Chapitre 5

À leur entrée dans le saloon, de nombreux visages se tournèrent vers eux. Les regards se baissèrent aussitôt sur l’ombre blanche avec une curiosité obscène. La femme les ignora. Elle marchait à grandes enjambées, en battant la mesure avec sa cravache.

— Ne lui marchez pas dessus, conseilla-t-elle. Parfois, il mord.

— Je vais faire attention, promit Abraham en s’écartant précipitamment.

Il s’assit avec elle à une table, après être allé chercher deux pintes de bière tiède au comptoir.

— Je m’appelle Belle « Dompteuse » Boyd, se présenta-t-elle.

— Et moi, Abraham Winters. Je suis ici pour retrouver mon frère, Jarod.

Comme toujours, Jarod avait rapidement fait irruption dans la conversation. Son pouls s’accéléra. C’était le moment crucial. Celui où son interlocutrice secouerait la tête en signe d’ignorance ou bien…

— Jarod, répéta-t-elle, les sourcils fléchis. Jarod Winters ?

— Ça vous dit quelque chose ? demanda Abraham, tous les muscles contractés.

— Mouais… grommela-t-elle.

Elle lança une pièce à un garçon qui mangeait des haricots et du maïs à une table voisine.

— Va chercher Amy, commanda-t-elle.

— Amy ? répéta Abraham, saisi.

Belle l’ignora.

— Sois très doux ! ajouta-t-elle à l’intention du garçon d’un ton féroce. Elle pleure encore August. Tu sais comme elle est sensible !

— Oui, m’dame ! s’exclama le garçon.

— Et tu ne l’approches pas. Tu restes bien à distance. Tu gardes tes mains baladeuses dans tes poches et tu ne la reluques pas.

— Oui, m’dame ! répéta le jeune.

Il disparut en courant dans l’escalier.

— Amy… balbutia Abraham. Amy Starr ?

Belle leva les yeux au ciel.

— Alors, sa fichue lettre est vraiment arrivée ! maugréa-t-elle.

— Sa lettre… ? Oui !

Il sortit le document chiffonné, défroissa le papier à grands coups de paume en l’étalant sur la table.

— Regardez ! Amy Starr… Elle m’a écrit ! Au sujet de Jarod.

— Et vous voilà.

Elle le dévisageait d’un air critique.

— Si je me souviens bien, elle vous a conseillé de faire votre deuil, non ?

Il secoua la tête.

— Bien sûr que si ! rugit Belle. Enfin, Abraham, réfléchissez ! Votre frère est à l’Opéra depuis des mois et il a…

Elle s’interrompit, prit une gorgée de sa bière, et se rencogna sur sa chaise.

— Bref, elle vous racontera mieux que moi, conclut-elle. Si elle en a envie…

Le garçon revenait, descendant les escaliers en compagnie d’une jeune fille. Abraham agrandit les yeux. Il n’avait pas fait le lien quand il avait croisé la route de Belle, mais elle, avec sa large chemise à carreaux qui effaçait ses formes et ses cheveux noirs qui balayaient ses épaules en un carré désordonné, il la reconnaissait. Elle marchait derrière le corbillard. Ainsi, la dénommée Amy qui lui avait écrit faisait partie d’un gang de chasseurs de primes, et il venait enfin de la trouver.

La jeune fille avait les yeux gonflés et cernés, le nez un peu rouge, comme si elle avait beaucoup pleuré. Son regard s’arrêta sur Belle et un sourire fugitif mais sincère éclaira son visage, puis il se porta sur Abraham et une petite ride lui creusa le front.

— Viens, assieds-toi, lui proposa la dompteuse avec douceur.

Elle poussa une chaise vers elle. La fille s’assit du bout des fesses, comme prête à bondir pour s’enfuir. Elle fixait Abraham en se mordillant la lèvre, le dos rond, les mains jointes.

— Tout va bien, dit Belle en posant sa main sur sa cuisse. Je suis avec toi. Je ne laisserai jamais personne te faire du mal, tu sais bien ? Mais tu m’en aurais voulu si je ne t’avais rien dit.

— Qui c’est ? demanda-t-elle d’une voix légèrement fêlée.

Belle se retourna vers Abraham et la douceur dont elle avait fait preuve fondit instantanément.

— Dites-lui, ordonna-t-elle.

