Chapitre 41

Le cirque était dévasté. On se serait cru sur un champ de bataille, au lendemain d’un affrontement. Des taches de sang constellaient les gradins, dessinant des motifs abstraits. Des morts jonchaient la piste et les marches. Les survivants déambulaient, hagards, reprenant lentement conscience. Ils se retrouvaient soudainement libres, au beau milieu de nulle part, comme s’ils sortaient d’un très long cauchemar. D’autres encore se relevaient pour retomber plus loin, à bout de forces. Les morceaux démantelés de la Harpiste gisaient sur l’estrade du cirque, elle était morte comme elle l’aurait probablement voulu : sur scène, en pleine lumière.

Dans ce carnage, Amy, blême, contemplait son amante se livrer à un festin macabre. Jarod, contusionné, ensanglanté, était assis sur les gradins au milieu des corps.

Abraham rejoignit son frère. Il baissa la tête jusqu’à lui souffler dans les cheveux. Jarod le regarda, une petite ride de concentration au creux du front comme s’il cherchait à se souvenir où il avait déjà vu l’être qui se tenait devant lui.

— Qui es-tu ? demanda-t-il.

Le cœur d’Abraham se serra de tristesse. Il avait tant de choses à lui dire, tant à rattraper. Mais sous cette forme, il était méconnaissable, et surtout, il était muet. Le regret l’écrasa. S’il avait été plus courageux, plus efficace, lors de leur premier affrontement avec la Harpiste, il aurait pu délivrer son frère. Désormais, il était trop tard. L’Ouest lui permettait de libérer son frère, mais en échange, il lui ravissait leurs retrouvailles, les mots qu’ils auraient dû échanger, le deuil qu’ils auraient dû partager.

Au moins, tu seras libre, pensa Abraham.

Jarod se releva en soupirant et lui caressa l’encolure.

— C’est idiot, tu me rappelles quelqu’un… Il est venu, tu sais ? Ç’a été la plus belle chose que j’ai vue ici, dans ce pays affreux. Le revoir, lui, même quelques secondes. Le voir se battre ainsi, pour moi. Je suis fier de lui, exhala-t-il avec un sourire. Je sais qu’il a grandi. Je sais qu’il peut vivre sans moi. Et moi, après ça, je me suis dit que je pouvais mourir. Mon petit frère était venu pour moi. Il était un homme. J’étais heureux.

Un homme…

Abraham appuya son chanfrein contre l’épaule de Jarod et son frère enlaça son encolure. Ils restèrent ainsi un long moment, dans une compréhension lumineuse et absolue qui transcendait les mots.

Quand Abraham rouvrit les yeux, il vit Amy qui les observait à quelques pas de là. Sur ses lèvres, elle lut sa question muette :

« Veux-tu que je lui dise ? »

Il secoua légèrement sa tête, comme un cheval de cirque, et son mouvement fit reculer son frère. Le moment était passé.

Au niveau de l’estrade, Belle s’était écroulée sur le trône sculpté de la Harpiste. Elle appuyait sa tête léonine sur sa main griffue, lasse et épuisée. Du sang barbouillait sa gueule étirée en un grand sourire. Elle avait encore les pieds maculés de débris.

De la Harpiste, il ne restait rien.

Amy se dirigea prudemment vers la femme-lionne et, très doucement, s’installa sur ses genoux. Ses bras délicats enserrèrent son encolure et elle blottit son visage au creux de son cou. Belle était toujours là, dans ce corps hybride, tout comme Abraham subsistait dans celui du cheval. L’Ouest les avait changés tous les deux. Ils étaient certes différents, mais ni l’un ni l’autre n’oubliait leur famille ou leurs amitiés passées.

Avec douceur, Belle embrassa les cheveux emmêlés d’Amy.

Abraham marcha vers elle.

Belle s’essuya la bouche d’un revers de patte. Ses yeux dorés se posèrent sur lui, comme deux soleils jumeaux. Les commissures de sa gueule arboraient encore ses cicatrices humaines.

