Le goût du sang
Bouillonnant de rage, Jeremy réprima pourtant l’envie féroce de resserrer ses mains autour du cou de Ventousi. Quant à Allison, elle tourna patiemment autour de l’homme comme un requin prêt à dévorer sa proie. Puis, de manière tout à fait inattendue, elle se jeta sur l’assassin qu’elle bourra de coups en hurlant des injures. Jeremy eut l’horrible impression de revoir son père à son enterrement. Cette fureur incontrôlable. Il se précipita et attrapa la jeune fille.
— Là là, fit-il doucement alors qu’elle résistait avec une force surprenante, calme-toi, respire, cela ne sert à rien !
L’espace d’un instant, il eut l’impression que les yeux de la jeune fille viraient au rouge. Cessant enfin de se débattre, Allison éclata en sanglots dans ses bras. Ému, il la serra fort contre lui. Lili se rapprocha et les entoura de son étreinte, quasi maternelle. Pour la première fois, Jeremy ne fut pas emporté par son désir pour l’Ange rousse, trop préoccupé par la détresse d’Allison.
Après quelques minutes, celle-ci finit par se dégager, accepta le mouchoir que lui tendait Lili et essuya ses larmes. Elle tourna le dos à leur assassin afin de résister à la tentation de lui sauter dessus à nouveau.
— Lili, dit-elle d’une voix encore brisée par l’émotion, si vous parliez à Ventousi, vous pensez qu’il vous écouterait ? Qu’il vous obéirait ?
— Ma chère, nous allons voir cela tout de suite !
L’Ange rousse se pencha alors à l’oreille du chercheur et susurra :
— Tu as une énorme envie de dormir. Tu te sens très fatigué et tant pis si les autres te voient dormir, tu t’en fiches, la fatigue est trop grande avec tout ce que tu as à gérer.
Tendus, ils dévisagèrent Ventousi, mais celui-ci ne broncha pas, trop occupé à essayer de joindre son tueur.
— Ça ne marche pas très bien votre truc, lâcha Allison, dédaigneuse.
Lili lui jeta un regard froid puis, sans crier gare, franchit le mur à demi vitré qui les séparait d’une autre partie du laboratoire. Elle murmura à l’oreille d’un homme qui regardait dans un microscope et, au bout de quelques secondes, il se mit à bâiller, puis décala sa chaise, posa ses bras sur la table et piqua un petit somme. Jeremy songea soudain que si les Anges rouges s’amusaient à faire le coup à des automobilistes, il comprenait à présent pourquoi il était aussi difficile de lutter contre les accidents de la route.
Lili revint dans le bureau, ses yeux verts brillaient de satisfaction.
— Alors ?
Allison l’admit de mauvaise grâce.
— Ça fonctionne sur lui, mais pas sur Ventousi…
Impuissante, Lili esquissa une petite grimace.
— Je suis désolée. Nous pensions sincèrement pouvoir vous aider, Jeremy et Allison, car notre pouvoir peut réellement influencer un vivant, mais, face à un tel monceau de cupidité, de peur et d’avidité… Je reconnais que cela ne marche pas. Il ne m’entend pas. Il ne m’écoute pas, il est bien trop préoccupé par ses soucis et sa fortune. Il faudrait être un Rouge très puissant pour pouvoir le manipuler et encore !
Allison releva brutalement la tête.
— Pourquoi un Rouge plutôt qu’un Bleu ? Je croyais que c’était la même chose ?!
Oui, Jeremy aussi d’ailleurs. Surtout après avoir vu les deux vieux Anges bleus souffler comme une bougie l’Ange rouge qui torturait sa sœur.
La grimace de Lili s’accentua.
— Malheureusement, ce n’est pas tout à fait exact. Plus il y a de sentiments négatifs et plus ils sont puissants, plus les Anges rouges peuvent s’en nourrir et donc devenir puissants eux aussi. Certains vieux Anges rouges sont absolument terrifiants. Vous allez pouvoir le constater ce soir lors du duel.
