Le gang de Belle quitta l’hôtel le lendemain, en début de matinée. Abraham les laissa s’éloigner avant de les suivre, monté sur As-de-Pique. Dans la ville, la filature était facile. Il se dissimulait derrière une diligence, se fondait parmi les autres cavaliers ou laissait des piétons déambuler entre eux et lui. Quand ils abandonnèrent Frontières pour s’enfoncer dans l’État sauvage de Symphonie, Abraham fut forcé de patienter, jusqu’à ce que l’équipe se réduise à de simples silhouettes à l’horizon. À ce moment seulement, il se lança dans leur sillage.
C’était difficile de rester à distance, de ne pas se précipiter avec eux dans la steppe. Il brûlait d’envie de galoper à bride abattue. L’urgence lui battait les tempes. Depuis la réception de la lettre d’Amy, il avait enfoui ses craintes au plus profond de lui-même. Ce courrier menaçant était forcément une plaisanterie d’un ennemi de Jarod, destinée à lui nuire. Abraham avait espéré retrouver son frère, comme dans son souvenir, entreprenant et heureux, plein de rêves et de courage. Aujourd’hui, il devait reconnaître la terrible vérité : son frère, son héros, avait succombé aux pièges de Symphonie. Abraham payait sa lâcheté, ses hésitations, sa trop longue enquête, sa préparation infinie et sa terreur de la greffe.
Non ! s’assena-t-il. Maintenant, je n’hésite plus. Maintenant, j’y vais. Je me fiche bien des ordres de cette femme. Je vais les forcer à m’accepter.
Abraham chevaucha pendant plusieurs heures sans quitter des yeux le discret nuage de poussière rouge que l’équipage de Belle soulevait derrière lui. Il alternait le pas, le trot et le galop pour ménager As-de-Pique. Il estimait avoir déjà parcouru une vingtaine de kilomètres, mais autour de lui, le paysage ne variait pas : c’était toujours les mêmes collines abruptes, le sol rouge, rocailleux, tremblotant sous les ondes de chaleur, les à-pics pourpres et les falaises lavande, les cactus et les agaves. À l’horizon, les montagnes bleues se dressaient sur le ciel. Elles se situaient à une distance d’étoile et, depuis qu’il chevauchait, elles ne s’étaient pas rapprochées d’un pouce. Pourtant, la lumière crue et vive du soleil donnait l’illusion qu’elles étaient à portée de main, parfaitement nettes. Derrière elles, il trouverait l’Opéra, ses salles de spectacle et de torture, la reine-ogresse des lieux et, bien sûr, il le fallait, son frère.
Abraham ignorait où il se trouvait précisément. Symphonie l’avait avalé tout entier. L’État sauvage lui paraissait si différent de ce qu’il avait connu jusqu’alors. C’était une terre étrangère, antique et déserte. Le silence l’impressionnait, comme si les monstres musicaux de ce royaume retenaient leur souffle avant de l’attaquer. Seuls la respiration profonde d’As-de-Pique et le claquement de ses sabots sur la terre desséchée remplissaient l’espace.
Redoutant d’être distancé, Abraham se concentrait sur sa filature. Il n’avait pas mesuré l’éventualité d’une attaque, alors qu’il chevauchait seul, bien plus vulnérable que le groupe de six pistoleros greffés et armés jusqu’aux dents qui le précédait.
Brusquement, les prédateurs furent là. Abraham, dans sa grande naïveté, ne s’en émut pas tout de suite. Ce ne fut d’abord qu’un peu de poussière rouge, soulevée par le vent. Et avant qu’il ait le temps de réagir, le phénomène se mua en tempête, et les derviches apparurent. Au premier abord, ils semblaient humains : une dizaine de silhouettes qui tournoyaient et oscillaient sur elles-mêmes. Leurs amples jupes blanches se déployaient en cercle autour de leur taille. Leurs manches bouffantes volaient comme la jupe. On ne voyait pas leur visage. Une toque en poil de chameau dissimulait leur tête et elle se balançait sur un rythme rapide.
Pour l’instant, les derviches se tenaient à distance. Pas menaçants. Le bruit du tissu qui se froissait se confondait avec celui du vent. Ils chantaient, aussi, tout doucement, gentiment. Mais Abraham se rongeait les sangs. Ces créatures étaient réputées pour leurs attaques en meute qui laissaient leurs victimes écorchées jusqu’à l’os dans le sable du désert.
Du regard, il chercha éperdument une issue. As-de-Pique galopait au sein de la tempête. Les rideaux de poussière rousse bouchaient la vue. Le gang de Belle avait disparu. Abraham se sentait totalement perdu et seul, égaré au milieu de la horde.
Ça va ! s’engueula-t-il. Ce ne sont que les larbins de la Harpiste. Si tu te casses les dents sur eux, autant ne pas continuer !
