Jarod pénétra dans la cage géante par une porte, mais pour rejoindre la piste, Belle fut obligée de ramper à quatre pattes dans un tunnel grillagé. Dès qu’elle put s’en extirper, elle bondit sur ses pieds et fixa le public avec une hostilité muette, jusqu’à repérer la Harpiste installée sur son trône. Ses traits se durcirent, la ligne de sa mâchoire se contracta. Abraham chercha la forme de son lion sur le sable, sans la trouver. Belle était désormais dépourvue d’ombre… et d’allié.
Jarod se porta à la hauteur de la femme. À la main, il tenait toujours le fouet de la dompteuse, dont la lanière se déroulait dans le sable.
— Mesdames et messieurs ! lança-t-il d’une voix forcée. Le puma d’os va affronter la lionne blanche !
Le fouet claqua dans le silence maussade. Le spectacle n’était en réalité destiné qu’à la Harpiste, à Amy et à Abraham…
Belle, lentement, décrivit un arc de cercle sur la gauche pour s’éloigner de lui. Son expression farouche était intimidante. Même si elle ne pouvait pas appeler son lion, elle envisageait de se défendre avec ses dents et ses ongles.
D’un geste du bras, Jarod lui indiqua un tabouret.
— Va t’asseoir là-dessus ! commanda-t-il.
— Va te faire foutre ! rugit la dompteuse déchue.
Elle se rua sur Jarod. Avec la force d’un poignet d’homme, le fouet cingla Belle et la renvoya en arrière, tel un pantin désarticulé. Belle heurta les barreaux de la cage. Le fracas emplit le cirque silencieux, mais dans les gradins, personne ne réagit. Abraham, impuissant, déplaça le poids de son corps d’une jambe à l’autre. S’il avait été entre eux, qui aurait-il aidé ? Son frère, se faisant ainsi l’instrument de la Harpiste ? Ou Belle ?
Sur la piste, l’affrontement reprit. Belle s’éloigna des barreaux d’une ondulation du bassin et se propulsa vers l’avant. Du sang jaillissait de la blessure sur son torse et inondait son ventre nu, mais elle écrasait sa souffrance entre ses dents. Elle semblait réduite à deux couleurs, le blanc et le rouge, dans le cercle de lumière. Un silence de mort figeait le cirque au point qu’on entendait sa respiration haletante et le crissement du sable sous ses pieds. Personne ne se réjouissait de ce spectacle. Parmi les esclaves, certains avaient subi le passage sur scène et tous les autres avaient assisté, contraints et forcés, à nombre de divertissements cruels.
Comme Belle accourait, Jarod se campa sur ses pieds, le fouet déroulé à la main, menaçant. Belle décolla, incroyablement rapide, transcendant la douleur de sa blessure ouverte. Jarod para au dernier moment et la repoussa du pied. Belle roula sur le sol en hurlant, soulevant un nuage de sable autour d’elle. Ses mouvements désordonnés disparurent derrière l’écran rouge, puis elle fut là, debout de nouveau, au milieu de la poussière qui retombait, voûtée, échevelée, écumante.
Jarod la lacéra derechef. Abraham détourna le regard. La vision de Belle et de son frère était insoutenable. Les barreaux de la cage tremblèrent, violemment secoués alors que Belle s’y écrasait une nouvelle fois. Avec étonnement, Abraham nota que le métal, de piètre qualité, s’était incurvé sous l’impact. La cage avait été montée à la va-vite. Le matériel avait probablement été volé à un cirque ambulant, il y a des années de cela.
Peut-être pourrais-je la démolir et aider Belle, songea Abraham. Je prendrais Jarod sur mon dos. Nous pourrions fuir cet endroit.
Il considéra la Harpiste. Sa musique s’enroulerait autour d’eux. Ils ne sortiraient même pas du chapiteau.
Pendant qu’il réfléchissait, la dompteuse boula dans le sable pour la quatrième fois. Elle se releva. Elle tanguait, chancelait, clignait des yeux. Incapable de tenir debout, elle retomba sur un genou.
