté est un sac plein de mon foutre !
Abraham remarqua alors que sa grosse pogne tenait un revolver. C’en était trop !
— Je vous dérange ? lança-t-il d’une voix forte.
L’homme tressaillit et tourna la tête vers lui, sans lâcher la femme blonde. Il l’évalua d’un coup d’œil. Son expression s’assombrit, mais il ne daigna même pas le menacer de son arme. Il se contenta de grogner :
— Dégage, le nègre.
— Pas sans elle.
L’homme haussa les sourcils, vraisemblablement amusé par sa détermination.
— Et sinon, quoi ? demanda-t-il.
Il s’écarta de sa victime pour se diriger vers lui. Abraham ne put réprimer un petit frisson. Comme il l’avait pressenti, la violence allait éclater dans cette ruelle sombre et puante. L’autre était plus grand. Les muscles de ses bras saillaient sous ses manches de chemise roulées jusqu’aux biceps.
— Partez, vite ! lança-t-il à la femme.
Il se jeta sur son adversaire, à mains nues, espérant de tout son cœur que l’autre ne répliquerait pas avec du plomb, sans quoi c’en était fini de lui. Ses jointures s’écrasèrent sur la pommette de l’homme. La douleur lui traversa toute la main, suivie aussitôt du choc brutal d’un poing serré au creux de son estomac. L’impact lui fit décoller les talons du sol. Sa respiration se coupa. Sa vue se brouilla alors qu’il cherchait son air, des larmes d’asphyxie au coin des yeux.
Bats-toi ! s’ordonna-t-il pourtant.
Il se défendit avec l’énergie du désespoir, à coups de poing, de coudes et même de tête. Leurs os se heurtaient avec des bruits sourds. L’autre gloussait, lui gémissait, perclus de toutes les douleurs qui le traversaient en grands éclairs blancs. Puis il se retrouva à terre, la bouche en sang, respirant difficilement par le nez, secoué de haut-le-cœur. Un coup de pied dans les côtes le renversa sur le dos. Il s’accrocha par réflexe à la cheville de son adversaire et mordit. Entre ses dents se répandit le goût écœurant de la sueur et du tissu sale, pourtant il verrouilla les mâchoires, provoquant, quelque part au-dessus de sa tête, un glapissement de douleur.
Ou peut-être ce cri n’était-il pas de son fait…
Car la femme, au même moment, décréta :
— Bon, assez rigolé.
Le hoquet de douleur ridicule qu’avait poussé le gaillard s’enraya en un hurlement d’effroi. Une ombre blanche recouvrit Abraham, encore tout étourdi. Un corps massif chuta à quelques pas de lui. Il cligna des paupières pour éclaircir sa vue, mobilisa ses forces pour se relever. Le cri de l’homme s’interrompit brusquement, remplacé par des bruits humides et des craquements d’os. Quand Abraham parvint enfin à se redresser à quatre pattes, une main sur sa tête comme si cela pouvait atténuer son vertige, il eut la vision hallucinante d’un énorme lion blanc en train d’avaler un bras humain. Il poussa un cri d’épouvante tandis que l’animal le scrutait de ses yeux ambrés, déglutissant avec gourmandise son affreux festin.
— Ici ! commanda la femme.
Elle frappa sa jambe de sa cravache. Le lion parut être brutalement tiré en arrière par des mains invisibles. Il perdit de sa substance, devint plus clair, presque transparent, puis se ratatina aux pieds de sa maîtresse, en une ombre blanche aux étranges contours.
Mille questions montèrent aux lèvres d’Abraham, mais alors que son regard quittait l’ombre aux pieds de la femme pour s’arrêter à la hauteur de son visage, elles s’évanouirent toutes, comme une bougie soufflée par le vent.
La dompteuse de lion était affublée d’un immense « sourire » de démon. Quelqu’un lui avait tailladé les joues au couteau pour agrandir les commissures de sa bouche. Les cicatrices noirâtres, grossièrement suturées, lui remontaient jusqu’aux oreilles. La blessure hideuse lui donnait un air joyeux en dépit de ses yeux sombres. Elle tapotait sa cravache contre sa botte en le regardant.
Au-delà de la stupeur, Abraham comprit combien il avait été ridicule : il avait joué les chevaliers servants, volant à la rescousse du sexe faible, quand la « victime », à tout instant, pouvait avaler son adversaire en un coup de gueule.
— Ça va ? demanda-t-il.
C’était absurde, mais de toutes les questions qui se bousculaient dans sa tête, c’était la seule qu’il avait réussi à formuler.
Cette fois, elle sourit vraiment. Les cicatrices bougèrent sur ses joues.
— Je vous retourne la question, dit-elle.
— Je suis désolé. J’aurais voulu vous épargner ce spectacle.
— Oui, admit-elle, c’était un peu ridicule.
— Je suis un piètre combattant.
— Mais vous êtes courageux et je suis sûre que vous avez d’autres qualités.
— Je suis bon cavalier, répondit-il après quelques secondes de réflexion.
Dans ce pays où absolument tout le monde montait à cheval, l’argument était pathétique.
— Ça peut être utile, reconnut-elle avec bienveillance.
— Et vous, vous êtes greffée ? demanda-t-il bêtement.
— Cela vous étonne ?
Elle s’était assombrie.
— Parce que je suis une femme ?
— Non, répondit-il, troublé.
C’est que, moi, je n’en ai pas eu le courage.
Elle se radoucit.
— Je suis chasseuse de primes, je me dois d’être greffée, affirma-t-elle d’un ton désinvolte. On ne survit pas longtemps à Symphonie sans pouvoir. Écoutez, enchaîna-t-elle, je sais que vous avez voulu m’aider et j’aimerais vous remercier. Je vous invite à boire un verre ?
Abraham épousseta son pantalon d’un air nonchalant, et il remarqua enfin qu’il était couvert de sang.
— Ce n’est pas le vôtre, dit facétieusement la femme au long sourire.
— Cela ne me rend pas plus présentable, s’excusa-t-il.
— Le sang ne m’a jamais dérangée.
Abraham ramassa le chapeau qu’il avait perdu pendant la bataille, le secoua puis le replaça sur sa tête pour masquer son embarras. Face à cette grande femme au sourire lugubre et à l’ombre de lion, il avait le sentiment d’être devenu une proie. D’un air détaché, il reprit galamment :
— Je paie la première tournée.