Jeremy frémit en pensant à ce qui les attendait, d’autant que le mot « Chimère » renfermait une connotation un peu trop mythologique à son goût. Les Anges avaient-ils réussi à recréer et organiser des sortes de… jeux du cirque ? Avec des gladiateurs ? Et des créatures terrifiantes ?
Mais, pour l’instant, seule l’inquiétait Allison. Son obsession était en train de se développer. Hors de question de la laisser devenir un Esprit Frappeur.
Il la prit par la main. Elle tressaillit. Cela lui fit de la peine. Qu’il tenta de masquer soigneusement. Mais le regard vert de Lili se posa sur lui, interrogateur. Elle aussi se faisait du souci pour Allison, il le voyait.
Pendant le reste de la journée, portés par l’obsession vengeresse d’Allison, ils espionnèrent Ventousi et le suivirent à son domicile en fin de journée. Allison gémit lorsqu’elle vit Peter, le fils de l’assassin, se précipiter dans les bras de son père, les yeux encore rouges d’avoir pleuré la mort de la jeune fille qui venait de lui être annoncée, avec ménagement, à l’école. Lili la tenait par la main, mais Allison faillit basculer dans la folie lorsque Ventousi s’occupa de son fils avec tendresse, essayant d’adoucir sa tristesse.
— Elle est au paradis mon cœur, dit gentiment l’homme en resserrant son étreinte, elle n’a pas souffert et maintenant elle veille sur toi, comme un Ange. Je sais qu’elle t’aimait beaucoup, je l’ai remarqué tout de suite. Je suis sûr que tu vas lui manquer autant qu’elle te manque.
Ainsi les monstres aussi pouvaient aimer. Cela surprit Jeremy qui avait l’impression que Ventousi n’avait pas le droit d’être ce père affectueux et attentif. Mais Allison, elle, n’y vit qu’hypocrisie et mensonge en dépit de la Brume bleue qui émanait de l’homme.
Peter n’avait que dix ans, mais il regardait déjà beaucoup la télévision en l’absence de son père. Involontairement, il lui livra une information capitale :
— C’est le même assassin, papa, celui qui a tué une femme et un homme avec un sabre, mais Allison s’est battue ! Elle a réussi à le tuer avant de mourir !
Arthur fut parcouru d’un frisson.
— Quoi ? Qu’est-ce que tu viens de dire ?
— Les policiers qui sont venus nous parler à l’école, ils n’ont pas voulu nous dire ce qui s’était passé. Il y a eu des reportages à la télé. Je les ai vus en rentrant à midi. Ils disent qu’en se défendant, elle l’a électrocuté. Bien fait pour lui !
La Brume marron foncé qui s’élevait désormais du chercheur révélait sa peur. Il consola son fils de son mieux, pourtant son esprit était visiblement ailleurs, imaginant tous les scénarios au fur et à mesure que la vapeur montait vers le plafond du salon.
Soudain, prétextant une vague urgence, il laissa son fils seul à la maison et sauta dans sa voiture. Lili, plus rapide, le suivit à tire d’aile tandis que Jeremy et Allison restaient auprès de Peter. Ventousi revint une demi-heure plus tard.
— Il vient de jeter son portable prépayé dans le fleuve, leur dit Lili, un peu essouflée. Il se débarrasse de tous les liens qu’il avait avec Khan !
À cette nouvelle, le son qu’émit Allison ressembla presque à un grognement. Silencieux, Jeremy songea que si la jeune fille avait exhalé de la Brume, comme les vivants, à ce moment, celle-ci n’aurait pas été d’une très jolie couleur… Elle n’avait jamais tenté de rentrer chez elle, de prendre des nouvelles de Clark, ou de son petit chien. Cela ne ressemblait pas du tout à l’Allison qu’il croyait connaître. Celle-ci lui paraissait maintenant froide et dure. En dépit de ses bonnes résolutions, elle n’avait pu s’empêcher de rôder autour de Ventousi tout l’après-midi, comme un fauve, crachant des insultes, cherchant dans son cerveau fébrile comment parvenir à lui nuire.