Une petite musique s’éleva alors des coulisses. Les musiciens de la Harpiste rentraient dans le jeu. Comme s’il était animé par la mélodie, le fouet se mit en mouvement. Belle ravala un cri lorsque la mèche la toucha, dessinant un trait écarlate sur son dos nu. Les claquements épousèrent le tempo de la musique. Ils rythmaient le numéro grotesque, comme une baguette de chef d’orchestre. Le fouet encadrait Belle, la menait vers le tabouret rouge, avec ses étoiles dorées. Jarod n’était probablement même plus maître de son propre corps. Lassée par ce spectacle qui s’éternisait, la Harpiste imposait sa dynamique.
— Monte là-dessus, ordonna Jarod.
Et cette fois, Belle, couverte de sang, lacérée, à moitié groggy, s’exécuta. Elle s’accroupit comme un lion au sommet de son tabouret. La vision était ridicule, mais pas plus qu’auparavant elle ne fit réagir les spectateurs.
— Maintenant, tu vas sauter là-dedans.
Jarod troqua le fouet contre le cerceau et le tendit au-dessus de sa tête. La distance était bien sûr impossible à combler pour une humaine, et quand Belle bondit, son saut disgracieux s’interrompit en son milieu. Elle retomba lourdement et se vautra dans le sable, haletante, à bout de forces.
— Tu vas sauter ! exigea Jarod. Tu vas sauter ou tu meurs !
Son ton, teinté de panique, trahissait sa véritable angoisse : « Ou sinon je meurs ! »
En coulisse, la musique se précipitait, exigeant de l’action, un dénouement.
Belle s’était relevée, mais refusait de retourner sur le tabouret. Le fouet la chassa jusqu’aux grilles, tout proche d’Abraham. Ses épaules heurtèrent les barreaux.
C’est le moment ! pensa Abraham.
S’il se ratait, il n’aurait pas d’autre chance. Il devait réussir, mettre toute sa force dans sa tentative : se cabrant, il percuta les barreaux. La cage s’ébranla avec un vacarme d’enfer. L’acier plia. Deux barreaux se descellèrent sous le choc et tombèrent sur le sable. Belle et Jarod voltèrent vers eux. Amy, pétrifiée, ne savait plus quoi faire. Quelques esclaves dans le public tournèrent leurs yeux vides vers Abraham, mais pas un ne bougea. Belle réagit avec une promptitude exceptionnelle. Malgré la souffrance, malgré la disparition de son lion, elle traversa la piste en quelques foulées, terrifiante, nue et maculée de son propre sang. Son sourire contrefait n’avait jamais paru aussi lugubre.
— La Harpiste ! hurla-t-elle à Amy et Abraham.
Elle arracha le fouet des mains de Jarod et bondit dans le public. La musique aurait dû l’entraver, mais celle-ci avait été conçue pour manipuler Jarod. Comme le programme s’interrompait de façon inattendue, les musiciens en coulisse ne savaient comment réagir. De même, les esclaves médusés crièrent à peine quand Belle les bouscula. Abraham se rua à la suite de la dompteuse. Pour libérer son frère de l’emprise de l’Opéra, il n’avait d’autre choix que d’en tuer la reine. Il remonta à la hauteur de son ancienne cheffe.
— Aide-moi ! lui cria-t-elle.
Elle n’attendit pas de réponse. Avec agilité, elle sauta sur son dos, et il s’élança dans les travées du cirque, renversant les malheureux esclaves sur son passage. Des os craquaient sous ses sabots. Il devait pourtant poursuivre sa lourde charge à travers les gradins.
Dans sa loge spacieuse, la Harpiste s’extirpa de son trône avec une lente majesté. Sa tête en forme de harpe se tourna vers eux et Abraham sut que, quels que soient ses organes, en cet instant, elle les voyait parfaitement. Les cordes de son instrument se pincèrent. La musique ensorcelée s’éleva. Comme une dague, la note cristalline de la harpe entra dans l’âme d’Abraham.
Son galop ralentit. Il passa au petit trot, étonné d’être là, étonné par la fureur et la peur qu’il ressentait encore un instant auparavant. Désormais, il se sentait mieux. Presque en paix. Son esprit s’ouvrait comme une fleur délicate et la mélodie déversait ses spires voluptueuses dans toute sa tête. Il continua d’avancer vers la Harpiste, mais il y allait tranquillement à présent, et surtout, il n’avait pas besoin d’y réfléchir. Il obéissait aux sons, voilà tout. Comme c’était agréable d’être dépossédé de cette responsabilité écrasante ! Saisi d’un élan de joie, il décocha une petite ruade pleine d’allégresse. Il était en extase, empli de cette harmonie, et autour de lui, les gens étaient heureux.
