Abraham avait l’impression pénible de passer devant un tribunal. Les yeux des membres du gang étaient braqués sur lui : ceux, doux et noirs, d’Amy ; ceux, glacés, de Belle ; ceux, étranges, de Noah ; celui, encore plus dérangeant, d’Earl, avec sa rose dans l’orbite droite ; ceux, amusés et pétillants, de Lizzie ; et ceux, franchement hostiles, de Jesse.
— Vous ne trouverez pas un équipier plus motivé que moi pour triompher de la Harpiste, avança Abraham.
— Vraiment ? l’interrompit aussitôt Jesse. Qu’est-ce que tu sais de nos parcours ? De nos motivations à nous ?
— Abraham a la foi, le défendit Amy. Son frère avait du cran, et s’ils sont du même sang, Abraham en a aussi.
— Il n’est pas forcément comme son frère, tempéra Belle avec la douce indulgence dont elle faisait toujours preuve pour la jeune femme. Mais je reconnais que sa motivation est juste et profonde.
— J’ai traversé un océan, argumenta Abraham. Mon frère est tout ce qu’il reste de ma famille. Je dois le sauver.
— Nous pouvons nous en occuper pour toi, intervint Noah. Tu nous as payés pour cela. Tu es notre client, à présent, tu peux nous faire confiance.
— Hors de question que je reste à ne rien faire. J’ai déjà attendu trop longtemps… Je veux me battre maintenant.
— Mais tu n’es pas greffé, dit Earl. Et en plus, tu es blessé.
Abraham s’assombrit. La critique était légitime, mais il se sentait humilié.
— Je suis en vie. Je suis déterminé. Je ne vous gênerai pas. J’obéirai sans hésiter à vos commandements.
— Intéressant ! s’esclaffa Lizzie.
— Je suis bon avec les chevaux, insista Abraham. Je sais cuisiner.
— Que de qualités incroyables ! ironisa Jesse en levant les yeux au ciel.
Belle changea d’appui, déplaçant son poids d’une jambe sur l’autre comme si elle s’ennuyait. Son regard s’était assombri et elle avait croisé les bras. Elle était en train de se refermer. Abraham devait trouver un argument. Le meilleur argument possible. Tout de suite !
— Je n’ai pas de revers ! s’écria-t-il, saisi d’une inspiration.
Les autres en restèrent muets. Personne ne s’aventurait dans Symphonie sans pouvoir, mais de fait, tous devaient composer avec la malédiction de leur greffe.
— Je monterai la garde la nuit, poursuivit-il. Je vous soutiendrai efficacement quand vous serez vulnérables.
— Un bon point pour lui, nota Noah.
— Évidemment que ça t’arrange, grommela Jesse. C’est toi qui te coltines les tours de garde avec Amy.
— Je suis engluée dans le temps, dit la jeune femme. S’il se passe quelque chose, je ne peux réagir qu’au ralenti. Je ne suis pas la meilleure dans le rôle de sentinelle.
— De ce point de vue, le soutien d’un non-greffé est intéressant, admit Belle.
Le soulagement se répandit dans la poitrine d’Abraham.
— Donc on va lui confier nos vies, la nuit ? s’indigna Jesse. Au moment où nous sommes le plus à découvert ?
— Nous ne le connaissons pas, appuya Earl. Il pourrait fragiliser l’équipe…
— Vraiment ? se moqua Belle. Vous vous sentez fragiles ?
Lizzie éclata de rire. Noah prit la parole, très calme :
— Je serais content d’avoir du renfort, honnêtement. Et même de jour. Dans ce combat, toute aide est la bienvenue. On parle de la Harpiste, quand même.
— Alors, on remplace August par le premier venu ? insista Jesse, acide. Si on tombe au combat, on sera remplacé de la même manière ?
— Ça n’a rien à voir, soupira Amy. Pourquoi tu mêles August à ça ?
— Il n’est pas le premier venu, rectifia Belle. Lors de notre rencontre, j’ai pu apprécier son courage, et là encore, nous pouvons tous voir qu’il est suffisamment déterminé pour s’être introduit dans Symphonie sans greffe.
— Ou bien fêlé ! proposa Jesse.
— Je veux sauver mon frère ! s’exclama Abraham, qui se sentait ballotté dans les échanges comme s’il n’était pas là. C’est tout ce qui m’importe !
