CHAPITRE 17

L’IRLANDAISE

LE GIGANTESQUE PALAIS DE danse qu’est Hammer-smith constitue certainement l’endroit idéal à Londres pour faire des rencontres. J’y fais la connaissance de Kathleen Ross. C’est une belle Irlandaise, aux cheveux roux et aux yeux verts. Elle travaille dans un laboratoire de verre optique où l’on fabrique des lentilles pour les appareils photo aériens.

Elle est veuve. Elle a deux enfants qu’elle a confiés à sa mère à Belfast.

Nous étions mariés depuis 10 ans, me confie-t-elle. Ma fille a sept ans, mon fils neuf. Je vais les voir à Belfast, une fois par mois.

Kathleen, je suis à Londres seulement pour deux jours. Pouvons-nous nous rencontrer demain pour le déjeuner?

Bien sûr, me dit-elle. Rendez-vous au Lyon’s Corner House sur Piccadilly Square.

Le lendemain, tel que convenu, nous prenons un repas au Lyon’s. Le rationnement alimentaire ne permet pas des menus très variés, mais c’est tout de même plus agréable d’être ici qu’à Tholthorpe.

Nous profitons du beau temps pour nous promener: Piccadilly, Marble Arch, Leicester. Nous allons aussi marcher dans le magnifique Hyde Park. Pour la première fois, je vois de majestueux cygnes blancs, dont la protection est assurée par la famille royale. Ensuite, nous nous rendons au London Bridge puis à la Tour de Londres, où les bijoux de la couronne britannique sont aujourd’hui gardés.

Cette nuit, Kathleen, tu veux bien rester avec moi à mon hôtel?

Yes, Gill, but I must leave early tomorrow morning.

Après le spectacle au cabaret The Windmill, nous prenons le Tube train pour l’hôtel Maple Leaf à Kensington. De 10 ans mon aînée, elle transforme ses chagrins en des moments de volupté intense qui durent toute la nuit. Elle me raconte qu’elle s’est mariée à 18 ans et que son mari travaillait pour les chemins de fer comme électricien. Il a été tué lors d’un raid aérien...

Tu vois, me dit-elle, je le croyais en sécurité. Je ne peux pas m’apitoyer sur mon sort de femme. Il y a des milliers d’histoires plus tristes que la mienne. Dans toutes les familles des êtres aimés ont été victimes de la guerre. Des aviateurs se sont perdus dans les jungles de la Birmanie, des marins se sont perdus en mer. Dans toutes les familles, il y a des soldats morts ou blessés. Et que dire des prisonniers de guerre. Chacun de nous vit un drame terrible causé par la guerre. Toi, Gill, tu es chanceux jusqu’à maintenant. Tu te prépares à l’assaut de l’Allemagne, mais tu es chanceux... Tu as dû lire dans les journaux ou entendre les histoires d’avions perdus lors des raids. Crois-tu vraiment que tu t’en sortiras indemne encore longtemps?

Yes, Kathleen... I cannot think about what will or will not happen.

Gill, j’aimerais partir pour la guerre. Je serais un bon soldat. Les hommes partent à la guerre et laissent les femmes. Il y aura des milliers de veuves après la guerre et il n’y aura pas d’hommes pour toutes ces femmes. Je voudrais partir à la guerre aussi...

Kathleen, j’ai une cousine qui a marié un Irlandais du nom de Maurice Walsh. Quand j’ai quitté Montmagny elle avait 14 enfants! Toi, avec ta belle chevelure rousse, tes yeux verts et ton visage rosé, je te prédis maris et amants, puis tout autant d’enfants que ma cousine Gabrielle! Tu rendras bien des veuves malheureuses. Tu sais, Kathleen, mon grand-père était un marin au long cours et il a parcouru les mers à la voile. Dans ses mémoires, il parle d’une escale dans le port de Queenstown, en Irlande. Il dit peu de chose de ce port de mer, mais il insiste sur la beauté des Irlandaises. Je constate qu’il ne ment pas. A-t-il couché lui aussi avec une belle rousse?

Avant l’aube, notre rage de vivre est apprivoisée, ses pleurs se sont apaisés. Nos corps plus calmes, vidés de leur énergie, nous sommes en proie à un fou rire incontrôlable qui sape nos dernières forces. Nous sombrons alors dans un profond sommeil.

La lumière du jour nous réveille. Après le petit déjeuner, une dernière étreinte, un dernier adieu, puis nous nous quittons, sans promesse aucune.

À mon retour à Tholthorpe, le capitaine d’aviation Saint-Amour m’avise que je pars avec lui pour la base de Linton-on-Ouse pour mon entraînement sur les quadrimoteurs Halifax. Nous partons demain matin en staff car!

L’alouette retourne à la guerre. Enfin.