Quelque chose ne pas va.
Troublé, Abraham ralentit encore.
En effet, quelque chose n’allait pas.
Il l’entendait à présent. La musique n’était pas juste. Il y avait, dans ce rythme merveilleux, une fausse note qui le contrariait. Comment quelqu’un d’aussi doué que la Harpiste pouvait-il se laisser aller à de telles fausses notes ? Une petite douleur lui traversa les flancs et la bouche. Dans le lointain, il eut l’impression d’entendre une femme hurler son nom. Puis la musique engloutit tout et il repartit au galop vers l’estrade où l’attendait la Harpiste.
À peine s’était-il relancé que la fausse note, de nouveau, le perturba. La harpe était clairement dissonante, comme si l’instrument ne jouait que pour une partie de lui-même, ignorant l’autre, et cette idée lui déplaisait. Surtout, plus il y réfléchissait et plus la discordance lui semblait bruyante. Il était tiraillé dans deux directions différentes… Le cheval voulait avancer… L’homme reculer. L’Est… L’Ouest… La harpe devint cacophonique. Les faux accords lui vrillaient la tête, et Abraham, avec une lucidité douloureuse, comprit soudain qu’elle ne s’adressait qu’à une seule composante de lui. Son adversaire avait ensorcelé le mustang, mais pas l’homme.
Mais je ne suis pas un cheval et je ne suis pas un homme, pensa-t-il avec une rancœur absurde.
Il se sentait vraiment en colère.
Je suis la somme de ces deux parties !
Le son de la harpe s’affaiblit. Au premier plan résonnaient les cris des gens qui s’écartaient devant lui et les ordres de Belle qui l’étourdissaient. Il reprit conscience de son corps, de sa pesanteur, des talons de la cavalière dans ses flancs et de ses mains exigeantes qui lui tiraient la bouche. Comme son galop s’harmonisait, Belle cessa de le martyriser :
— Te revoilà ! s’exclama-t-elle avec un rire féroce. La magie de cette salope s’est cassée sur toi !
C’était exact. Lors de son long voyage dans Symphonie, à la fois séduit par l’Ouest et ne vivant que pour libérer son frère, Abraham avait réussi l’impossible : il avait transcendé la greffe.
— Continue ! On va l’avoir !
Abraham reprit sa charge. Il écrasa plusieurs spectateurs, fit voler les autres. Il évoluait au grand galop au milieu d’une monstrueuse panique. La distance qui le séparait de la Harpiste se réduisait d’instant en instant. La créature, se rendant compte que sa magie ne fonctionnait pas sur lui, changea de stratégie.
L’ensemble du cirque se pétrifia.
Alors qu’un instant auparavant, les spectateurs se dispersaient dans les travées, tous s’immobilisèrent. Abraham continua de foncer, unique point de mouvement au milieu des hommes et des femmes statufiés. Le vacarme se réduisit au bruit de ses sabots, à son souffle sonore, et à la musique cristalline de la harpe. Abraham avait senti le pouvoir effleurer son âme humaine, mais sans réussir à s’y cramponner. La magie glissa sur sa robe noire et luisante de cheval et se perdit derrière lui, le laissant libre.
Tous les autres, en revanche, étaient ferrés.
Les esclaves tentèrent de résister. Quelques têtes dodelinèrent avant de s’amollir et de s’immobiliser à nouveau. Puis, aussi brusquement qu’elle s’était figée, la foule recommença à bouger. Elle se rua vers Abraham comme un seul homme. Leurs yeux vitreux le transperçaient. Ils écoutaient la musique et faisaient ce qu’elle commandait. Plusieurs mains glissèrent sur ses flancs, mais d’autres se suspendirent à sa crinière, à ses rênes, à sa queue. Il les emporta dans sa charge furieuse. Il était si proche de réussir… Il y était presque ! Dix personnes s’accrochèrent à lui. L’une d’elles parvint même à monter sur son dos, mais Belle le fit aussitôt tomber. Elle le protégeait comme elle pouvait, frappant du pied, du coude, du poing. Des doigts cherchaient à le blesser, à s’enfoncer dans ses naseaux, dans ses yeux. Il continua, vaille que vaille, transportant tout le monde dans son galop.
