Depuis ce qui lui semblait une éternité, Jarod fixait le rideau rouge du théâtre. Il en oubliait de cligner des paupières. Ses yeux étaient secs et douloureux.
Comme à peu près tous les autres spectateurs massés dans la salle, il haïssait les représentations, mais la musique qui montait de l’orchestre les contraignait à s’asseoir, à ne pas bouger, à regarder. Et ces derniers temps, la Harpiste multipliait les spectacles.
La tête de Jarod pivota lentement sur son cou crispé, luttant contre le pouvoir paralysant de la musique. La jeune fille à la chemise à carreaux était assise à côté de lui. Il la trouvait plutôt jolie avec ses cheveux lisses et noirs, coupés au carré, qui encadraient son visage délicat. Pas bien grande et amaigrie par les semaines d’emprisonnement, elle ressemblait à un petit oiseau fragile perché sur le gradin. Elle regardait fixement la scène, les yeux grands ouverts. Des larmes coulaient en silence sur ses joues.
Ça ira, pensa-t-il à son intention. Ce n’est pas toi sur cette scène. Ce n’est pas moi non plus. Alors, ça ira. On vivra au moins un jour de plus.
Elle n’entendait rien de ses pensées, bien sûr. Tout au plus sentait-elle son bras qui appuyait légèrement contre le sien, en un soutien muet… Leurs peaux contrastaient, blanche pour elle, brun foncé pour lui.
Depuis que Jarod avait été capturé et traîné à l’Opéra, il avait repéré quelques personnes qui lui paraissaient sympathiques. Les prisonniers n’étaient pas autorisés à se parler. Ils échangeaient des regards, ou bien des sourires fatigués. Aussi Jarod inventait-il leur vie. Il imaginait leur parcours, leurs rêves et leurs espoirs avant que la Harpiste ne fasse voler leur existence en éclats : ils étaient arrivés de l’ancien continent ; ils s’étaient lancés en quête d’une parcelle de paradis dans l’Ouest sauvage, cette contrée immense, pleine de promesses, mais aussi gangrenée par le danger et les monstres ; ils s’étaient fait greffer pour acquérir de grands pouvoirs… Et puis ils étaient tombés entre les mains de l’ogresse de Symphonie.
Tu as l’air d’avoir vu bien des horreurs, pensa-t-il avec compassion en observant sa voisine.
Même si elle était jeune, environ 25 ans comme lui, il y avait une ombre dans son regard, et une pesanteur dans ses gestes, qui trahissaient les épreuves…
Elle était otage depuis plus longtemps que lui. Sans rien savoir d’elle, il la considérait comme une amie. À l’Opéra, on finissait par se contenter de peu de choses… Mais quand même, plusieurs fois, elle s’était débrouillée pour s’asseoir à côté de lui pendant les représentations. Comment faisait-elle ? Mystère. Jarod, lui, allait où les instruments le guidaient. Il n’avait jamais pu choisir sa place dans le grand théâtre.
Trois coups frappés sur le plancher de la scène, derrière le rideau rouge, le firent tressaillir. Le spectacle était sur le point de commencer.
Jarod se remit péniblement en place. L’imminence des horreurs qui allaient se déchaîner lui donnait la nausée, mais la musique l’empêchait également de vomir. La Harpiste n’aurait pas permis des réactions aussi triviales. Les larmes, en revanche, ne la gênaient pas, pas plus que les tremblements. Crispées autour de la délicate fleur rose, les mains de Jarod s’agitèrent. Son genou tressautait même si ses pieds paraissaient vissés au sol. De temps en temps, un frisson lui froissait l’échine et un spasme involontaire lui secouait l’épaule. Il avait mal aux molaires à force de les serrer. Sa grosse mâchoire greffée, en bas, appuyait sur sa petite dentition humaine, en haut. Parfois, il avait l’impression que l’émail allait éclater sous la pression de ses dents de fauve.