À le tuer ?
Jeremy devina qu’Allison éprouvait exactement la même chose que lui. Ce sentiment d’impuissance. Cette certitude de ne rien pouvoir faire. Il avait déjà vécu ça, par amour pour elle. Elle le vivait maintenant, mais son moteur à elle, c’était la haine. Dans les deux cas, le résultat était le même. Une obsession. Ce n’était pas bon, les Anges avaient raison. Parviendrait-il à rendre Allison suffisamment amoureuse pour lui faire abandonner ses projets de vengeance ?
Lili et Jeremy eurent beaucoup de mal, ils finirent néanmoins par arracher Allison à Ventousi. Une fois sortie de la propriété qui se trouvait un peu en dehors de New York, elle parut reprendre un temps ses esprits.
Mais ce fut pour agresser Lili.
— Vous ne voulez pas m’aider, j’ai bien compris ! Je jure que je vais trouver un moyen de rendre à ce monstre ce qu’il m’a… ce qu’il nous a fait. D’une façon ou d’une autre.
Lili haussa un sourcil et ses yeux verts fulgurèrent.
— Je n’ai pas dit que je ne voulais pas. J’ai dit que cela ne servirait à rien, je l’ai même prouvé, tu l’as constaté comme Jeremy. J’espère que tu comprends la nuance, petite Ange.
Allison lui jeta un regard noir et garda un silence maussade jusqu’à leur arrivée devant un grand amphithéâtre de Brume situé à l’intérieur d’un immense entrepôt. Ce qui étonna Jeremy puisque, jusqu’alors, les Anges créaient leurs lieux de rencontre dans des endroits où ils pouvaient prélever de la Brume. Or l’entrepôt se situait loin de toute habitation.
Le jeune homme soupira en entendant à l’intérieur les clameurs des Anges qui invectivaient des combattants. Oui, Fight Club, indéniablement. Ou l’arène, Rome et César, de la Brume et des jeux…
Grâce à Lili, ils purent y pénétrer, même si le vieil Ange mi-bleu, mi-rouge qui contrôlait l’entrée eut l’air très surpris de voir les deux Angelots.
— Tu sais ce que tu fais Lili ? grogna-t-il, menaçant. Ils sont bien excités là-dedans, ça fait des années que nous n’avions pas eu de duel et ces deux-là ressemblent sacrément à des casse-croûte…
— Je les protégerai Brent, pas de souci, répondit Lili avec légèreté. Flint est déjà arrivé ?
— Ouais, ce vieil enfoiré est déjà dans sa loge. Il t’attend.
Il posa son regard sur Allison et Jeremy et ajouta à leur intention :
— Faites gaffes à vos miches, les mômes ! Ne regardez pas les Anciens dans les yeux, ils considèrent cela comme un défi ici, et, croyez-moi, mieux vaut qu’ils ne vous remarquent pas !
La gorge serrée, Jeremy et Allison acquiescèrent. Oh, ils n’avaient pas, mais alors pas du tout, envie qu’on fasse attention à eux. Ils allaient s’employer à se faire tout petits et sans se faire prier !
Probablement influencé par le cinéma, Jeremy s’attendait à arriver dans un endroit glauque et crasseux, avec des gens surexcités et violents, et deux types en sang en train de se taper dessus, ou alors dans une arène, toujours avec les deux types, mais genre gladiateurs, essayant de se transpercer avec des épées et un trident. Sauf que, contrairement aux vivants, les vieux Anges n’avaient aucune raison d’organiser clandestinement des combats. Au vu et au su de tous, ils avaient donc investi cet entrepôt et les plus créatifs avaient sculpté la Brume jusqu’à la transformer en un somptueux amphithéâtre exclusivement composé de loges. De toutes les couleurs. Ce qui donnait une tonalité follement joyeuse à ce qui allait se révéler l’expérience la plus effrayante (en dehors de sa mort) qu’allait vivre Jeremy. Ce soir, beaucoup d’ailes bruissaient dans le public. Donc, logiquement, de très vieux Anges. Qui arboraient de profondes couleurs, bleues, violettes, rouges, bordeaux, preuve manifeste de leur puissance et de leur âge canonique. Au moins autant que de leur effrayant charisme. Certains cependant étaient totalement blancs, comme le grand chef du restaurant, annonçant ainsi la couleur de leur nourriture exclusive : la Brume du plaisir.
