Chapitre 9

Le petit groupe avait allumé un feu avec des brindilles pour réchauffer leur portion de maïs et de haricots. Abraham s’assit avec ses nouveaux camarades. Il n’osait pas engager la conversation et baissait le nez sur sa tasse de haricots. La nourriture avait un goût de brûlé. Il se promit, dès le lendemain, d’y remédier. La voix de Belle, montant d’un cran, le fit sursauter.

— Portons un toast à August, dit-elle.

Elle levait une petite flasque de whisky.

— À August.

Elle passa la flasque à Amy qui but une gorgée et leva ensuite la flasque à son tour.

— À August.

L’alcool passa de main en main, jusqu’à Abraham, qui murmura d’une voix rauque :

— À August.

— Nous tuerons la Harpiste pour honorer sa mémoire, déclara Belle.

— Oh oui ! approuva Jesse.

— Il a été mal greffé, affirma Lizzie.

— Bien sûr que non, rétorqua Earl. Mais il n’a jamais vraiment réussi à contrer son revers. Il a lutté autant qu’il a pu, mais au final c’est l’Ouest qui l’a tué. Cette foutue contrée est la seule responsable.

— Pourtant, il l’aimait, dit Noah d’un ton pensif. Il avait traversé l’océan pour venir ici, des rêves plein la tête.

— Quels étaient ses rêves ? interrogea prudemment Abraham.

— C’était un authentique aventurier, répondit Jesse. Il voulait défricher ce pays avant les autres.

— Il voulait que son nom reste, compléta Lizzie. Il souhaitait avoir quatre enfants. Que des garçons, bien sûr. Cet enfoiré ! rigola-t-elle soudain.

— Son nom restera, intervint Belle sérieusement. On sera là pour le prononcer tous les soirs.

Elle récupéra la flasque et répéta :

— À August.

Et tous les autres reprirent d’une même voix :

— À August.

Puis Jesse ajouta d’un ton sinistre :

— Foutue greffe.

Abraham se leva pour aller uriner dans les buissons. Le soleil n’était plus qu’une flaque rouge à l’horizon. Dans quelques instants, il devrait veiller, seul, sur ses compagnons, dans ce désert inconnu. Par rapport aux autres, il n’avait rien vécu. Il n’avait aucune expérience. Jesse avait raison. Il était un bleu.

— T’en fais une tête, commenta Earl en le rejoignant.

Lui-même avait une sale mine. Il était pâle et sa rose commençait à se faner dans son œil.

— Ta blessure te fait souffrir ? poursuivit le jeune homme défiguré. Tu souhaites que je regarde ?

— Si tu veux, accorda Abraham de mauvaise grâce.

— Je ne serai pas long, ne t’inquiète pas. Je ne vais pas tarder à m’endormir de toute façon.

— T’endormir ?

Earl retroussa la manche sur le bras d’Abraham.

— C’est mon revers.

— Mais tout le monde doit dormir, non ? C’est humain.

— Disons que je suis du genre à ne pas me réveiller du tout. La nuit, je suis comme un cadavre.

— À ce point ?

— C’est la photosynthèse. La lumière me donne vie, mais la nuit, je m’éteins.

Il nettoya la blessure d’Abraham avec un peu d’alcool. Le jeune homme maîtrisa un sursaut de douleur.

— Je désinfecte, expliqua Earl. Tu es douillet, dis donc.

— Non…

— Mais si, tu es tendre.

— Arrêtez avec ça.

— D’où tu viens ?

— De l’ancien continent.

— Je me doute, mais plus précisément ?

— Fraora.

— Mais encore ?

Abraham contrôla son agacement pour ne pas répondre trop sèchement. Noah lui avait parlé de la sensibilité d’Earl et de son désir de plaire. Aussi se força-t-il à répondre la vérité :

— Je travaillais dans un manoir, sur une falaise. Mon employeur a fait fortune dans l’élevage de chevaux de course.

— Le luxe et la volupté, fantasma Earl.