— Abraham Winters, répondit-il en observant la jeune fille.

Les battements de son cœur lui martelaient les côtes. Les contusions consécutives à la bagarre faisaient pulser la douleur dans tout son corps. Un reste de bile, lié à ses précédents vomissements, devant le cabinet du chirurgien, lui laissait un mauvais goût en bouche. Pourtant, tout cela n’avait aucune importance. Seule la réponse de cette fille comptait.

— Ainsi, c’est vous… murmura Amy.

— Le frère de Jarod, compléta Abraham, transi d’espoir.

Les yeux d’Amy papillonnèrent. La main de Belle se resserra sur sa cuisse.

— Tu n’es pas obligée de lui raconter. Tu peux juste le lui confirmer et ensuite, il s’en ira.

— Dites-moi… pria Abraham d’une voix faible. Mon frère…

— Il est aux mains de la Harpiste, déclara Amy avec un débit rapide comme si elle voulait se débarrasser de cette information. Nous étions ensemble à l’Opéra. Je ne l’ai pas beaucoup connu. Le hasard nous a rapprochés un jour de représentation. Une femme…

Elle se troubla, secoua la tête, les yeux fermés. Belle lui caressa le bras en un soutien muet. Amy rouvrit les paupières et reprit avec davantage d’assurance :

— Nous avons transporté le corps de cette femme jusqu’à la fosse commune, aux portes de l’Opéra. Jarod m’a aidée à m’enfuir, ce jour-là, quand la Harpiste a lancé ses chiens sur nous.

Elle baissa la tête.

— Je suis désolée. Je ne sais pas ce qu’il est devenu. La meute s’est jetée sur lui. Son sacrifice m’a permis de fuir. Son dernier souhait… le vœu qu’il a formulé… Ses pensées étaient pour vous.

— Est-ce qu’il est mort ? demanda Abraham. Est-ce que vous l’avez vu mourir de vos propres yeux ?

Il avait l’impression qu’un autre parlait à sa place, un homme plus fort, plus déterminé. Lui était en miettes. Le monde s’était dérobé sous ses pieds, dans ce saloon empestant la sueur et la bière, face à ces deux femmes étranges.

— Je n’en sais rien, avoua Amy. Non, je ne l’ai pas vu… Mais la Harpiste…

Elle lui jeta un coup d’œil avant de baisser de nouveau la tête.

— Elle punit les gens qui lui désobéissent. Elle a… de multiples châtiments… et la mort… est une délivrance.

— Non, balbutia Abraham. Non, non, non…

Il était debout. Sa bière renversée se répandait en un filet jaune sur le sol. Il ne se rappelait même pas avoir bougé, comme si les dernières secondes n’avaient pas existé. Les deux femmes le regardaient, Belle avec son faux sourire, glaciale, et Amy, pleine d’une compassion embarrassée.

— Je ne peux pas… murmura-t-il d’une voix plaintive. Je dois y aller.

— Y aller ? releva Belle. À l’Opéra ? Toi qui as le dessous dans un simple combat de rue ? Tu crois pouvoir faire quoi contre la Harpiste ?

Elle le tutoyait à présent et son ton s’était fait plus rude.

— Restez, s’il vous plaît, pria Amy. C’est trop dangereux.

— Si tu me paies, je m’en occuperai, en revanche, ajouta Belle.

Abraham se figea et battit des cils, interloqué.

— Comment ça ? demanda-t-il.

— Rassieds-toi, ordonna Belle.

Il retomba sur la chaise, comme une marionnette dont on a coupé les fils. Ses jambes s’étaient dérobées sous lui. Ses genoux tremblaient d’émotion.

— Je dirige un gang de chasseurs de primes, expliqua Belle. Tous greffés et dotés de bons pouvoirs. Nous sommes en train de rassembler les fonds pour mener un raid contre la Harpiste. Je ramènerai sa sale tête en bois et on la brûlera ici même, en l’arrosant de whisky et de pisse.

— Vraiment ? balbutia Abraham.

Il avait vu son pouvoir. Belle était redoutable. Un monde de possibles s’ouvrait à lui : Amy connaissait le chemin de l’Opéra, et les autres membres du gang étaient greffés et expérimentés.

— Je veux venir, affirma-t-il.

— Non.

— S’il te plaît. Je veux me battre. Délivrer mon frère.