Le chœur fantôme des derviches s’éleva à nouveau dans le néant rouge. Plus proche. Plus fort. Puis il cessa, brusquement interrompu et remplacé par le souffle du vent.
Ils sont pourtant là, pensa Abraham, tendu.
Il avait relevé son bandana sur sa bouche et son nez, comme un desperado, pour ne pas avaler de poussière, et son chapeau de cow-boy était bien enfoncé sur sa tête. Ses yeux se plissaient derrière ses lunettes de soleil rondes. Son cheval, lui, soufflait fort, les naseaux et les bronches obstrués. Par deux fois, il toussa.
Tiens le coup, As !
Abraham chercha à apercevoir les monstres. Le chœur fantôme allait et venait telles des vagues. La mélopée l’effleura, devint presque audible… Abraham… Abraham… Comme si les derviches connaissaient son nom.
Le mot s’envola avec le reste du chant. Peut-être avait-il rêvé.
Rassemblant les rênes dans une main, Abraham dégaina son fusil de l’autre. L’arme était puissante, mais de courte portée. N’ayant jamais appris à tirer, il avait choisi cette option qui nécessitait plus de courage que d’habileté. « On attend que l’ennemi soit à portée et on lui explose la tête », lui avait expliqué le vendeur. « Ce bijou peut éparpiller plusieurs cibles à la fois, pourvu qu’elles se présentent en file l’une derrière l’autre ! » À l’époque, cela lui avait paru simple…
Je n’ai pas peur de vous, pensa-t-il, bravache.
Il se mentait.
L’arme risquait de s’enrayer à cause de la poussière. Il brûlait de tirer dans le vide, au hasard, juste pour se rassurer.
Puis soudain, une silhouette longiligne se porta à sa hauteur, affreusement proche. Elle tournoyait dans ses jupes blanches, vive, rapide et légère. La vision s’évanouit aussitôt, emportée par le galop furieux d’As-de-Pique. Abraham hésita à volter, mais le temps qu’il prenne une décision, il était de nouveau perdu au sein du brouillard écarlate, le chant des derviches montant et descendant autour de lui, s’imposant puis s’arrêtant.
Le mustang parcourut encore plusieurs mètres au galop.
Abraham sursauta d’effroi. Cinq ou six silhouettes tournoyantes venaient de se matérialiser à quelques mètres de là. Abraham serra la crosse de son arme, fébrile. Les derviches l’accompagnaient sans effort dans sa folle chevauchée. Même As-de-Pique, boule de nerfs et de muscles, ne parvenait pas à les distancer. Les monstres, pour l’instant, se contentaient de se maintenir à leur hauteur. Ils se rapprochaient, s’éloignaient, les évaluaient. Ils jouaient avec eux en instillant la peur. Leur chant se modulait. La prière plaintive devenait plus insistante et agressive.
Ils vont attaquer, comprit Abraham.
S’il était surpris sur la gauche et la droite, c’en serait fait de lui. Son arme lui imposait de se défendre à un contre un. Son doigt se crispa sur la détente. Une silhouette trembla, rendue floue par la vitesse, à la limite de son champ de vision. Dopé par l’adrénaline, son corps réagit avant même d’être effleuré. Il tira. Le recul du coup de feu le percuta jusqu’à l’épaule. La détonation suivit, assourdissante, et une giclée de sang lui trempa la main. Il avait tiré par réflexe, à bout portant. La créature poussa un cri aigu. Abraham n’en vit que les contours imprécis, puis la tempête avala le corps troué par sa cartouche.
Le cavalier actionna la pompe pour éjecter la douille et la remplacer par une balle neuve. Il avait réussi ! Il avait tué un adversaire ! L’adrénaline et un sentiment de triomphe barbare lui faisaient pulser le cœur.
As-de-Pique fendit un nouvel écran de poussière.
Ils débouchèrent au milieu d’une douzaine de monstres.
Les derviches tournoyaient dans la tempête rouge sur un rythme insensé. Ils filaient comme des toupies, oscillaient d’avant en arrière, emportés par leur propre poids. De leurs longs bras, ils déployaient les pans de leurs jupes en un ballet hypnotique.
Abraham serra les dents, se concentra. Hors de question de céder à la fascination ou au vertige. Le fusil rugit au bout de son poing. Il coucha un adversaire d’une balle.
En réponse au meurtre, le chant s’amplifia, la danse s’accéléra. Plusieurs créatures se ruèrent dans sa direction. Le fusil tonna. Un danseur s’abattit. Un autre lui effleura la cuisse avec l’ourlet tranchant de sa jupe. N’entama que le jean. Abraham tira. Le manqua. Par bonheur, As-de-Pique se déroba d’un saut, et le derviche toupilla derrière eux, distancé par le mustang.