Il pinça son propre bras. Une épine de rose creva la peau, auréolée d’une gouttelette de sève verte. Earl recueillit plusieurs gouttes visqueuses sur son index, puis badigeonna la blessure d’Abraham avec. Ses mains paraissaient se refroidir de minute en minute.

— Qu’est-ce que tu fais, exactement ? voulut savoir Abraham.

— Tu te méfies ?

— Non…

— Tu devrais.

Il tenta de sourire, mais le résultat le rendait plutôt effrayant.

— La sève de mon greffon se mêle à mon sang, poursuivit-il. Elle est à la fois remède et poison. Je peux tuer un homme avec une seule goutte.

— Me voilà rassuré.

— Et je peux guérir mes amis.

Abraham l’observait dans la lumière déclinante. Son œil humain papillonnait, tandis que dans l’autre orbite, la rose s’était flétrie. Il était pâle sous ses cicatrices. Un autre pétale de fleur se détacha de son orbite pour tomber, comme une larme rose et froissée, sur le bras d’Abraham. Par réflexe, le jeune homme recula.

— Je te dégoûte ? demanda Earl, lugubre.

— Mais non ! mentit Abraham.

— Restons-en là. Je pense que ça ira pour toi, maintenant.

En quelques minutes, il paraissait avoir pris 100 ans. Le cœur d’Abraham se serra de compassion.

Earl fit mine de s’éloigner d’un pas traînant. Il chancelait de fatigue.

— Je vais t’aider à marcher, d’accord ? proposa Abraham. Appuie-toi sur moi.

— Je suis moche, n’est-ce pas ? renifla Earl en passant péniblement son bras sur les épaules d’Abraham.

— Pas du tout. Au contraire, tu es d’une beauté très singulière.

— Je suis défiguré. Même la rose ne parvient pas à m’embellir. Je te fais peur…

— Jesse est en train de reluquer ton cul.

Abraham inventait.

— Vraiment ? demanda Earl en se redressant comme il le pouvait.

Abraham réussit à faire marcher Earl jusqu’au feu et il l’aida à s’asseoir. La fleur mourante laissait désormais béante l’orbite noire de l’œil.

— Abraham, viens trinquer ! l’appela Noah.

Abraham sursauta de surprise : la tête de son camarade était enfermée dans une cage à oiseau. Il agitait la flasque à whisky dans leur direction.

— Profite… de ta… soirée, exhala Earl en s’étendant à même le sol.

— Merci…

Abraham n’était pas sûr que son camarade l’ait entendu. Il rejoignit Noah.

— C’est ton revers ? demanda-t-il en s’asseyant à côté de lui.

— Oh, tu parles de la cage ? Oui, bien sûr. La greffe me joue des tours, comme à tout le monde. Si je ne m’enferme pas la tête là-dedans, les pensées d’Astraios contaminent les miennes.

— Tu te transformerais en aigle ? s’enquit Abraham qui pensait à la panthère noire de Lala.

— Hélas non ! Je deviendrais simplement cinglé !

Il s’efforça de passer la flasque étroite entre les barreaux et lampa une gorgée de whisky.

— Les premières fois, quand je me suis fait greffer les yeux de l’aigle, mes nuits ont été particulièrement difficiles. Dès que le soleil se couchait, mes pensées ressemblaient à un cauchemar. Nos visions se mélangeaient. J’avais l’impression de me diluer, d’être envahi par l’aigle, et moi, je me répandais dans l’oiseau.

Astraios était enfermé dans une cage lui aussi. L’aigle ne cessait de s’agiter et de pousser des cris. Les barreaux comprimaient ses grandes ailes. Par la force de l’habitude, Noah ne s’en émouvait plus, mais Abraham se désola de ce triste spectacle.

— Et donc la cage fonctionne pour lui aussi ?

— Exactement. Elle maintient nos identités bien rassemblées, derrière des barreaux, chacune à sa place !

— Ton pouvoir, il en vaut vraiment la peine ? demanda Abraham, dubitatif.