— Et moi, c’est tout ce qui m’intéresse, coupa froidement Belle. Il veut la peau de la Harpiste aussi férocement que nous. Des gars qui ont une telle volonté face à l’ogresse, j’en ai pas connu des masses !
— D’accord, il ne sera pas de trop, mais il débarque trop tard, insista le pistolero.
— Trop tard ? Nous n’avons même pas commencé.
— Avec August, c’était quoi ? explosa Jesse. Un galop d’essai ?
— Arrête avec August ! hurla Amy.
Elle était au bord des larmes tout à coup. Un sourd grondement monta de l’ombre blanche de Belle. Le lion formait des vaguelettes de fourrure sur le sol. Les yeux de Belle étincelaient d’une colère froide.
— C’est moi qui décide, asséna-t-elle. Je vous ai tous recrutés. Aujourd’hui, je recrute Abraham. Ma décision est prise.
Ils restèrent quelques secondes à s’entre-regarder, puis Jesse capitula d’un haussement d’épaules.
— O.K., mais je ne gaspillerai pas toujours mes balles-rêves pour sauver son petit cul. Pour moi, il reste un bleu.
— Et maintenant qu’on est tous d’accord, si on repartait ? proposa Noah. Le temps passe. La nuit va tomber et on n’aura même pas avancé.
— La faute à qui ? glissa malicieusement Lizzie.
Le jeune homme écrasa les répliques entre ses dents. La cheffe venait de l’investir avec force. Il devait faire profil bas et se faire accepter des autres.
— Bien, dit Belle. Puisque c’est réglé, remettons-nous en route.
Elle remonta à cheval. Son ombre blanche rampa le long du flanc du mustang. Le pauvre bai, les oreilles couchées en arrière, s’esquiva sur le côté. Belle usa de la cravache, à la fois pour maîtriser sa monture et son lion. Quelle relation entretenaient le fauve et la dompteuse ? Noah et son aigle semblaient s’entendre. Mais elle, avec sa bête extraordinaire ? Le lion pourrait-il un jour la dominer et la dévorer ?
— Amy, appela-t-elle. Viens à mes côtés.
Amy remonta docilement à la hauteur du cheval de Belle. La dompteuse lui offrit un petit sourire de connivence. Les autres étudiaient Abraham sans se cacher, avec une curiosité malsaine qui lui donnait l’impression de se faire déshabiller. Mal à l’aise, il roula sa manche déchirée jusqu’au coude et versa sur son bras un peu d’eau de sa gourde afin de laver le sang.
— Faudra soigner ça, commenta Earl en portant son cheval à la hauteur d’As-de-Pique.
— Ça ira, grommela Abraham.
Une lueur de déception passa dans l’œil humain d’Earl et il s’éloigna en silence. Abraham s’en voulut, sans comprendre exactement pourquoi.
Il laissa les autres le doubler et se retrouva en queue de peloton. Il lui semblait qu’en tant que « bleu » et dernier arrivé, cette position lui revenait, mais Noah s’attarda en arrière avec lui. Il s’accrochait au pommeau de sa selle, tandis que les enjambées de son mustang balançaient son corps déformé sur la droite puis la gauche. Des plis et rides amers marquaient le coin de ses yeux et sa bouche, et trahissaient sa souffrance, mais c’est à son camarade qu’il pensait :
— Sois gentil avec Earl, d’accord ? dit-il.
Ce n’était pas une accusation, juste un conseil bienveillant.
— Je l’ai vexé ? demanda Abraham. Je ne voulais pas.
— Il est sensible.
— J’aurais plutôt dit susceptible.
— Tu ne le connais pas. Il cherchait sincèrement à t’aider. Il veut te plaire, c’est tout. Quand nous sommes en ville, avec de nouvelles personnes, il est sans cesse dans la séduction.
— Il est très élégant et… beau, malgré ses cicatrices.
— Tu as raison. Hélas, ses rencontres sont d’éternelles déceptions. Il donne le change comme il peut, mais il ne va pas fort, notre Earl. En vérité, il est bien mieux avec nous, à se battre dans Symphonie contre des monstres, plutôt que dans des saloons peuplés d’imbéciles imbus de leur apparence. Et puis, forcément, à côté d’un laideron comme moi, il peut oublier ses cicatrices !