— Écoute, j’apprécie ton courage, mais tu n’as pas les moyens de combattre un tel monstre. C’est quoi, ta greffe ?

— Je…

Il chercha un mensonge à inventer, mais les pensées se bousculaient, affolées, dans sa tête.

— Je me ferai greffer, dit-il. Je le jure.

Le sourire noir de Belle s’étira jusqu’à ses oreilles.

— Tu es honnête, c’est bien. Mais tu es tendre aussi. Laisse-moi travailler. Finance mon expédition et je te jure que je ramènerai ton petit frère.

— Grand frère…

— D’accord. Grand frère.

— Je te paierai. Je te donnerai tout mon argent, et je viendrai avec vous.

— Ce n’est pas comme ça que ça marche.

Les portes du saloon s’ouvrirent à la volée. Les têtes se tournèrent dans leur direction. Pendant quelques instants, personne ne se découpa dans le rectangle de lumière, comme si un fantôme avait poussé les deux battants. Puis quelques secondes plus tard, une gamine entra en riant.

— Je vous ai fait peur, hein, bande de nazes ! s’exclama-t-elle.

Les buveurs soupirèrent et retournèrent à leurs consommations ou leurs jeux de cartes. Les conversations reprirent.

L’adolescente se dirigea vers la table où étaient installés Abraham, Belle et Amy.

— C’est qui, lui ? demanda-t-elle.

— Un client, répondit la cheffe.

— Ah !

La petite lui accorda un large sourire hypocrite. Abraham lui donnait environ 12 ans. Ses cheveux crépus dépassaient en masse sous son chapeau de cow-boy brodé d’une tête de mort. Des points blancs étaient peints en cercle sur sa peau noire, autour de son œil, comme une peinture de guerre. Elle portait des gants énormes. L’effet visuel était à la fois comique et dérangeant, comme si la petite humaine était pourvue de grosses pattes. En réalité, elle dissimulait probablement une greffe sous le cuir. Abraham imagina le pire. Étaient-elles couvertes d’écailles ? De pustules ? Ou bien de griffes ?

— Je m’appelle Lizzie, se présenta-t-elle.

— Abraham.

— Où sont les autres ? coupa Belle. Notre réunion avec les veuves est à quatre heures. Ils vont être en retard ?

— Ils arrivent, ils arrivent, déclara l’adolescente d’un ton désinvolte en s’asseyant à côté d’Abraham.

Et effectivement, le reste de l’équipe passa les portes un instant plus tard. Abraham les reconnut. Il les avait vus la veille, marcher derrière le corbillard. Le premier à entrer claudiquait avec effort sur deux cannes. L’énorme oiseau perché sur son épaule le faisait paraître encore plus petit qu’il ne l’était en réalité. Une scoliose prononcée lui déformait le dos. Ses jambes et ses bras pliaient bizarrement et donnaient l’impression qu’ils avaient été cassés et réassemblés par un dieu sauvage. Ses yeux restaient le plus étrange, petits, noirs et ronds. Mais quand Abraham s’intéressa à son aigle bleu, il comprit ce qui clochait chez eux : l’homme et l’oiseau avaient échangé leurs yeux. L’homme s’était fait greffer les yeux de l’aigle, tandis que le rapace ouvrait d’immenses yeux humains qui lui mangeaient presque toute la tête.

Le deuxième membre du gang à entrer, juste derrière son compagnon, était cet homme élégant, avec une rose à la place de l’œil droit. Il repoussa les battants de la porte du saloon d’une main gantée de cuir. Une chemise noire à rayures blanches s’ajustait à la perfection sur son corps mince et musclé. Une boucle de ceinture dorée fermait son jean moulant. Il était d’une beauté époustouflante et pourtant, Abraham éprouva de la commisération à sa vue : des dizaines de cicatrices constellaient son visage androgyne, encadré de mèches brunes.

Le troisième déboula juste derrière lui en faisant claquer ses bottes à éperons sur le plancher. Il marchait vite, parlait fort, vêtu d’un cache-poussière dont l’ourlet se déchiquetait, bandana rouge sous le menton. Surtout, son bras greffé d’un long fusil le rendait inoubliable.

— Qui c’est ? demanda-t-il en lorgnant Abraham d’un air méfiant. Un veuf ?

— Non, il cherche son frère, expliqua Amy. Jarod. L’homme qui m’a aidée, à l’Opéra.