— Et comment ! Je vois ce qu’il voit ! T’imagines pas comme c’est agréable de voler en plein ciel !

Il voulut s’accouder à la selle, dans son dos, dans une pose qu’il souhaitait sans doute décontractée mais qui lui arracha une grimace de douleur.

— Grâce à cette astuce, je peux profiter de mes nuits et enchaîner des tours de garde ! N’est-ce pas formidable ?

— Je peux prendre le premier si tu veux.

— Je ne suis pas fatigué !

— Noah prend le premier, décréta Belle en passant à côté d’eux à grandes enjambées. Tu feras le deuxième. Puis ce sera Amy. En cas de problème, tu réveilles Jesse.

— Et toi ?

— Moi, en dernier recours uniquement.

Elle dégaina plusieurs courtes dagues et, sous les yeux éberlués d’Abraham, entreprit de clouer sa propre ombre sur le sol. La forme blanche s’agitait dans tous les sens à chaque choc comme si cela la faisait souffrir. Quand elle fut immobilisée, Belle s’étendit sur son ombre en grimaçant. Amy s’allongea à côté d’elle, tendant le bras entre les couteaux pour lui prendre la main.

Elle a l’air vulnérable, ainsi, se dit Abraham, pensif.

Le pouvoir de Belle était redoutable, mais son revers la lésait puissamment.

Abraham détourna le regard pour s’intéresser aux deux derniers membres du groupe.

Jesse attachait les poignets gantés de Lizzie. En dépit du caractère gênant de la scène, l’adolescente plaisantait avec le pistolero.

— Comment vous avez su quoi faire pour maîtriser vos revers ? demanda Abraham à Noah.

— Souvent, le chirurgien qui t’a greffé peut t’aider, mais dans l’ensemble, les gens ont remarqué que plus la solution apparaissait bizarre et humiliante et plus le revers se trouvait entravé.

— Oui, en effet… Et votre camarade… August ? C’est son revers qui l’a tué, c’est ça ?

— Oui. Lui, c’était compliqué. Il s’était fait greffer récemment. Je crois qu’il n’a jamais vraiment réussi à contrôler sa malédiction. Aucun d’entre nous n’a compris. On s’est tous fait dépasser par le phénomène.

— Qu’est-ce qu’il s’est passé ?

Abraham avait conscience d’être indiscret, mais sa curiosité malsaine était trop forte, décuplée par le spectacle dérangeant de ses camarades entravés, attachés, encagés.

— Il s’était fait greffer un piquant de porc-épic. Son pouvoir était effrayant. Sa peau pouvait expulser des dizaines de piques acérées qui se plantaient comme des dagues dans ses victimes. Mais la nuit, elles migraient dans son corps. C’était incontrôlable. Elles ont fini par lui percer les poumons. Il est mort en crachant son sang. On n’a rien pu faire.

— Je suis désolé.

Ils gardèrent le silence un moment. Tous les autres s’étaient endormis et on n’entendait plus que les craquements espacés du feu de camp et le glapissement des coyotes dans la nuit.

— Et Earl ? reprit Abraham. C’est pareil, non ? Il a des racines ou des ronces épineuses à l’intérieur de lui ?

— Seulement sur les bras. Son revers est handicapant, mais pas trop méchant. Il suffit qu’il dorme et son greffon ne l’attaque pas. C’est pareil pour Jesse. Il cauchemarde toute la nuit, mais par rapport à Belle ou moi, ce n’est pas un revers trop dangereux.

— Et Lizzie et Amy ?

— Tu verras tout à l’heure. Si tu veux, je te refile mon tour de garde comme ça tu t’en mets plein les yeux.

— Non, non, c’est bon.

Abraham s’étendit sur le dos, la nuque contre le pan de sa selle. Son frère s’était-il fait greffer, comme eux tous ? Avait-il dû affronter un revers et s’humilier pour le repousser toutes les nuits ? Amy avait peut-être la réponse. Il faudrait lui poser la question, à elle seule, loin des oreilles indiscrètes…

Alors qu’il craignait de ne pas dormir, ses paupières se fermèrent lorsqu’une météorite stria le ciel d’un trait doré.