Au moins, ce n’est pas toi qui es sur cette scène… se répéta-t-il.
Il n’arrivait plus à réellement s’en réjouir. Pourquoi continuer à vivre dans ces circonstances absurdes ? La Harpiste avait fait de lui son jouet. Alors, mourir sur scène… En finir… Ne plus souffrir…
Ton frère ne saura jamais.
Penser à Abraham lui redonna ce petit regain de courage dont il avait besoin. Il parvint même à tourner de nouveau la tête et à esquisser un sourire que sa voisine capta du coin de l’œil. Elle ne le lui rendit pas, mais dans ses yeux noirs passa fugitivement un éclair de gratitude.
Soudain, la musique changea. La reine des lieux faisait son apparition. Elle s’avança majestueusement jusqu’à la balustrade ouvragée de son balcon privé. Un gémissement de terreur monta de la foule dans les gradins. Bien entendu, la Harpiste ne les regardait pas. Elle n’avait pas de tête, pas de visage, à sa place s’élevait une harpe blanche, mais tous avaient l’impression que son attention sadique était fixée sur eux. Comme souvent, elle était vêtue d’une splendide robe de soirée ivoirine et l’étoffe satinée tombait en drapés somptueux sur son corps élancé.
Ses longs doigts de musicienne s’enroulèrent autour de la balustrade. Des ongles rouges, parfaitement manucurés, faisaient comme dix taches de sang sur la rambarde claire. Puis d’un geste de la main, elle salua ses prisonniers. Aussitôt, l’orchestre joua plus fort, une mélodie entraînante. D’un mouvement synchronisé, les spectateurs posèrent la fleur sur leurs cuisses et se mirent à applaudir. Le son était étrange, comme le crépitement d’une pluie d’orage. Les premières fois, Jarod avait tenté de résister, mais la douleur était telle qu’il avait rapidement cédé et laissé ses bras s’envoler tout seuls, emportés par les notes ensorcelées. À côté de lui, la jeune fille applaudissait aussi, mais Jarod, surpris, remarqua qu’elle était légèrement à contretemps. Comme il ne pouvait pas l’interroger, il s’abandonna à la contrainte, puis la Harpiste, enfin, s’assit et la musique les libéra ; elle se réduisit à un petit tempo en sourdine, juste ce qu’il fallait pour les maintenir à leur place, et que personne ne hurle ou ne vomisse.
Jarod reprit la fleur. Il la fit tourner doucement entre ses doigts. Un peu de patience. Ce serait bientôt terminé.
Dans les travées de la salle, des serviteurs mouchaient les candélabres. Une subtile odeur de fumée se répandit dans le théâtre. Le rideau de velours rouge frémit. Jarod avala péniblement sa salive. Connaîtrait-il la personne sur scène ? Il détestait cela, lorsque la victime lui était familière.
Le lever de rideau dévoila l’entièreté de la scène. Une femme se tenait debout, au centre, terrifiée. Les yeux exorbités, elle scruta le parterre de musiciens, et derrière eux, les spectateurs massés sur les gradins. Les lumières de la rampe l’aveuglaient et sans doute ne discernait-elle qu’une présence estompée dans l’obscurité. Mais, bien sûr, elle savait qu’ils étaient là. Elle avait été spectatrice, elle aussi, avant d’être propulsée actrice.
Elle trébucha en avançant vers la limite de la scène. L’orchestre ponctua ce faux pas d’un son discordant, comme pour se moquer d’elle. Ses lèvres tremblantes articulèrent un « aidez-moi » muet. Dans la salle, personne ne bougea. Pourquoi l’avait-elle tenté ? Elle ne faisait que s’humilier davantage…
La jeune femme s’arrêta, les épaules voûtées, comme si le poids du malheur s’abattait sur elle. La musique reprit alors un peu plus gaiement, pour l’inciter à danser. Elle finit par se redresser et son visage s’éclaira d’un semblant de détermination. Au moins allait-elle essayer. Se battre. Elle n’était pas encore morte. La Harpiste graciait parfois les danseurs ou les chanteurs qu’elle appréciait.