— Incroyable, commenta le pistolero. Bon, on prend combien de bières ?

Il s’assit à son tour, les jambes écartées, posant son énorme fusil sur la table. L’homme aux cannes l’imita en grimaçant de douleur. Sa chaise racla brusquement le sol et l’homme à la rose tint le dossier afin d’aider son compagnon à s’installer.

— Ne prenez pas toutes les places assises ! s’exclama Belle. Elles sont pour les veuves !

— Lui n’est pas veuve ! grommela le pistolero en indiquant Abraham du menton.

— Jesse ! T’es bête ou quoi ? s’exclama l’adolescente. Belle vient de dire que c’était un client.

— Elle ne l’a pas dit !

— Bien sûr que si, gros débile, c’est juste que c’était im-pli-ci-te, appuya-t-elle en détachant les syllabes.

— Je peux aller chercher des bières, proposa Abraham.

— Ah, il me plaît, en fait ! rugit le dénommé Jesse.

Belle lui accorda cette petite mission d’un geste négligent de la main. L’homme élégant lui emboîta le pas quand il se dirigea vers le comptoir.

— Je vais t’aider à porter les chopes, dit-il.

— Ça va, je me débrouillerai.

— Je m’appelle Earl, et toi ?

— Abraham.

— Ravissant. La petite excitée, c’est Lizzie. Le grand excité, Jesse. Le nain avec son aigle, Noah.

— D’accord, et j’ai déjà repéré Belle et Amy.

— Forcément ! s’esclaffa Earl.

Abraham paya sept chopes de bière. Earl porta la sienne, tandis qu’il s’organisait pour amener les six autres.

— Tu es drôlement habile de tes mains ! s’exclama Lizzie. Presque autant que moi !

— J’ai l’habitude, répondit Abraham.

— Quel talent ! s’esclaffa Jesse. Il peut rejoindre notre équipe ? Vous vous rendez compte, il sait servir six bières en même temps !

— Je peux en servir douze ! fanfaronna Lizzie.

Sans bouger de sa chaise, elle effectua un geste du poignet. Abraham sursauta. Il avait senti un souffle invisible sur son visage. Une des bières lui fut arrachée et vola à travers les airs pour venir se poser devant la jeune fille, sans même l’éclabousser.

— C’est une marionnettiste, expliqua l’homme avec son aigle bleu. Elle manipule des fils invisibles pour bouger les objets à distance.

— Et étrangler mes adversaires, précisa la petite.

— Elle a l’âge de boire ? s’inquiéta soudain Abraham.

— Qu’il est chou ! roucoula Earl.

Son œil humain le fixait avec une attention dérangeante. Dans l’autre orbite, la rose s’épanouissait en une belle corolle sur la partie droite de son visage.

— Lizzie a grandi trop vite, dit Belle. Comme nous tous.

J’ai grandi normalement, songea Abraham.

Il se sentait en décalage avec cette bande de chasseurs de primes greffés, comme un agneau au milieu d’une meute de loups. L’ombre blanche de Belle se balançait derrière sa chaise.

— Les veuves vont arriver, reprit la cheffe. Vous vous tenez bien tranquilles et vous me laissez négocier.

Un peu avant quatre heures, les premières femmes se présentèrent. L’homme aux cannes rassembla ses forces pour se lever : déplacer ses jambes sous la table, se redresser, pousser la chaise. Même avec l’habitude, décomposer chaque geste lui coûtait un effort. Il saisit ses cannes et alla se placer derrière Belle. Les autres l’imitèrent mollement.

En dix petites minutes, la grande table que s’était réservée Belle fut pleine. En tant que client, Abraham était resté assis. De temps en temps, il prenait une gorgée de sa bière tiède pour se donner une contenance. Les membres du gang se tenaient debout derrière leur cheffe. Ils ne plaisantaient plus, et arboraient une expression de circonstance, neutre ou grave. L’ombre blanche de Belle s’était ratatinée sous la chaise. Hormis ses gros gants, aucun détail particulier n’interpellait chez Lizzie. Noah et Jesse détonnaient un peu, mais finalement, dans leur groupe, c’était Earl qui impressionnait le plus, avec sa rose dans l’œil.