Noah le réveilla. Il lui sembla que quelques minutes seulement s’étaient écoulées.

— Ensuite, tu passeras le tour à Amy, lui rappela l’oiselier.

Abraham opina en silence, encore tout engourdi de sommeil.

La nuit était totale désormais et seul le feu dispensait sa lumière sur leur camp étrange. Le jeune homme envisageait de se préparer un café lorsqu’un martèlement sec attira son attention. Lizzie dormait, mais ses mains bougeaient de façon saccadée et leurs mouvements animaient le corps de l’adolescente en réaction. C’était comme si elle devenait la marionnette de ses propres mains. Son pouvoir tentait de la contrôler. Si elles n’avaient pas été liées, qu’auraient-elles tenté de faire ? L’étrangler ?

Voilà quelque chose que je préférerais ne jamais voir ! songea Abraham.

Il s’efforça de ne plus faire attention à elle.

Il redoutait qu’un danger n’advienne sous sa surveillance, mais les heures s’écoulèrent paisiblement, et il finit par réveiller Amy pour qu’elle le remplace.

Quand il la secoua par l’épaule, la jeune femme se releva très lentement. À côté d’elle, Belle s’agitait dans son sommeil, couchée dans son enclos de dagues, son ombre blanche allant et venant le long des lames, comme un fauve en cage.

Abraham resta près de la jeune femme, muet, indécis. Il avait tant de questions sur son frère.

— Va te recoucher, dit-elle d’une voix rauque, ralentie.

— Non. Ça va. Je voudrais te parler… si tu veux bien ?

Elle opina. Son mouvement était deux à trois fois plus lent qu’à la normale.

— Ton revers ? Il ralentit tes mouvements, c’est ça ? demanda-t-il.

— Oui. J’ai l’impression de peser une tonne. Mais par rapport aux autres, je ne souffre pas et ma vie n’est pas en danger.

Son débit était très lent lui aussi, un mot après l’autre.

— Tu ne voulais pas parler de moi, n’est-ce pas ? reprit-elle.

Il hésita. Avoir la confirmation que Jarod s’était fait greffer, c’était le perdre un peu plus… Il aurait encore pu préserver l’image de son frère, tel qu’il l’avait connu. Mais le désir de savoir était plus fort.

— Tu es la dernière à avoir vu mon frère, dit-il. Comment se portait-il à ce moment-là ? Était-il blessé ? Avait-il une greffe dangereuse ?

Elle prit une lente et profonde inspiration. Abraham était suspendu à ses lèvres, le cœur battant.

— Il allait bien, répondit-elle. Je n’ai pas remarqué de blessures. Il était greffé à la mâchoire.

— Comment ça ?

— Sa mâchoire inférieure était celle d’un fauve. Un puma. Pas de fourrure. Juste l’os blanc, qui rejoignait sa mâchoire humaine, ici.

D’un geste pesant, elle pointa sa propre joue de l’index.

— Ça ne lui faisait pas mal ?

— Non. Je ne crois pas.

— Quel était son pouvoir alors ?

— Quand nous nous sommes échappés de l’Opéra, il a sectionné le bras de notre geôlier d’un coup de dent.

Abraham éprouva une fierté déplacée.

— Et son revers ? s’enquit-il prudemment.

— Aucune idée.

Abraham essaya d’imaginer Jarod tel qu’Amy venait de le lui décrire. Après tout ce qu’il avait fantasmé, cette information pragmatique le soulageait. Sa greffe n’était pas trop handicapante et son pouvoir restait modéré. Logiquement, son revers devait être à l’aune du niveau de sa magie : modeste.

Il visualisa Jarod, un drôle de sourire dentelé sur le visage. Et il eut envie de sourire à son tour. Tout allait bien. L’Ouest, à sa façon, avait été indulgent avec eux. Ils pouvaient s’en sortir. Il le fallait.