CHAPITRE 11

CAPRI

NOTRE ESCADRILLE DÉMÉNAGE À Sidi el Hani, à 30 minutes de vol de Pavillier. La saison des pluies approche et notre aérodrome est paraît-il vulnérable aux inondations soudaines. La terre rouge devient alors une boue gluante qui paralyse tout. C’est d’ailleurs avec cette boue mêlée à de la paille que l’on fabrique des briques pour construire les habitations des villages.

On a mis trois jours à tout déménager. Ensuite, les opérations recommencent, à nouveau des bombardements sur l’Italie. Je vole souvent avec l’équipage du lieutenant d’aviation Anderson. Cette nuit, nous transportons 36 fusées parachutes. Notre mission est d’illuminer la cible de Formia, port de mer situé au nord de Naples, afin de faciliter le travail des Wellington chargés à bloc qui nous suivent.

Le départ se fait sans incident. Vue de ma tourelle, à 10 000 pieds d’altitude, la presqu’île du cap Bon est comme un tremplin vers la Méditerranée. À ma gauche se trouve après un moment la côte ouest de la Sicile. À terre, on a éteint même les plus timides lumières afin de tenter de déjouer l’ennemi et nous naviguons en nous servant de la luminosité des étoiles.

Je voyage entre les ténèbres et ces étoiles qui scintillent. Il nous reste plus de 300 milles à parcourir au-dessus de la mer avant de pouvoir atteindre la cible.

Le pilote nous signale que Capri est en vue. L’île est un point de repère essentiel pour le navigateur. Pendant qu’il ajuste les données, je fredonne la chanson de Tino Rossi, C’est à Capri que je l’ai rencontrée, souvenir de mes études à l’École technique de Québec...

Cette île, comme une tache sur la mer, ne peut se dérober à nos regards. Le vrombissement des moteurs des 40 bombardiers Wellington aura sûrement réveillé même les amoureux dans leur bulle. À bord, la tension augmente.

Attention crew! Anderson here! Watch out for fighters. We are getting into the target area.

Au-dessus de la mer, les chasseurs ont beau jeu. Depuis la défaite des Italiens, les Allemands seuls sont présents dans les nuits de l’Italie. De ma tourelle, adossé au fuselage, je scrute le ciel sans arrêt à la recherche de l’ennemi. Mais je ne vois rien de suspect. La nuit est d’encre et si un chasseur s’approche, j’ai en fait peu de chance de le voir. Notre Wellington est finalement une proie très facile.

Que peut-il y avoir de si important à Formia pour attirer l’attention de nos stratèges?

Le viseur de lance-bombes ouvre les portes de la soute et dirige l’avion vers le centre de la ville de Formia. Le but est de larguer des fusées selon un axe sud-nord pour ensuite faire une boucle, revenir sur notre cible, puis larguer d’autres fusées, de façon à créer une croix de feu sur la ville.

Les fusées tombent en cascade et dérivent lentement au-dessus du port de mer. Je vois des bateaux, des quais et les cours de triage des chemins de fer. Nous devons faire vite et laisser la place afin de permettre à nos compagnons de déverser leurs cargaisons de bombes. L’opérateur radio avise le poste de commandement, à Sidi el Hani, que les fusées ont été larguées. De ma tourelle, je vois la ville baignée d’une lumière intense et suis des yeux quelques fusées qui tombent dans la mer. Soudain, de puissants projecteurs nous éclairent et des canons antiaériens nous tirent dessus.

À trois reprises, nous sommes touchés par des éclats d’obus. Il n’y aucun blessé et pas de dommages sérieux apparents. Nous quittons la zone alors que les premiers bombardiers arrivent avec leurs bombes. J’observe au sol plusieurs explosions, mais aucun incendie n’éclate cette fois. Qu’ont atteint les bombes?

Nous changeons de cap pour rejoindre notre base en Tunisie. Trois heures de vol au-dessus de la mer nous en séparent. Je dois rester en alerte, car les chasseurs allemands basés à Capodichino, près de Naples, ont dû repérer des bombardiers.

La monotonie du bruit des moteurs et la nuit profonde et sans nuages me détendent et embrument quelque peu mon esprit. Je passe d’un état de demi-conscience au sommeil et vice-versa. Dans mes rêveries, j’entends la voix harmonieuse d’Esther, puis celle de Wendy qui me répète sans cesse que les aviateurs ne tiennent pas leurs promesses. C’est le pilote qui me secoue et me ramène dans l’équipage:

Gill! this is Andy. Are you still with us?

OK Andy, I am here. How long before we land?

Two hours to go! répond Andy.

À l’est, l’aurore. Un nouveau jour naît. Bientôt un soleil orangé couvrira la Palestine, l’Égypte, le Liban et tout le Moyen-Orient. Ces noms évoquent pour moi tant d’aventures, d’histoires et de mystères. Nous approchons des côtes de la Tunisie encore endormie. vol.r au-dessus de la terre semble plus sécuritaire, mais je sais que c’est complètement faux. Le danger pour nous ne cesse qu’une fois au sol.

Après cinq heures et demie de vol, nous rentrons à la base. Comme chez-soi, c’est bien peu, mais tout de même suffisant pour être heureux d’y revenir. Le commandant, des officiers et des pingouins[30] sont témoins de notre arrivée. Ils s’empressent d’inspecter les bombardiers afin de constater les dommages que nous, les pigeons[31], avons infligés à leurs avions. Ils n’auront pour nous aucune sympathie, même si nous avons des aventures palpitantes à leur raconter. Le résultat demeure pour eux le même: ils doivent travailler plus pour remettre les appareils en état.