Belle les présenta tous à ses clientes :

— Voici Jesse Finley, « le rêveur », Earl Gibson, « la rose », Noah Black, « l’oiselier », Lizzie Bauer, « la marionnettiste » et Amy Starr, « la petite étoile ».

Les veuves s’exprimèrent tour à tour.

— La Harpiste retient mon mari depuis six mois, expliquait une femme en larmes. Il n’a même pas pu assister à la naissance de notre enfant. C’est pour lui qu’il est parti. Il voulait donner à notre bébé une existence de roi. Et maintenant, mon William n’a plus de père !

Belle tira vers elle le portrait d’homme que la veuve lui tendait et l’examina sommairement.

— Moi, cela fait quinze mois et six jours, soupira une autre femme.

Abraham commençait à comprendre pourquoi leur cheffe avait parlé d’une réunion avec des veuves. Le terme l’agaça. Ces hommes étaient peut-être encore vivants, tout comme Jarod pouvait l’être.

Ils écoutèrent chaque récit avec sérieux. Puis Belle rassembla les différents portraits dans son giron, comme des cartes à jouer, tandis qu’Earl comptait des liasses de billets. Les deux cents dollars qu’Abraham avait envisagé de dépenser dans la greffe, ce matin, étaient désormais entre les mains du cow-boy à la rose.

— Nous vous ramènerons vos hommes, dit la dompteuse de lion. Ou bien, s’ils ne sont plus de ce monde, nous vous remettrons un objet leur appartenant pour que vous puissiez le mettre en terre.

Une des femmes ravala un hoquet de douleur. Sa voisine lui toucha le bras avec sollicitude.

— Bien sûr, si par malheur nous ne retrouvons pas votre mari, ou votre fils, ou votre neveu, vous ne nous devrez aucuns frais supplémentaires. Mais cette avance reste acquise.

Les femmes opinèrent, pâles et dignes. Peut-être avaient-elles réuni toutes leurs économies pour rassembler la jolie somme qui se trouvait à présent entre les doigts d’Earl. Elles se levèrent et quittèrent le saloon, certaines soutenant une autre par le coude ou par la main.

— Nous y voilà, se réjouit la dompteuse en faisant disparaître les portraits des otages dans la poche intérieure de son élégante veste cintrée. Nous avons de quoi nous payer des places à l’Opéra !

— Ainsi soit-il, approuva Jesse en riant.

La plupart des équipiers de Belle souriaient, joyeux et excités. Tuer la Harpiste était exactement ce qu’ils voulaient. Seule Amy se rongeait les ongles, légèrement en retrait dans le dos de Belle. La dompteuse s’en rendit compte. Avec délicatesse, elle lui prit la main pour la détacher de sa bouche. Les doigts d’Amy tremblaient entre les siens. Abraham lut sur les lèvres de Belle « je suis là », et enfin, un petit sourire frémit sur le visage pâle de la jeune femme. Elle acquiesça bravement. Ses joues reprirent des couleurs. Belle lui embrassa la main avant de la lâcher.

— Nous allons nous préparer pour un voyage d’un mois, reprit-elle. Je vais répartir l’argent et vous lister ce que vous devez acquérir pour nos bivouacs. Chacun d’entre vous visitera une boutique. Bien sûr, ne traînez pas en route. Des questions ?

Le pouls d’Abraham s’accéléra. Il ne pouvait pas les laisser s’éclipser. Après tout ce chemin parcouru, il avait enfin trouvé Amy, et surtout, une équipe de greffés.

— Je viens ! s’exclama-t-il.

— Non, contra Belle. Ton argent vient. Pas toi.

— Je ne vous gênerai pas.

— Bien sûr que si ! intervint Jesse. On n’a pas besoin d’un bleu dans nos pattes. August était un pro et il s’est fait massacrer. Alors, toi, tendre comme tu es…

Amy avait pâli.

— Ne parle pas d’August comme ça, dit l’homme avec son aigle. On vient juste de l’enterrer. Fais preuve de respect.

— Quand est-ce que j’ai été irrespectueux ? Je dis la vérité, c’est tout !

— Fin de la séance ! s’exclama Belle en se levant pour couper court à l’échange un peu vif. Vous avez des courses à faire. On part demain.

Abraham se maîtrisa pour ne pas les suivre. Belle le rembarrerait. Il allait devoir se montrer plus subtil et, surtout, ne pas leur laisser le choix.