— J’ai boulotté notre prime, dit-elle. On peut dire adieu à l’argent.

Elle émit une sorte de toux rauque, qui était probablement un rire.

— Je ne pourrai jamais retourner en arrière, à Frontières. Maintenant, c’est moi qu’on chassera. Il y aura une prime sur ma tête. Une prime importante, j’espère.

— Je pourrais expliquer, intervint Amy. Nous avons des témoins.

— Ma petite étoile, dit doucement la lionne. Les hommes nous ont trahis tant de fois, et tu veux encore leur faire confiance ?

Amy secoua lentement la tête.

— Les gens de l’Opéra sont libres. Ceux qui veulent rentrer le peuvent. Les autres peuvent rester.

Abraham l’écoutait attentivement. Derrière la fatigue, il percevait le feu qui brûlait en elle, sa force et sa conviction qui l’avaient tant impressionné depuis leur première rencontre. Pour lui, malgré tout ce qu’ils avaient traversé et les tortures qu’elle lui avait infligées, la tête emplie des sons de la harpe ou seulement de son désir de vengeance, elle restait un modèle, une cheffe à suivre.

— Je vais rester ici, souffla Belle.

Sa main rétracta ses griffes pour caresser l’épaule d’Amy.

— Nous allons reconstruire quelque chose sur les cendres de l’Opéra. Nous ne laisserons pas les hommes coloniser Symphonie. Symphonie restera le territoire des lions…

Elle plissa ses yeux dorés.

— … Et des chevaux sauvages. Tu es d’accord avec moi, n’est-ce pas, Abraham ?

Il hocha la tête affirmativement, une fois. Il comprenait désormais que Belle et la Harpiste étaient deux faces d’une même pièce, liées par un passé tragique, chacune déterminée à parvenir à leurs fins. Issues de deux mondes aux antipodes, tout les opposait en apparence.

En apparence, seulement…

— Tu peux rester avec nous, ou bien partir, poursuivit Belle. Ton frère est le bienvenu aussi, comme tous ceux qui voudront se tenir à nos côtés pour protéger Symphonie. L’humain est une créature médiocre qui finira par s’imposer partout, même ici, en effaçant les créatures mythiques. Pourtant, nous ne répéterons pas la folie de la Harpiste. Nous ne capturerons pas les humains pour les réduire en esclavage, mais ceux qui voudront s’installer ici devront le faire avec nous et pas contre nous.

Elle était exactement comme lui, une créature de la frontière, une mutante, et le futur restait à inventer. Depuis son arrivée sur le nouveau continent, il avait éprouvé jusque dans sa chair l’opposition brutale de deux mondes. Avant d’arriver à Symphonie, il avait traversé des États colonisés, mais c’est ici qu’il avait découvert une diversité miraculeuse. Belle avait raison. Il fallait préserver Symphonie comme un trésor. Un jour, peut-être, ils seraient écrasés et anéantis. Le chemin de fer tracerait sa route dans les terres rouges. Des pioches arracheraient les minerais des sols fertiles. Les organes des animaux seraient envoyés dans des bocaux, aux quatre coins du monde, et la magie de Nacarat se monnaierait jusqu’à l’extinction.

Ce ne sera pas facile.

Abraham considéra Belle, sur son nouveau trône, qui reprenait déjà des forces, puis Amy, petite, fragile, si humaine, avant de se retourner vers son frère.

Mais… je serai là.

Il se sentait encore écartelé entre deux mondes, tiraillé entre deux appels. Pourtant, il savait exactement ce qu’il devait faire.

Il retourna auprès de Jarod, s’arrêta à côté de lui, et lui offrit son épaule et son dos. Son grand frère l’avait protégé jadis, quand il était enfant, lui épargnant bien des raclées, rendant coup pour coup à ceux qui les insultaient. Aujourd’hui, c’était lui qui le porterait, qui le protégerait.

Jarod, avec des gestes précautionneux, se hissa sur son dos.