La Harpiste changea de nouveau de stratégie et de tempo. Elle pinça plus vite et plus furieusement les cordes de son instrument. Tous les esclaves qui leur faisaient face furent alors happés par une main géante et invisible. La Harpiste les rassemblait pour les enchevêtrer. En l’espace de quelques secondes, ses créatures se retrouvèrent agrégées en une vivante muraille de chair gémissante et hurlante d’où saillaient des bras et des jambes. Abraham fut contraint de freiner devant ce rempart qui protégeait leur adversaire. Belle jura avec force.
— Il faut les démolir ! s’écria-t-elle.
Abraham ne savait comment s’y prendre. Sa détermination s’était muée en horreur. Dans la masse grouillante, il distinguait le visage d’un adolescent amaigri, le nez écrasé par un coup. Son frère aurait pu se trouver parmi eux. Ils n’étaient que des victimes innocentes et il n’osait pas les charger. La violence de cet affrontement entre personnes sacrifiées était insoutenable.
— On doit atteindre la Harpiste ! s’écria Belle.
Elle sauta à terre et se rapprocha du mur en lançant son fouet avec férocité, à droite, à gauche. La lanière tailla dans le vif, levant à chaque claquement un lamento de plaintes et de cris et de souffrance. Abraham aurait voulu se boucher les oreilles. Ces hurlements lui écorchaient les nerfs. Il n’en pouvait plus de toute cette violence, de toute cette douleur.
— Je n’y arrive pas ! cria Belle, frustrée.
La muraille ne se disloquait pas. Au contraire, l’ensemble des corps martyrisés avançait vers eux, menaçant de les engloutir, de les écraser. Abraham, comprenant le danger, bondit en arrière, mais au même moment, le tsunami d’esclaves s’abattit sur eux avec fracas. Il se retrouva noyé dans un océan de chair. Des bras, des jambes, des têtes le heurtaient. Cela criait, hurlait, pleurait, suppliait. Pire, il avait l’impression qu’il allait se fondre dans la masse et se trouver englouti à son tour dans cette mer de souffrance. Son cœur s’affola. Les émotions des esclaves l’agrippèrent : douleur, honte, dégoût, soumission, tristesse, confusion, colère… Il étouffait, balayé au sein de cette tempête de noirceur. Sa tête lui faisait mal, ses épaules, ses reins, son dos, son ventre… Impossible de se couper des vibrations émanant des autres victimes de la Harpiste. L’épouvante menaça de lui faire perdre la raison. Il ne se battait plus. Il tentait de fuir, de se débattre, hennissant de terreur, submergé par la panique.
Belle, tout à coup, se retrouva proche de lui, au milieu de la forêt agitée de membres disloqués, certains brisés par la violence du chaos. C’était un maelstrom de corps humains. Tous ces êtres, qui avaient été des individus, avec des rêves, une famille, des amis, n’étaient plus qu’un ramassis, plein de terreur et de rage. La Harpiste avait réussi la plus monstrueuse des greffes en les assemblant les uns aux autres.
— Je ne te laisserai pas faire ! cria Belle à la Harpiste.
Elle parvenait à rester debout en se dressant contre ce déferlement. Malgré la puissance du flot, elle avançait, un pas après l’autre. Elle tenait toujours son fouet. Le sang de ses victimes coulait avec le sien.
Emporté par le courant de chair, Abraham s’éloignait d’elle. Il la considérait de ses grands yeux doux et noirs de proie, elle, la prédatrice qui se révoltait contre l’ennemi, qui continuait à se battre. Elle bavait du sang, mais elle éventrait cette marée humaine à la force des bras.
Elle est la plus forte d’entre nous, pensa-t-il. Elle l’a toujours été.
Comme elle se frayait un chemin, progressivement, à travers la défense de la Harpiste, la musicienne, une nouvelle fois, changea de stratégie. Elle était capable de jouer plusieurs partitions et de passer de l’une à l’autre avec fluidité, pinçant les cordes de son instrument. La mélodie s’adapta. Belle se figea, saisie. Abraham gémit. La Harpiste avait altéré son sortilège pour enrouler son charme autour de l’âme de Belle. La cheffe de gang, à nouveau, perdrait l’esprit. Elle deviendrait l’esclave de sa pire ennemie. Elle accomplirait des folies, son corps redevenu le jouet d’un monstre.