La jeune femme esquissa un pas sur le côté. Elle était gauche, mais sa légèreté compensait. La musique l’accompagna. Elle commença par se promener, plus que danser, comme si elle s’échauffait, puis, dans un sursaut d’énergie, elle se cambra et sauta, les jambes écartées.
Pas mal !
Jarod se prit à espérer. Peut-être quitterait-elle le théâtre en vie…
La jeune femme pirouetta, repartit sur la droite en pas chassés, sauta à nouveau à l’autre bout de la scène. L’orchestre soulignait chaque geste. Quand elle accélérait, il se faisait virtuose, mais dès qu’elle se trompait, les instruments marquaient son échec d’un couac retentissant.
Prenant de l’assurance, elle tournoya sur elle-même. Sa tête emportait le haut de son corps. Elle joignit les mains, les bras tendus, et continua de tourner, de virevolter. La musique la transportait, à présent. Elle volait sur les notes et Jarod pensa :
Elle est douée.
L’orchestre s’emballa. Gagnée par un enthousiasme fou, la jeune femme bondit le plus haut possible, tête et bras rejetés en arrière. Elle se réceptionna sur un pied, puis s’agenouilla sur les planches, et s’enroula autour de ses propres jambes. La musique ralentit. Ses gestes devinrent tendres. Elle se balança doucement, avant de se relever avec grâce. Son corps svelte se déplia. Sa robe légère accompagna son mouvement quand elle tourna sur elle-même une dernière fois, très lentement. Elle tendit un bras vers la Harpiste en un salut final, et se figea dans cette posture. En cet instant, même si elle avait probablement été arrachée à un ranch ou au comptoir d’une boutique, elle ressemblait vraiment à une ballerine.
Jarod attendit, crispé, l’ordre qui le ferait applaudir la performance de la jeune femme.
La Harpiste se leva de son trône. Tous les yeux se tournèrent vers elle. Dans une seconde tomberait son jugement. Son long bras se déploya avec lenteur. Son poing fermé se tendit vers la foule. Elle déplia le pouce.
Et le pointa vers le bas.
Une clameur déchirante monta de la scène, aussitôt couverte par l’orchestre qui se déchaînait afin de clouer la malheureuse à sa place et l’empêcher de fuir.
La jeune femme, à genoux, sanglotait.
Dans le public, quelques personnes s’agitèrent. Jarod tenta de se lever. La musique s’enroula autour de lui. Ses bras plièrent douloureusement. Il ne résista qu’un instant avant de céder. C’était inutile. La jeune femme était condamnée de toute façon. Il effectua le geste fatal avec l’énergie du désespoir : il jeta la fleur sur la scène. Les autres spectateurs l’imitaient. La pauvre danseuse se retrouva bientôt au milieu d’un tapis de pétales roses dont le poison se déployait à chaque choc du pistil contre le sol. La brume toxique scintillait dans la lumière des bougies. Le pollen adhérait comme des paillettes d’or à la peau de sa victime. Assez vite, elle fut prise de convulsions. Les mains sur la gorge, la bave au coin des lèvres, elle s’écroula sur le flanc et se tordit en vain durant de longues minutes d’agonie. Quand le nuage de poison se dissipa, elle demeura immobile, ses yeux vitreux posés sur le public qui l’avait tuée.
Satisfaite, la Harpiste se retira. Les spectateurs se levèrent les uns après les autres et quittèrent le théâtre, du pas raide et cadencé imposé par l’orchestre. Ils étaient tous différents, des jeunes, des vieux, parfois des enfants enlevés à leur famille, mais dans leurs yeux creusés par les insomnies, on lisait la même angoisse, et quelques larmes coulaient en silence.