Soudain Lili passa un bras autour de la taille des Angelots et s’envola jusqu’à la loge de Flint. Allison n’avait même pas eu le temps de crier (bon, ce n’était pas comme s’ils avaient eu le choix, il n’y avait pas d’escalier et ils ne savaient pas voler…). La loge était luxueuse. Une alcôve tendue de velours bleu nuit, meublée de confortables fauteuils, et même de deux lits de repos qui firent rougir Allison. Un assortiment de Brume avait été disposé sur de petites tables basses afin de permettre à tous de se restaurer tout en assistant au spectacle. Lili et Jeremy n’avaient pas mangé depuis le matin, trop occupés à surveiller Ventousi, et purent en profiter avec joie. Allison, elle, avait l’estomac encore tout retourné par ce vol pourtant très court. Un Ange qui souffrait de vertige, elle se trouvait vraiment ridicule !
Jetant enfin un coup d’œil dans l’arène, Jeremy découvrit qu’il s’était trompé sur la raison des cris. Ce n’étaient pas deux Anges qui s’affrontaient, mais un Ange blanc, absolument magnifique, qui se métamorphosait pour illustrer une amusante histoire mêlant un homme, une femme et un cheval. Ce qu’ils avaient entendu n’étaient que les rires, les cris d’approbation ou les moqueries accompagnant ses transformations. Jeremy et Allison, bouche bée, assistèrent à la fin de la représentation, l’Ange comédien parvenant même à reproduire un chêne somptueux au feuillage vert. Pendant qu’ils regardaient le spectacle comme deux enfants, Lili raconta leur après-midi à Flint.
Et son échec avec Ventousi.
Flint fronça les sourcils et se mordilla la lèvre, ennuyé.
— Il ne t’entend pas, hein ? Mauvais ça. De nous tous, tu es celle qui influence le mieux les vivants. Mmmm.
Il soupira puis resta silencieux pendant plusieurs minutes. Dans l’arène, le conteur venait de terminer son spectacle et des Anges montaient à présent sur une estrade dorée entourée d’un haut grillage, ce qui fit frissonner Allison.
— Jeremy, Allison, écoutez-moi. De mon côté, je ne suis pas resté sans rien faire, finit-il par préciser. Après m’être reposé quelques heures, j’ai pris des renseignements sur ce fou au sabre. Il se nomme Naranbaatar Khan. C’est effectivement un tueur à gages. Il a pu nourrir une vingtaine d’Anges depuis trente ans, tant son énergie était toxique. Du coup, les trois derniers Rouges, que j’ai facilement retrouvés, sont furieux qu’Allison ait réussi à le tuer. Il représentait à l’évidence une importante source de nourriture. Bref. Ils ont bien confirmé que cet Arthur Ventousi l’avait engagé il y a quelques mois pour faire disparaître une certaine Annabella Dafing, l’une des chercheuses de son laboratoire qui en savait trop. Ils ont aussi confirmé que, lorsqu’il s’était rendu compte qu’Allison avait surpris une de ses conversations, il avait aussitôt donné l’ordre à Khan de la supprimer, ainsi que tous ceux à qui elle aurait pu parler…
— Mais c’est terrible ! s’exclama Allison en se levant d’un bond, soudain blême. Clark !