Le dos de Belle s’arqua en arrière et Abraham pensa que ce mouvement lui était imposé par la musique, comme si la Harpiste voulait la briser en deux, mais très vite, il réalisa qu’une autre force était à l’œuvre. Le cou de Belle s’élargissait sous ses fins cheveux blancs. Ses épaules s’allongeaient. Des muscles roulaient sous sa peau. Elle poussa un rugissement qui domina la mélodie et les cris, un rugissement de fin du monde, qui faisait trembler la terre et pétrifiait les hommes et les animaux.
Un rugissement de lion.
De roi.
Ce cri tétanisa la masse de corps entremêlés le temps d’un battement de cœur. Belle grandissait, forcissait. Elle se métamorphosait. Son corps de femme, lacéré par le fouet, était désormais recouvert d’un court pelage blanc. Ses pieds se changeaient en pattes puissantes, pourvues de griffes rétractables. Une longue queue terminée par un pinceau de poils se balançait au-dessus de ses fesses. Son visage arborait des traits léonins. Son sourire agrandi au couteau alignait les crocs.
Abraham la contempla avec stupeur. Il n’avait pas peur. Il comprenait. Elle était comme lui, débordée par son revers. Cette nuit, elle avait perdu son combat contre le lion. Son ombre blanche l’avait envahie, la changeant pour toujours. Dans cette déflagration de violence intense, les frontières entre la femme et la lionne explosaient. Les failles si longtemps contenues par les sutures s’élargissaient. Les cicatrices se déchiraient. Jadis, Amy, en lui greffant la crinière de lion, avait ouvert une brèche en elle et un autre monde s’y était engouffré. Son corps plein de sang était également plein de vie : il se déployait et se réparait, exactement comme le mustang l’avait fait pour celui d’Abraham.
Un mythe s’incarnait, la rencontre du rêve et de la réalité, la fusion du Nouveau Monde et de l’Ancien.
Belle, à son tour, transcendait la greffe.
La nouvelle créature, née de l’Est et de l’Ouest, se fondit entre les deux formes. Elle était une femme-lionne, immense, effrayante.
Abraham était peut-être le plus en mesure de comprendre ce qui lui arrivait : lui-même avait continué à vivre, changé à tout jamais, avec ce que Symphonie avait perpétré dans son corps. Sa fragile unité avait implosé, fracturée par le mustang, mais il ne l’avait pas combattu. Au contraire, il l’avait accueilli.
Belle accomplissait le même chemin, mais au lieu d’être submergée par sa part léonine, femme et lion s’associaient. Et la harpe ne pouvait pas dompter cette créature nouvelle, pas plus qu’elle n’avait pu soumettre l’homme et le mustang à la fois.
Ce fut le chaos.
Plongeant une main griffue dans les corps, Belle saisit une femme par la cheville. Elle l’extirpa de la masse et la croqua en un bruit humide. Puis elle se redressa de toute sa hauteur. Elle attrapa hommes et femmes pour s’ouvrir un passage dans le mur. Les victimes, hurlantes, craquèrent entre ses mâchoires.
Belle poussa un rugissement de triomphe.
La Harpiste venait d’apparaître à travers les lambeaux de sa défense déchiquetée.
Belle tendit son long bras et s’empara de la reine. Elle la souleva au bout de sa patte, comme un chat joue avec une souris, et ses griffes se resserrèrent en un spasme vengeur. La créature la plus puissante de Symphonie fut broyée en un éclair, par un monstre encore plus puissant, qu’elle-même avait contribué à créer… Sa musique s’interrompit. Les esclaves tombèrent sur le sol comme des pantins dont on a coupé les fils. Les premiers qui parvinrent à se relever s’enfuirent à toutes jambes. Les autres gisaient, les jambes cassées, gémissant.
Belle souleva le corps brisé de son ennemie, l’amena à la hauteur de sa gueule et, dilatant sa mâchoire monstrueuse jusqu’à ses petites oreilles rondes de lionne, elle l’avala en une bouchée.