Jarod et sa voisine restèrent à leur place. Bientôt, il n’y eut plus qu’eux dans la salle déserte, et les musiciens bien sûr, qui les surveillaient au cas où ils tenteraient quelque chose. En dépit du cadavre sur la scène, les circonstances étaient plutôt plaisantes. Jarod allait pouvoir passer quelques minutes avec la jeune fille.
— Je crois que c’est à nous qu’incombe la tâche d’évacuer le corps, dit-elle.
Les premiers mots qu’ils échangeaient. Elle avait une voix rauque, chaude et agréable, mais peut-être était-ce dû au fait qu’elle n’avait pas parlé depuis longtemps.
Jarod se leva, faisant craquer ses genoux. L’immobilité forcée avait tendance à gripper ses articulations.
— Je suis désolé, dit-il.
— Pourquoi ? s’étonna sa voisine. Ce n’est pas ta faute.
Elle avait raison, et il s’en voulait de cette entame peu glorieuse. Pourquoi ne lui avait-il pas tout simplement demandé son prénom ? Le moment était passé à présent. Troublé, il la suivit pour monter sur la scène afin de rejoindre le corps abandonné au milieu des pétales roses. Les musiciens scrutaient chacun de leurs gestes avec l’avidité de prédateurs. Rajouter deux cadavres à la tuerie de ce soir ne leur donnerait aucun scrupule.
— J’espère qu’il n’y a plus de poison, dit la jeune femme.
— Je ne crois pas.
Ils se penchèrent sur la danseuse morte. On aurait dit une autre personne, pâle, raide et figée. Presque un objet. Cela aida Jarod. Il s’efforça d’imaginer que tout ça était faux, du mauvais théâtre. Machinalement, il chercha quel organe la jeune victime s’était fait greffer, mais ne trouva rien d’évident. Chez certaines personnes, les modifications restaient discrètes. À moins qu’elle ne soit encore humaine à cent pour cent, comment savoir ?
— Je vais la prendre par les épaules et toi, tu lui tiendras les pieds, proposa-t-il. Ce sera plus facile.
— D’accord, merci.
— Je m’appelle Jarod, au fait.
Enfin, il se décoinçait !
— Amy, se présenta-t-elle à son tour.
Ils se coordonnèrent pour soulever la danseuse. Elle était plus lourde qu’attendu. Jarod dut réassurer ses prises avant de partir à reculons.
Un musicien armé d’un violon les escorta, jouant une mélodie qui ne les contraignait pas, mais dont la présence menaçante leur rappelait qu’ils n’étaient que les esclaves de la Harpiste. L’homme était greffé : on avait sectionné son bras au niveau du coude et à la place, on avait cousu un archet. Une clé de sol était tatouée sur son front. Jarod se demandait s’il accomplissait la volonté de la Harpiste de son plein gré ou si lui aussi était soumis à un sortilège.
Ils traversèrent les longs couloirs de l’Opéra avec leur chargement macabre. Il n’y avait plus personne dans les corridors et les halls. Les gens étaient probablement retournés s’entasser dans les loges, à attendre le bon vouloir de leur reine folle.
Enfin, au bout d’une progression éreintante dans le dédale de couloirs et d’escaliers, ils sortirent au grand jour par les portes principales. La lumière du soleil les fit cligner des paupières. Sa chaleur se répandit sur leur visage et leurs bras. C’était comme un baume… Jarod s’emplit les poumons de l’air sauvage. Puis il arrêta, parce qu’il avait senti, encore discrète sous l’odeur de poussière, la pestilence du charnier.
Il descendit la première marche, les yeux fixés sur l’horizon. La liberté n’était qu’à quelques pas de lui. S’ils parvenaient à se défaire de leur geôlier, ils pourraient s’enfuir…
Je retrouverai Abraham, pensa Jarod. Je le serrerai dans mes bras et je lui dirai comme je regrette…
La vérité, c’était qu’au moindre geste suspect qu’il ferait, le violoniste jouerait une mélodie incapacitante et dès le lendemain, il danserait sur scène… Ou pire.