— Oui, lui aussi. C’était la raison pour laquelle votre tueur avait mis des micros dans votre appartement. Il voulait savoir qui il devait éliminer. Son arme favorite était le katana. Il se faisait passer pour un tueur en série qui assassine des gens un peu partout dans le monde ; en fait, il était très bien payé pour cela. Il ne pouvait plus parler car une bande rivale lui a fait avaler du plomb en fusion lorsqu’il était jeune, détruisant sa langue, son palais et sa gorge.
Jeremy retint un hoquet d’horreur. Il avait un peu trop d’imagination. Une simple brûlure était déjà très douloureuse, il ne voulait même pas savoir ce que c’était que d’avaler du métal en fusion.
— Cela en faisait le tueur parfait, puisque personne ne pouvait le faire parler…
— Allison, intervint gentiment Lili. Ne restez pas debout comme ça, vous allez finir par vous faire remarquer et, croyez-moi, ce n’est pas prudent… L’homme de main de Ventousi est mort, je ne sais pas qui est Clark, mais je pense qu’il ne risque rien pour l’instant.
Bien qu’elle fût bouleversée, Allison obéit et se rassit. Mais ses mains serrées et son regard fébrile montraient qu’elle n’allait pas en rester là. Jeremy devina qu’elle filerait dès que possible pour tenter d’avertir Clark. Sauf que, bien sûr, cela ne servirait à rien. Il le savait, il avait bien essayé lui.
Une éclatante sonnerie de trompes retentit, faisant sursauter les jeunes Anges. Toute l’attention du public se braqua alors sur la scène dorée que venaient de gravir les organisateurs. Puis deux Anges d’une effroyable maigreur se présentèrent devant eux.
Jeremy ne savait pas pourquoi, mais il avait imaginé un combat entre un Rouge et un Bleu. Ce n’était pas le cas : les deux étaient d’un rouge profond et violent.
— Mince alors ! souffla Allison. Pourquoi sont-ils aussi maigres ?
Flint lui tapota la main d’un air vaguement agacé et répondit :
— Vous allez voir. C’est un spectacle rare et intéressant. Pour vous, ce sera même très instructif…
Sur la scène, l’un des Anges leva lentement la tête et balaya l’assistance de ses yeux brûlant de haine. À la grande horreur d’Allison, il arborait de longues canines rouges effilées. Et ses mains venaient de se munir de griffes acérées. Quoique un peu en retrait, son adversaire fit de même, montrant lui aussi ses crocs afin d’obtenir l’agrément du public. Qui le lui accorda de bonne grâce.
— Tuez !
En entendant cet ordre, Jeremy faillit s’étrangler. Bon, cela dit, le message était clair.
Les deux Anges se ruèrent aussitôt l’un sur l’autre. Et, très vite, le sang coula. Ils ne s’épargnaient pas, utilisant aussi bien les griffes de leurs pieds que celles de leurs mains. Cependant, au bout de quelques minutes, Jeremy remarqua que le second Rouge semblait moins agressif que le premier. Peut-être avait-il attisé les pires instincts du premier, parce que celui-ci semblait dans un état de rage absolu. À plusieurs reprises, les deux Anges essayèrent de se mordre, en vain. Soudain, alors que le second ne s’y attendait pas, le premier ôta son pagne et le transforma en lance. En un éclair, il lui transperça le ventre avec une telle force qu’il le cloua au plancher de Brume.
Avec un rugissement de triomphe, il se jeta alors sur lui. En dépit de ses gesticulations frénétiques et des coups qu’il assenait à son assaillant, l’autre fut incapable de décrocher la lance qui l’immobilisait. Le premier s’accrocha à sa gorge comme une tique géante et commença à se repaître de lui. L’estomac retourné, Jeremy se figea. Au fur et à mesure que le vainqueur buvait goulûment, le corps du second Rouge diminuait, rétrécissait. Désespéré et affaibli, le perdant poussait des cris atroces, glaçant d’effroi le public.
— Le mythe du vampire ! souffla Jeremy, médusé. Ce sont des vivants qui ont vu des Anges se mordre, c’est ça ?