Gêné, Abraham chercha désespérément quoi répondre, mais Noah enchaîna gaiement :
— Quand nous rentrerons avec le cadavre de la Harpiste, tous les beaux jeunes hommes se presseront à ses pieds !
— Il fait ça pour les rencontres ? s’étonna Abraham. Se mesurer à la Harpiste ?
— Il fait ça pour rafistoler son estime de lui-même, rectifia Noah, et crois-moi, ça vaut toutes les primes de Nacarat.
Abraham opina du menton. Il pensait comprendre cela.
— Celui qui lui a tailladé le visage, c’était un de ces types ? demanda-t-il.
— Moui, reconnut Noah du bout des lèvres.
— Homophobie ? pensa deviner Abraham.
— Oui. Non. C’était l’un de ses partenaires. Le premier. Ils étaient adolescents tous les deux. Le type a tailladé le visage d’Earl pour prouver aux autres gosses qu’il n’était pas homosexuel…
Ils gardèrent le silence un long moment. Abraham digérait cette information et tâchait de repousser les visions qui lui venaient. Même s’il avait perdu son frère, il mesurait combien ses camarades pouvaient eux aussi avoir des choses à gagner dans cette expédition. Pourtant, un petit doute le taraudait toujours. Noah lui inspirait de la sympathie. Il se lança :
— J’ai une question, mais s’il te plaît, ne te vexe pas.
Noah lui jeta un regard fugace. Son œil d’oiseau était indéchiffrable.
— Vas-y.
— Je crois en vous, mais je dois te le demander : vous allez vraiment combattre la Harpiste ? Cette réunion avec les veuves, ce n’était pas juste pour les arnaquer et leur soutirer de l’argent ?
— Bien sûr que non ! s’indigna Noah.
— S’il te plaît. Comprends-moi. Je dois être sûr.
— Nous avons tous de bonnes raisons de combattre la Harpiste.
— Lesquelles ?
— Tu verras.
— Ça ne me suffit pas ! C’est une prise de risque énorme. Donne-moi au moins la raison pour laquelle votre cheffe vous entraîne tous là-dedans.
— Belle ? Sa motivation est pourtant la plus évidente.
Ils contemplèrent le dos des deux femmes, Belle et Amy, qui chevauchaient en tête, botte contre botte, et se donnaient la main.
— Pour elle ? murmura Abraham. Parce que Amy a été prisonnière de la Harpiste ?
Cela dépassait son entendement. Amy était libre à présent. Abraham aurait-il eu le courage de venger son frère, s’il ne s’était plus trouvé en danger ?
La poussière était retombée, dégageant la vue. Ils chevauchèrent pendant des kilomètres dans des steppes monotones. Abraham contemplait son environnement avec un mélange de curiosité et de perplexité. Qu’est-ce qui avait fasciné son frère dans ce paysage maussade, érodé par les vents ? Pourquoi les gens du vieux continent nourrissaient-ils tant de rêves et d’ambition pour cette terre désolée ? Ici, tout paraissait stérile, brûlé jusqu’à l’os. Des falaises de grès rouge cuites et recuites par le soleil se dressaient sur sa droite, et à gauche s’échelonnaient des buttes brunes et des mesas pourpres, sommées de buissons d’épineux. Entre ces reliefs s’étendait une lande rase pleine d’ornières, des champs de pierres où ne s’élevaient que des cactus ou, parfois, des carcasses d’arbres morts. Les lavandes ressemblaient à de la cendre. Des ruisseaux asséchés serpentaient dans leurs lits sablonneux tapissés de galets blancs.
Abraham chercha à se connecter aux émotions de son frère. Il s’imagina à sa place, sur le chemin de l’Opéra. Jarod avait-il éprouvé de la confiance ou de la peur ? Avait-il eu une pensée pour son frère et sa mère, restés sur le vieux continent ? La dernière lettre qu’il avait postée datait-elle de ce jour ?
Peu probable, songea Abraham avec amertume.
Dans aucun de ses courriers, son frère n’avait parlé de la Harpiste et de son ambition de décrocher la plus glorieuse des primes, mais peut-être n’avait-il tout simplement pas voulu les inquiéter. Abraham connaissait la légende de la Harpiste, comme chaque personne s’intéressant de près ou de loin à Nacarat. S’il avait su que son frère se dirigeait vers elle, il se serait rongé les sangs. À raison.