Le combat ne faisait que commencer.
Abraham rechargea en un cliquetis. Il visa, tira. L’agresseur culbuta dans ses jupes, mais quatre autres le remplacèrent aussitôt, tournant, dansant, chantant avec furie. Nouvelle rotation du poignet. Le recul lui secoua le bras. Un derviche disparut dans le tourbillon. La mélopée s’était muée en un déchaînement de cris féroces et exaltés. Les survivants se jetèrent sur lui. Abraham ne pourrait pas faire feu autant de fois ! Il tira de façon précipitée, rata sa cible.
Mais au même moment, un tir claqua sur sa gauche. Un derviche trébucha. Son sang se mêla à la poussière. Abraham regarda autour de lui. Qui avait tiré ? Quelqu’un venait à sa rescousse ? Le gang de Belle revenait sur ses pas afin de l’aider ?
Se savoir épaulé décupla ses forces. As-de-Pique esquiva avec agilité la charge furieuse d’un derviche. La jupe le frôla comme le fil d’une dague avant de disparaître.
Abraham tira sur les rênes pour faire volter le mustang. Le cheval plongea vers deux adversaires. De la crosse de son fusil, le cavalier frappa dans une toque, et tira sur une autre. Les derviches tombèrent, tandis qu’un troisième se matérialisait derrière eux. Trop court pour recharger. As-de-Pique, sur un mauvais appui, se trouva bloqué. Le danseur saisit la jambe du cavalier et d’une secousse, le désarçonna. Abraham n’eut pas le temps d’avoir peur. Il vida les étriers. Son dos heurta le sol. Des jupes le recouvrirent, le coupant de la furie et des rugissements de la tempête. Par réflexe, il opposa son bras devant sa gorge et le tranchant du tissu déchira la manche et la peau. La douleur irradia aussitôt. S’il restait là, la jupe tournoyante allait racler son bras jusqu’à l’os. Abraham chercha en vain son fusil. Son arme était tombée quelque part. Invisible. Hors de portée.
Il va me trancher le bras, pensa Abraham, désespéré.
Au même instant, un oiseau bleu, les ailes déployées, piqua en direction des danseurs. C’était l’aigle de l’homme aux cannes ! Surpris par cet adversaire surgi de nulle part, les derviches s’esquivèrent. Le rapace attaqua l’un des monstres. Son bec et ses serres heurtèrent la toque. Il ne tiendrait pas longtemps. Abraham roula à quatre pattes. Ses mains tâtonnaient à la recherche du fusil, perdu au milieu de la poussière soulevée par le vent brûlant. Ses doigts touchèrent enfin le métal. Il brandit l’arme de son bras valide, rechargea d’une saccade du poignet.
Ne t’enraye pas. Ne t’enraye pas, répétait-il avec ferveur.
L’aigle bleu se battait avec férocité. Abraham ne pouvait pas tirer à la tête ; il risquait d’atteindre l’oiseau. Il visa l’endroit où devait se trouver le cœur du derviche et pressa la détente. Le monstre poussa un râle rauque, mais ne tomba pas. Ses manches s’élevèrent pour s’emparer du rapace bleu. Une seconde déflagration résonna… Abraham ouvrit grands les yeux. Ce n’était pas lui qui avait tiré cette fois.
En un battement de cils, le monde changea.
Le ciel s’assombrit. La poussière rousse se mua en gros flocons visqueux. Ils plurent au ralenti sur le sol devenu noir. Les derviches survivants tournaient de plus en plus lentement sur eux-mêmes. Leurs chants s’empâtaient en un râle rauque. Plus ils dansaient et plus ils s’enfonçaient dans le sol mou et gluant en un inexorable mouvement de vrille.
Abraham éprouva une terreur viscérale. Ses mains se mirent à trembler. Même s’il l’avait voulu, il aurait été incapable de viser et de tirer. Il s’enfonçait en même temps que les derviches dans les sables mouvants. Il allait suffoquer en une lente agonie.
— A-A-As-de-Pique, appela-t-il.
Ses dents s’entrechoquaient. Sa voix chevrotait. Le cheval ne réapparut pas.
Les derviches poussaient des cris déchirants en s’enlisant dans les sables noirs. Les ténèbres imprégnaient leurs voiles et les aspiraient par le fond. Les danseurs tanguaient sans grâce, lents et lourds. Bientôt, ne restèrent plus que leurs toques à la surface, pareilles à des pierres tombales.
Abraham ferma les yeux, comme un petit garçon, incapable de continuer à regarder.
On est passé dans une autre dimension ! piailla son esprit affolé. Comment on sort de là ?
Et puis, d’un seul coup, comme lorsqu’un cauchemar devient insoutenable, Abraham « s’éveilla ».