— Oui, confirma Flint en souriant. Tout le reste n’est que folklore, mais la base est réelle. C’est, à ce jour, le seul moyen pour un Ange d’en tuer un autre au corps à corps, à part en le faisant disparaître. C’est aussi la raison pour laquelle cela reste exceptionnel, car celui qui mord l’autre doit le consommer en entier…
— Vous voulez dire… c’est pour ça qu’ils étaient aussi maigres ? Chacun a jeûné afin de pouvoir manger l’autre ? murmura Allison, estomaquée.
— Tout juste, répondit Lili le plus naturellement du monde. Pas très esthétique, ni très glamour, mais très efficace.
— Il faut faire quelque chose, s’émut Allison, on ne peut pas le laisser continuer, c’est monstrueux ! Inhumain !
Le ton de Flint fut soudain très froid et posé.
— Imagine, ma chère, que l’Ange rouge qui est en train de se faire dévorer soit M. Arthur Ventousi. Qui est un monstre. Qui a fait assassiner sa collaboratrice, Jeremy et vous-même, juste pour gagner plus d’argent. Que ferais-tu ?
Confuse, Allison hésita :
— Je… je ne sais pas.
Mais ils savaient tous les quatre qu’elle mentait.
Flint resta neutre.
— Je ne connais pas le différend entre ces deux Anges, je sais juste que le perdant s’en est pris à l’autre Rouge ou à sa famille, et que ce dernier le cherchait depuis longtemps pour le lui faire payer. S’il y a de la pitié à montrer, c’est à lui d’en prendre la responsabilité, c’est lui qui tient cette vie au creux de sa main, pas vous, jeune Allison.
L’argument était imparable. Flint posa amicalement sa main sur l’épaule d’Allison. Ce que venait de dire le vieil Ange changea totalement la perception qu’Allison avait de la scène. Au lieu de se mettre les mains sur les oreilles afin d’étouffer les cris et les lamentations épouvantables, elle prit sur elle et se pencha. Au lieu de détourner le regard, dégoûtée comme Jeremy, elle observa avec une attention révulsée. Et, à la place de l’Ange qui agonisait, elle voyait maintenant Ventousi. Mais aussi les cohortes de malades rongés par le cancer comme sa mère et que ce salopard condamnait à mort.
Devant eux, le corps du vaincu avait désormais rétréci au point que le vainqueur dut retirer la lance. Qu’il n’absorba pas, trop occupé à essayer d’engloutir son adversaire. C’était répugnant cette longue succion avide, mais aucun des organisateurs n’intervint, même pas les Anges bleus. Cela ne fut plus très long. Le premier Rouge grossissait au fur et à mesure que le second se racornissait. Ses cris de plus en plus faibles finirent par s’éteindre complètement, inaudibles. Il fut réduit à la taille d’une poupée, puis d’un dé à coudre, avant de disparaître dans la bouche du Rouge.
Avant le combat, si l’on se référait à l’échelle des vivants, le vainqueur devait peser à peine une quarantaine de kilos pour un mètre quatre-vingts. À présent qu’il avait absorbé l’équivalent de son poids, il devait peser quatre-vingts solides kilos. L’être qu’il avait ingéré ne s’était pas encore réparti dans son corps, si bien qu’il avait l’air de porter un enfant monstrueux dans son ventre.
— Il a gagné…, murmura Jeremy, la gorge encore serrée par la violence insupportable du spectacle. Est-ce que tout cela va le rendre plus puissant ?
— Plus puissant, pas forcément. Mieux nourri, oui, avança Flint. Il ne va pas plus manger pendant un bon bout de temps. Cet excès de nourriture risque même de l’expédier directement « ailleurs ».
Cette éventualité n’avait pas l’air d’inquiéter le Rouge outre mesure. Assis au milieu de la scène, incapable de bouger après ce qu’il avait avalé, il souriait à la foule d’un air béat.
Devant ce spectacle répugnant, Jeremy ne put s’empêcher de poser la question qui lui brûlait les lèvres.