Je vais tout arranger, se promit Abraham. Je te délivrerai et tous les deux, on reconstruira quelque chose. On aura un avenir…
Comme pour doucher son bel espoir, le gang longea un corps de ferme abandonné, dont la bâtisse principale se désagrégeait sous le soleil. Le bois du corral se détachait par écailles. Les portes grillagées du clapier à lapins et du poulailler claquaient dans le vent. D’une charrette, il ne restait que le fond plat et les roues de bois cerclées de fer.
— Où sont passés les gens qui vivaient là ? demanda Abraham.
— Probablement emportés par la Harpiste, répondit Jesse. C’était de la folie de leur part.
— Ils sont peut-être partis à temps ?
Il avait besoin d’espoir. Le pistolero haussa les épaules.
Ils dépassèrent un réservoir d’eau criblé de rouille et son éolienne qui grinçait, puis s’éloignèrent de la ferme abandonnée, plongés dans leurs pensées moroses.
Abraham redoutait une nouvelle attaque de derviches, mais aucun autre obstacle majeur ne se dressa sur leur route jusqu’au soir. Le seul événement marquant fut le serpent à sonnette qu’Earl tua d’un tir bien ajusté. Le reptile boula dans la poussière avec un soubresaut. Les grelots poussant en grappes au bout de sa queue tintèrent faiblement, puis il s’immobilisa, mort.
— Il est venimeux ? s’enquit Abraham.
— Le danger provient de ses grelots hypnotiques, le détrompa Noah. La musique te rentre dans la tête et ça t’empoisonne lentement. Je connais des gens qui sont devenus cinglés à cause de ça. Ils se sont percé les tympans, mais ça ne servait à rien, le bruit était à l’intérieur de leur esprit.
— Je vois, mentit Abraham.
En dépit de sa longue préparation et des nombreux entretiens qu’il avait menés à Frontières, il connaissait bien peu de choses de Symphonie.
Le soir tomba. Abraham sentait l’appréhension monter en lui. Avec la nuit, ses nouveaux camarades allaient devoir maîtriser le revers de leur greffe. Il avait gagné sa place dans le gang en promettant de veiller sur eux, mais un petit syndrome de l’imposteur palpitait en lui. Il remarqua que Jesse le regardait. Le pistolero montait en tenant ses rênes d’une seule main, son monstrueux fusil greffé reposant le long de sa cuisse.
— Tu regrettes toujours de m’avoir sauvé la mise ? demanda Abraham.
— J’ai tiré une balle. Je vais devoir recharger mon fusil. Ma nuit ne sera pas facile.
Abraham ignorait ce qu’il voulait dire par là, mais il se força à lâcher un « désolé » maussade. Les autres se taisaient. Ils paraissaient préoccupés.
— Je vais m’occuper des chevaux, proposa-t-il quand ils mirent pied à terre.
Pendant que les autres préparaient le camp, il enleva les selles, les filets, entrava les jambes des mustangs pour qu’ils ne s’égaillent pas dans Symphonie. Il brossa leur robe trempée de sueur et collée par la poussière rouge de la route. Puis il cura leurs sabots, vérifiant qu’ils n’étaient pas blessés aux pieds. Se retrouver au milieu des dos et des crinières lui fit du bien. Cela lui rappelait les moments volés, à Fraora, quand l’aînée des Kessel, complice de ses petites fugues, avait proposé de lui apprendre à monter. Le jour où, pour la première fois, il s’était retrouvé sur le dos d’un cheval de course résonnait encore en lui comme l’un des plus beaux moments de sa vie. Il s’était pourtant à moitié cassé la figure, agrippant l’encolure des deux bras, le nez dans la crinière, tandis que la fille du comte riait. Mais quand il avait gagné en stabilité, à califourchon sur le dos nu de sa monture, il s’était senti libéré d’un poids. Les jambes du cheval prolongeaient ses membres. Ils partageaient leur énergie.
Abraham avait été un élève remarquable. Peut-être le meilleur, même si bien entendu, personne ne l’avait jamais laissé concourir.
Après tout, il n’était qu’un serviteur…
Bercé par ses souvenirs doux-amers, il commença à se détendre.
La violence de l’après-midi se dissipait. Son bras lui faisait encore mal, mais demain serait un autre jour…
Et surtout, Jarod se rapprochait.