Chapitre 7

Trempé d’une sueur glacée, Abraham reprit conscience dans la steppe rouge. Le vent était retombé, plaquant au sol les nuées de poussière. Des derviches, il ne restait que les jupes étalées, les manteaux blancs, les ceintures noires et les toques en poil de chameau.

— Jesse Finley, espèce de brute ! gronda une voix à côté de lui.

Le petit homme claudiqua jusqu’à son aigle et le ramassa avec délicatesse pour le serrer contre sa poitrine.

« Il m’a aidé », voulut dire Abraham.

Mais aucun son ne franchit ses lèvres. Sa langue pesait dans sa bouche, comme s’il était victime d’une forme de paralysie du sommeil. Il ne put émettre qu’un râle.

— Ça va, le rassura l’oiselier. T’en fais pas. Tu vas t’en sortir. C’est ce crétin de Jesse qui a tiré l’une de ses précieuses balles-rêves. Le plomb a bien touché le derviche, mais en éclatant, il vous a pris tous les deux, Astraios et toi, dans une bulle de cauchemar. Je suis désolé. Jesse se moque bien des dommages collatéraux de ses tirs !

Jesse déambulait au milieu des jupes éparpillées des derviches.

— Ceux-là ont eu leur compte, décréta-t-il.

— Vous avez déjà fini ? s’enquit Earl.

Il était monté sur un magnifique cheval gris pommelé, et n’avait même pas pris la peine de mettre pied à terre. Il considérait les vêtements des derviches de son œil gauche.

— Il faut toujours que vous gardiez tout l’amusement pour vous.

— Noah et Astraios n’ont pas fait grand-chose si ça peut te rassurer, ironisa Jesse.

— Tu devrais apprendre à partager, le tança l’homme à la rose.

— Vous êtes… revenus pour moi ?

Abraham avait enfin réussi à parler, s’arrachant les mots de la gorge d’une voix encore enrouée.

— Non, non, rétorqua Jesse. Nous, on voulait pas. Mais Belle a insisté !

Abraham tenta d’apercevoir les femmes du gang dans les voiles de poussière rouge qui dansaient toujours à quelques centaines de mètres d’eux.

— On ne va pas les aider ? demanda-t-il, incertain.

— Tu plaisantes ? railla Noah. Belle est là-bas. Ce sera bientôt fini.

Abraham se remémora son combat, dans la ruelle sordide derrière le saloon, et l’apparition démente du lion, jaillissant de l’ombre de la dompteuse.

Il se releva et remarqua enfin l’état préoccupant de son bras gauche. L’ourlet tranchant du derviche avait déchiré sa manche et entamé la chair de son bras. Du sang imbibait le tissu et sa peau collait à sa chemise à chaque mouvement. L’adrénaline épuisée, la douleur commençait à pulser franchement. Il observa les lacérations d’un œil critique, puis fit jouer les articulations de ses doigts.

Les nerfs ne sont pas touchés, diagnostiqua-t-il.

As-de-Pique se tenait à quelque distance de là, les rênes flottant sur l’encolure. Le cavalier caressa son mustang couvert d’écume et de poussière, puis il remonta en selle, grimaçant à cause de son bras. D’un claquement de langue, il incita As à se rapprocher.

— Ça va aller, le rassura Abraham comme le cheval renâclait. On est hors de danger maintenant.

Derrière les rideaux écarlates de la tempête, les silhouettes des derviches et des humains se devinaient.

Les danseurs tournoyaient au milieu de leurs jupes déployées, mais leurs mouvements avaient quelque chose de saccadé et de contraint. Les bras levés, la jeune Lizzie les manipulait comme des marionnettes. Elle les empêchait d’attaquer ou de fuir, et les maintenait à portée de Belle.

L’affrontement tournait à la boucherie.

La dompteuse avait mis pied à terre. Son ombre blanche s’étirait derrière elle sur le sol rouge. Elle s’approcha du premier derviche, englué dans les fils de son habile marionnettiste et, abattant sa cravache sur son ombre, elle déchaîna l’enfer.