— Flint, lorsque nous nous sommes rencontrés pour la première fois, vous m’aviez dit qu’il ne fallait pas que je laisse les Rouges s’approcher de moi. Que cela pouvait être dangereux… Est-ce que cela signifie qu’en général les Rouges s’attaquent à d’autres Anges, en dehors de cet endroit ? Que notre tueur n’est pas un cas isolé ?
Flint fronça les sourcils. Il ne se souvenait pas d’avoir évoqué cela, mais si le garçon l’affirmait…
— J’ai dit les Rouges… Certes si un Bleu t’en voulait autant que ce Rouge en voulait à l’autre, bien évidemment, tu serais également en danger. La réponse à ta question est donc « oui », sans aucun doute. Or cela n’arrive presque jamais.
Allison continuait de regarder la scène avec intensité, ses grands yeux bleus écarquillés. Soudain elle se mit à respirer profondément. Jeremy ne parvenait pas à distinguer si c’était d’effroi ou de satisfaction.
— Vous les appelez des Chimères, reprit le jeune homme. C’est bien d’elles dont vous parliez aujourd’hui, n’est-ce pas ? Pourquoi pas des vampires ?
Flint secoua la tête.
— Sais-tu ce qu’est une chimère humaine ?
— Oui, quelqu’un dont le corps a fusionné avec son jumeau, dans l’utérus de sa mère. C’est extrêmement rare. Car l’ADN d’une partie du corps peut être différent de l’ADN de l’autre partie.
Jeremy le savait parce qu’il avait vu un épisode des Experts dans lequel le coupable profitait de cette étrange particularité physique pour se faire innocenter. Il se garda bien de le préciser en croisant le regard admiratif d’Allison.
— Il y a des milliers d’années, expliqua Flint, le mythe du vampire n’existait pas. Mais des femmes avaient mis au monde des enfants dont le jumeau semblait sortir du corps de son frère, ou de sa sœur, comme s’il l’avait « avalé ». Aussi, lorsque le premier Ange comprit comment se débarrasser de son ennemi en le « mangeant », il y a des millénaires, on l’a appelé comme ça…
Il désigna l’Ange rouge vautré sur la scène dorée.
— … une Chimère.
Jeremy et Allison frissonnèrent à l’unisson. C’était monstrueux.
— Mais la raison pour laquelle je préférerais que vous restiez sous ma protection, en dehors de cette étrange attaque de Khan contre vous, c’est que certaines Chimères sont tout à fait folles. Elles s’en prennent aux Angelots, qui sont les plus faibles des Anges. Bien sûr, elles ne le font jamais en public. Elles restent discrètes et se nourrissent en cachette. Ce qui leur complique la tâche. De plus, le fait de devoir longtemps jeûner et de se transformer les oblige à ne plus consommer que d’autres Anges, la Brume normale ne leur suffit plus. Cela n’encourage pas les vocations…
— Que se passe-t-il si vous surprenez une Chimère en train de dévorer un Ange ? Je veux dire, sans un défi officiel ?
La réponse fut claire.
— Nous l’enfermons. Dans une prison de Brume que nous contrôlons, comme je contrôle les murs de mon appartement. Privilège des vieux Anges, nous pouvons la rendre immangeable. Comme la Chimère ne peut plus se nourrir, elle dépérit, puis finit par aller… là où vont les Anges qui mangent trop ou ne mangent plus…
Décidément Jeremy trouvait que le paradis ressemblait de plus en plus à l’enfer. Dans son esprit, les Chimères c’était vraiment gothique. Et le gothique bien sombre dans un paradis censé être couleur pastel, il avait vraiment du mal.
— Cela prend combien de temps pour qu’il disparaisse ?
— Tout dépend de la puissance de l’Ange capturé. Mais cela peut durer plusieurs années.
Ah. D’accord. Donc, et en dépit de ce que lui avait raconté Einstein, les Anges avaient plusieurs manières de se débarrasser d’autres Anges. En les nourrissant trop, comme Flint et Lili l’avaient fait pour l’Ange rouge de sa sœur. En ne les nourrissant plus du tout. Ou en les mangeant. Formidable. Il adorait ce monde.