Avec Amy, ils descendirent prudemment les immenses escaliers blancs maculés de la poussière rouge du désert. Une fosse était creusée bien en évidence à quelques pas de l’Opéra. Une lucarne dans les murs des loges donnait sur le charnier pour que les esclaves se rappellent où ils atterriraient en cas de révolte. Parfois, quand le vent soufflait du mauvais côté, l’odeur ignoble envahissait l’Opéra. Le bourdonnement des mouches s’éleva comme ils se rapprochaient.
— Faisons ça vite, proposa Jarod.
Amy le regarda d’un air bizarre. Quelque chose passa entre eux. Le musicien était resté près de l’escalier, le violon coincé sous le menton, l’archet en position.
« Qu’est-ce qu’il y a ? » interrogea muettement Jarod.
— Je peux résister à la musique, dit-elle à voix très basse.
Jarod eut l’impression de sentir le sol s’ouvrir sous ses pieds : un vertige le saisit, suivi d’un rebond monstrueux, comme l’espoir déferlait en lui. Dans le théâtre, il avait entendu Amy applaudir à contretemps. Plusieurs fois, elle s’était assise à côté de lui, comme si elle disposait de son libre arbitre. Elle disait la vérité.
Comment est-ce possible ? se demanda-t-il.
Mais ce n’était pas le moment pour les questions.
— Je suis désolée. C’est ma seule chance, poursuivit la jeune fille.
— Je viens avec toi, dit aussitôt Jarod.
— Non, je veux prendre ce risque seule. Je ne supporterais pas que quelqu’un meure à cause de moi.
— La Harpiste va me tuer tôt ou tard.
— Tu risques pire que la mort, insista Amy. Même si on parvient à échapper au violoniste, la Harpiste enverra des hordes de musiciens sur nos talons.
— Je m’en fous ! Hors de question que je reste ici !
— Non… Jarod…
— Je t’aiderai, affirma-t-il en désignant d’un geste rapide sa grosse mâchoire greffée.
Elle le regarda intensément puis cligna des yeux, pour lui signifier qu’elle avait compris.
Ils firent basculer le corps de la danseuse dans la fosse, puis marchèrent en direction de leur gardien. Ils ne se pressaient pas et affectaient un air résigné. Pourtant, l’adrénaline fusait dans les veines de Jarod. Son pouls accélérait. Le musicien gardait l’archet bien positionné sur les cordes du violon, prêt à lancer une note offensive à la moindre menace. Quand il fut suffisamment proche, Jarod s’élança. Il effectua presque deux enjambées avant que l’archet n’arrache à l’instrument une vrille qui se planta dans ses nerfs. Son corps se paralysa. Il manqua basculer à plat ventre, mais réussit à force de volonté à rester debout, tous les muscles contractés dans l’effort pour lutter contre la musique. Amy aurait dû être piégée elle aussi, mais comme elle l’avait annoncé, elle bougeait encore, résistant au sortilège. Avec un cri de guerre, elle se jeta sur le violoniste, les ongles en avant, les lèvres retroussées sur les canines. Le musicien n’eut pas le temps d’avoir peur. Elle le percuta de tout son poids, le faisant vaciller en arrière. L’archet glissa. La musique s’interrompit avec une fausse note et Jarod retrouva l’usage de ses jambes. Il se précipita à l’assaut pour aider la jeune femme. Son poing s’écrasa sur le visage tatoué du musicien. Le nez craqua sous ses jointures et du sang chaud rejaillit sur sa main.
Vas-y ! s’encouragea-t-il.