Abraham l’emporta hors du cirque, dans la ville rouge des musiciens, loin de l’Opéra et de ses loges sordides, de son chenil contre-nature, de toutes ces exactions. Il doubla d’anciens esclaves ou des musiciens qui erraient, défaits, accablés de fatigue. Les gémissements des blessés s’affaiblirent tandis qu’Abraham creusait la distance.

Quand il franchit le dernier mur, il aspira une grande bouffée d’air frais, avec le sentiment d’émerger d’une mer sombre, après une éternité passée dans ses abysses.

Jarod était venu ici pour ces paysages vierges et sauvages, pour cette promesse exaltante : la liberté.

Abraham l’avait suivi.

Mais l’Ouest existait avant eux, bien vivant, avec ses règles et sa magie fabuleuse. Il existerait après eux. Entre-temps, il les avait saisis et digérés. Plus rien ne serait jamais pareil. Leur humanité gisait quelque part, sous la poussière rouge.

Abraham s’orienta avec facilité. Ses sens paraissaient encore plus aiguisés. Il se guida avec le soleil, avec les étoiles. Ils voyagèrent tous les deux dans un silence pénible. Jarod abandonnait beaucoup derrière lui. Abraham ne le reconnaissait plus. Son frère était broyé. Même sa greffe semblait avoir perdu tout pouvoir, comme si la magie était morte en lui. Ce n’était qu’un bout d’os qui augurait la décrépitude à venir… D’une certaine manière, Abraham avait eu plus de chance. Sa malédiction l’avait changé, mais il était puissant et en bonne santé.

À la lisière de Frontières, il s’arrêta pour laisser son cavalier descendre.

Jarod caressa doucement son chanfrein. Il ôta le filet, le mors et les rênes.

— Merci d’être venu me chercher, petit frère, dit-il avec un pauvre sourire.

Le cœur d’Abraham battit plus vite. En un éclair, un futur possible le traversa : vivre avec lui, malgré son apparence, dans ce monde nouveau, construire quelque chose…

Ce rêve retomba dans la cendre. Le regard de son frère était épuisé. Il se tenait légèrement voûté.

— Je vais rentrer maintenant, confirma-t-il. Ma place n’est pas ici.

La mienne l’est, pensa Abraham avec une amertume très douce.

— Je t’aime, mon frère, dit Jarod. Je t’aime. Merci et adieu.

Sur la joue noire du mustang, il écrasa une larme sous son pouce.

Je t’aime, pensa Abraham, de toutes ses forces.

Jarod lui sourit. Puis lentement, pivota vers la ville et les premiers humains qu’on voyait vaquer à leurs occupations, dans le brouhaha des ruelles. Des odeurs riches de haricots frits, de lard grillé et de bière rance, de tôle brûlante et de fumée voletaient vers eux. Jarod retournait à la civilisation, et au-delà, au port qui le mènerait jusqu’à la tombe de sa mère, sur le vieux continent. Il rentrerait à Fraora.

Abraham se tourna vers le soleil rouge. C’était difficile. Peut-être même était-ce l’effort le plus pénible de sa vie, en dépit des nombreux combats qu’il avait livrés à Symphonie. Il allait s’enfoncer dans ce territoire étrange. Au terme de toutes ces épreuves où il avait cherché Jarod avec tant d’acharnement, il le rendait au monde des hommes et lui-même retournait dans le royaume des bêtes. Il s’arrachait à une famille pour en rejoindre une autre.

Quelque part dans son grand corps, il sentait pulser une énergie toute neuve.

Il marcha vers le soleil. Sa lumière le baigna, chaude comme du sang. Il inspira à pleins poumons l’odeur de poussière, les yeux fixés sur les vastes étendues pelées.

Il était désormais nu, sans aucune entrave, rapide et puissant. À petites foulées, il partit au galop, vers l’Ouest. Sa course devenait, de mètre en mètre, plus fluide et légère. Le vent brûlant soulevait sa crinière.

Le monde sauvage l’appelait.

Et il lui répondait.