— Lili et moi, nous avons voulu vous montrer ce spectacle à cause de ce tueur à vos trousses…, reprit gravement Flint. Je ne peux pas empêcher les Anges rouges de renseigner Khan. À un moment ou à un autre, il saura ce qu’il faut faire pour vous tuer tous les deux, ce qui semble être toujours sa mission, même si je ne comprends pas pourquoi. Cela dit, ce n’est pas si simple pour un jeune Ange rouge, du moins pas avant de nombreuses années.
— Nombreuses comment les années ? demanda Allison méfiante. Cinq ? Dix ?
— Oh non, cinq cents, mille ans ou plus ! Il faut beaucoup de temps pour arriver à modifier son corps ainsi. Ce n’est pas quelque chose qu’on peut apprendre juste en quelques années.
Jeremy hocha la tête, rassuré. Oui, évidemment, ici on comptait en millénaires.
Allison reporta son attention sur l’Ange repu. Au début, elle avait eu de la compassion pour l’Ange qui avait été « avalé ». Puis Flint lui avait posé LA question. Celle à laquelle l’ancienne Allison, celle qui n’avait pas été assassinée, aurait répondu par la négative. Elle aurait épargné l’Ange et Ventousi. Parce que l’ancienne Allison était gentille.
Mais désormais elle ne se sentait plus d’humeur à être bienveillante.
La rage monstrueuse, anormale, qu’elle ressentait depuis qu’elle était passée dans cet univers montait en puissance dans son corps. Elle savait très bien qu’elle était à un tournant.
Accepter l’amour de Jeremy et vivre une mort plutôt paisible, comme le faisaient les autres Anges ?
Ou sauter à pieds joints dans l’enfer de la vengeance ? Et sauver des millions de personnes ?
Elle respira à nouveau profondément et observa la foule bigarrée un long moment. Soudain, elle se tourna vers Flint et plongea un regard farouche dans les yeux argentés du vieil Ange. Et ce qu’elle dit secoua Jeremy de la tête jusqu’à la plante des pieds, tellement ses propos semblaient contraires à sa nature profonde.
— Je comprends très bien le concept de revanche, Flint. Et je veux faire subir à Ventousi exactement ce que ce Rouge a fait subir à son adversaire. Je veux qu’il meure et qu’il passe dans notre monde pour le faire disparaître. Mais, avant cela, je veux aussi qu’il avoue publiquement qu’il a découvert un remède contre le cancer. Lili dit qu’elle ne pourra pas obliger ce monstre à mettre son médicament sur le marché, pas avec un tel paquet de fric en jeu et autant de cupidité. Sa motivation n’est pas la mienne ! Alors, Flint, dites-moi : comment puis-je faire souffrir Ventousi ? Encore mieux, comment puis-je contraindre un vivant à m’obéir ? Et comment obtenir très vite la puissance d’un vieil Ange ?
Flint se redressa, l’air inquiet.
— Tu ne peux pas. C’est impossible, cela demande des centaines d’années !
— Pourtant il y a un moyen, j’en suis sûre, je le sens !
Flint haussa les épaules.
— Oui, il y a toujours un moyen. Les vivants et les Anges trouveront toujours la faille dans le système…
— Alors ? Que dois-je faire ?
Le vieil Ange la dévisagea, hésitant, puis il parut capituler.
— J’aime bien l’aventure et l’action, jolie Angelot, mais ce que tu demandes est un peu plus compliqué et risque de te coûter cher, très cher.
— Cher comment ? riposta Allison.
— Cher au point de te faire basculer…, expliqua lentement Lili, en secouant son incandescente chevelure.
La jeune fille ne comprenait pas. Jeremy non plus, mais il commençait à avoir mal à l’estomac.
— Ravissante Allison, fit lentement Flint d’un air solennel, pour cela, il faudrait que tu deviennes… une Rouge !