Du genou, il frappa de toutes ses forces à l’entrejambe. Le violoniste poussa un petit cri étranglé en se pliant en deux, le souffle court, les joues creuses. Son archet inutile pendouillait au bout de son coude. Jarod ne lui laissa pas le temps de se ressaisir. Il le mordit. Ses dents de puma s’enfoncèrent dans le bras du musicien comme dans du beurre. L’os se brisa entre ses mâchoires surpuissantes. L’homme hurla, blêmit. Jarod serra plus fort et, avec un claquement humide, lui sectionna le bras. L’archet tomba d’un côté, le violoniste de l’autre. Un geyser de sang éclaboussa Jarod, sa tête, son torse, ses dents de monstre…
Sa victime s’écroula sur le sol rouge, les yeux révulsés. Le violon, écrasé sous lui, avait émis un craquement satisfaisant. Jarod resta quelques secondes à le regarder avec une surprise interloquée.
Il l’avait fait.
Il était libre.
— Cours ! lui hurla Amy.
Elle s’élança à toutes jambes. Jarod aperçut du coin de l’œil des hommes qui se bousculaient en haut des marches. Tout l’Opéra allait se lancer à leur poursuite…
Il fit volte-face et courut derrière Amy.
— On va avoir de la compagnie ! avertit-il.
— Des musiciens ?
— Je ne sais pas !
Parler l’essoufflait.
— Cours ! conclut-il.
Derrière lui, le tumulte de la poursuite augmentait, un bruit de course, des halètements, mais pas de musique… Pas encore.
Ils parcoururent ainsi presque cinq cents mètres. Le souffle saccadé de Jarod lui emplissait la tête. Il avait conscience de pousser des râles rauques en courant, qui ressemblaient à des plaintes ou bien à des cris de colère. Un aboiement bizarre résonna dans son dos.
Ne te retourne pas !
Incapable d’obéir à cette injonction, il jeta un œil par-dessus son épaule, et eut la vision démentielle d’une horde d’hommes et de femmes qui couraient sur leurs mains et leurs pieds, comme des animaux, la bouche ouverte, leurs cheveux sales flottant sur leur dos zébré de cicatrices, bleuis d’hématomes, une laisse traînant encore dans leur sillage…
Quoi ?
Peu importe qui ils étaient. Dans trente secondes, les deux fuyards seraient rejoints et taillés en pièces. Jamais ils ne s’en sortiraient. Même avec une mâchoire greffée. Il ne casserait que deux ou trois os avant d’être massacré.
Les cuisses saturées d’acide lactique, Jarod accéléra pour gagner encore quelques mètres de liberté.
— Amy ! hurla-t-il.
— Quoi ? vociféra-t-elle en retour.
— Je vais les retenir. Toi, sauve-toi ! Échappe-leur ! Et en échange, préviens mon frère. Abraham Winters ! À Fraora ! Chez les Kessel ! Dis-lui ! Promets-moi !
Elle se retourna vers lui, les lèvres entrouvertes sur une réponse qui s’étrangla quand elle découvrit leurs infâmes poursuivants.
À la place, elle couina :
— Oui !
À bout de souffle, Jarod ralentit et se laissa distancer.
Il volta pour faire face à la meute humaine. Son pied atteignit le premier « chien » au menton et lui claqua les mâchoires avec violence. Un bout de langue rose tomba sur le sol, tandis que l’homme chutait à sa suite en gargouillant, la bouche pleine de sang. Le second « chien », Jarod l’attrapa par les cheveux et le propulsa sur le côté, mais au même moment, une femme le saisit au mollet et le déséquilibra. Il s’abattit violemment sur le sol. Des lumières jaunes, rouges et blanches dansèrent devant ses yeux. Il se retourna ; un homme et une femme se cramponnaient à sa jambe et leurs dents le labouraient. Le reste de la meute arrivait à une vitesse étourdissante. Dans dix secondes, il serait submergé.
Sa seule volonté, désormais, c’était qu’Amy s’en sorte.
Ainsi, au moins, son frère saurait.
— Alors, les clébards ? rugit-il. Vous voulez vous battre avec un puma ?
Il déchaîna ses dernières forces.