L’énorme lion blanc jaillit de la terre caillouteuse et se rua sur les danseurs. Sa gueule se referma sur le premier, qu’il coupa en deux. Puis il bondit sur le suivant et le brisa d’un coup de patte. Le troisième fut englouti. Le quatrième, dépecé. Des jets de sang noir giclaient autour de lui et le souillaient de traînées charbonneuses. Puis l’agitation cessa.

— Ici, cria Belle.

Elle frappa derechef le sol du bout de sa cravache, et le lion blanc, rappelé en arrière, se résorba en une ombre immaculée à ses pieds. Allongeant le pas, elle s’éloigna pour rattraper le dernier derviche qui s’enfuyait.

— La chorégraphie était naze, commenta Jesse en s’approchant. La prochaine fois, fais-le danser. Les sbires de la Harpiste adorent la danse.

L’adolescente baissa les bras. Elle n’avait plus rien à maintenir. Tous les derviches étaient morts, leurs jupes et leurs manteaux blancs imbibés de sang.

— C’est la musique qu’ils aiment ! rétorqua-t-elle.

— Ce sont des derviches tourneurs ! C’est la danse !

— La musique !

— La danse !

— T’es vraiment un gosse, Jesse !

Abraham cligna des yeux. Leur échange puéril était surréaliste au milieu des cadavres. À aucun moment, ils n’avaient eu peur. Au contraire, la tuerie ressemblait à un jeu pour eux.

— Tu es blessé, mec, remarqua Earl.

— Ça ira, répondit Abraham. Je suis en vie… grâce à vous. Merci.

— Et Noah, ton oiseau ?

L’aigle avait repris conscience, mais ses grands yeux greffés étaient voilés, comme si une part de lui se trouvait encore absorbée par le cauchemar.

— Il nous a pris dans son faisceau ! s’indigna Noah en fusillant Jesse de son regard étrange.

— C’est ce qu’on appelle un « tir ami », rétorqua Jesse sans manifester de remords. Tu es mon ami !

— On aurait pu y rester ! Regarde Astraios !

— Arrêtez de vous plaindre, le tança Jesse. Vous avez simplement été effleurés par la balle. Croyez-moi, si vous aviez été vraiment touchés, vous ne vous seriez jamais réveillés !

Abraham s’imagina englouti par la marée noire, à descendre lentement dans une dimension de ténèbres où il serait torturé pour l’éternité, empalé sur des dizaines de lames et dévoré, un membre après l’autre, par des créatures abominables.

— Comment on se débarrasse des restes de rêves ? demanda-t-il précipitamment, pour stopper la déferlante d’images qui le submergeait.

— Ça va passer, ne t’inquiète pas, le bleu.

Jesse lui fit face et l’étudia, un sourire narquois au coin des lèvres.

— Tu n’aurais pas pu rester à Frontières ? s’enquit-il. Tu te serais évité une cicatrice, et moi, j’aurais économisé une balle-rêve.

— Je dois sauver mon frère, répondit Abraham.

— Celui qui est à l’Opéra ?

— Oui.

Il se sentait très las tout à coup, alors que l’adrénaline finissait de refluer en lui.

Amy, qui était restée à bonne distance pendant tout l’affrontement, fit avancer son cheval pour se rapprocher de lui. La vue des cadavres déchiquetés semblait l’incommoder. Elle prenait soin d’en détourner les yeux.

— Jesse a raison, dit-elle. Symphonie n’est pas un endroit pour toi. Et l’Opéra, encore moins… Tu peux ramasser les toques des derviches et les échanger contre une prime, au bureau du shérif de Frontières.

— Leurs organes ne valent rien, et eux non plus, précisa Jesse. Mais bon, il y a de petites primes sur leurs têtes de nuisibles, c’est toujours ça de pris !

— Je ne rentrerai pas, répondit Abraham. Je viens avec vous.

Les membres du gang le dévisagèrent avec un mélange d’embarras et de compassion. Jesse ouvrit la bouche pour le rabrouer une nouvelle fois, mais une ombre blanche rampa près de ses bottes, et il s’écarta pour livrer passage à Belle. La dompteuse se campa devant Abraham, son noir sourire couturé jusqu’aux oreilles. Sa main qui tenait la cravache était couverte de sang.

— Tu as dix secondes pour me convaincre, ordonna-t-elle.