Le goût de la folie
Presque à bout de souffle, Jeremy fit irruption dans le Rose’s & Blues, priant du fond du cœur pour que le savant s’y trouve. Quelqu’un devait apparemment l’écouter quelque part là-haut, si tant est qu’un là-haut existât, parce que Einstein était bien au club, entouré d’autres jeunes garçons. Tous avaient l’air furieux, flottant sur leurs chaises autour d’une grande table. Encore incapable de voler, Jeremy dut lever la tête.
— … Und ich bin nicht einverstanden mit ihnen ! rageait Einstein.
— Vaffanculo ! répliqua un gamin au visage grêlé par la varicelle.
— Galilée, s’écria un autre, qu’est-ce qu’on avait dit à propos des insultes ! Garde ta grossièreté d’Italien du XVIe siècle pour toi s’il te plaît !
— Je suis mort en 1642, répliqua Galilée, au XVIIe siècle, tu veux que je te le dise dans ta langue, monsieur Benjamin Franklin Je-Sais-Tout ? Fuck…
— Eeeeh ! Ohhhh ! cria Jeremy au milieu du brouhaha. Albert ! Descends s’il te plaît !
Einstein baissa les yeux et son visage s’éclaira en voyant Jeremy.
— Ah, fit-il en ondulant gracieusement jusqu’au sol, mon aberration préférée. Juste à temps. Nous avons une petite convention d’Anges physiciens en ce moment et, franchement, à part Léonard et Benjamin qui est très drôle, tous les autres sont d’une arrogance ! Comment vas-tu ? Dis-moi, as-tu enfin réussi à accomplir des choses que les autres Anges sont incapables de faire en temps normal ?
En posant sa question, il penchait comiquement la tête de côté, comme un chien qui attend son os.
— J’ai besoin de vous, c’est une question de vie ou de mort, lâcha Jeremy. Si je réponds à votre question, vous m’aiderez ?
Un sourire éclatant illumina le jeune visage.
— Évidemment, ja, ja, avec plaisir ! Quand tu dis « de vie ou de mort », j’en déduis qu’il ne s’agit pas d’Anges mais de vivants…
Jeremy opina de la tête et désigna son pagne.
— J’ai cru comprendre qu’il n’était pas possible pour un jeune Bleu de se créer des vêtements.
— Non, confirma Einstein. Personnellement, il m’a fallu plusieurs années pour y arriver.
Il utilisa la Brume qu’il avait autour de lui afin de transformer son jean et son tee-shirt en toge, puis en smoking, puis en short et sandales, puis de nouveau en jean. Jeremy fut impressionné. Il lui fallait dix fois plus de temps qu’Einstein pour fabriquer son maudit pagne et sa ridicule épingle à nourrice !
Très bien, à son tour d’en mettre plein la vue au savant. Il se haussa sur la pointe des pieds, se concentra et attrapa un pan de Brume. Le seul fait qu’il puisse la tenir surprit Einstein. Jeremy confectionna une boule, chaude et bleue, qu’il tint au creux de sa main, puis l’étira. Quelques manipulations supplémentaires et il avait un tissu bleu solide, un simple drap, mais, à voir la tête ahurie du savant, il avait à l’évidence réalisé un exploit.
— Unglaublich ! s’écria Einstein.
Il jeta un regard méfiant aux autres savants rajeunis qui discutaient toujours avec passion au-dessus d’eux et entraîna Jeremy dans un coin plus calme du Rose’s & Blues.
— Ce n’est pas normal, fit-il. Pas du tout. Je suis très intelligent, vraiment très intelligent. Et je n’ai pourtant réussi ce que tu viens de réaliser qu’au bout de plusieurs années, si bien que j’ai dû dépendre d’autres Anges pour me vêtir. Je le répète, tu es une exception. Et cela commence à poser une question passionnante : pourquoi toi ?
Jeremy n’en savait rien et il avait suffisamment de raisons d’avoir peur et d’être désorienté dans cet étrange univers pour ne pas avoir, en plus, à se demander s’il était spécial.
— C’est vous le génie, à vous de trouver le pourquoi du comment. Pour ma part, j’ai répondu à votre question. Alors ? Vous pouvez m’aider ? Je dois absolument sauver mon amie Allison. Le tueur l’a retrouvée ! Il a truffé son appartement de…
— Truffé ? le coupa Einstein interloqué. Pourquoi a-t-il mis des truffes dans son appartement ?
— Non, je veux dire qu’il a posé des micros. Il veut vérifier à qui elle a parlé et la tuer ! Il faut que je la prévienne, à tout prix !
Jeremy raconta alors à Einstein tous les événements depuis leur dernière rencontre. Quand il eut terminé, Einstein grimaça.
— Si tu n’étais pas… spécial, je ne t’aiderais pas. Or là, je n’ai pas le choix. Viens.
— Qu’est-ce qu’on va faire alors ? répliqua Jeremy, quelque peu survolté.
— Toi et moi, nous ne pouvons rien faire. Mais je connais quelqu’un… peut-être…
— Qui ? fit Jeremy, pressant. Et comment va-t-il nous aider ? Je croyais que ce n’était pas possible, que rien ne pouvait interférer avec le monde des vivants !
Albert Einstein se retourna et lui sourit, tout fluet dans son jean et son tee-shirt bleu.
— Oh ! si, nous allons te trouver un Esprit Frappeur, c’est tout !
L’Esprit en question n’habitait pas à New York, mais dans le New Jersey. Cela angoissa légèrement Jeremy de devoir laisser Allison sans surveillance aussi longtemps, toutefois cette visite était cruciale, il avait vraiment besoin d’aide. Il ne fit pas part de ses inquiétudes à Einstein, les Anges s’étaient déjà assez moqués de lui à cause de son coup de foudre pour la vivante.
Se déplacer leur prit plusieurs heures. Ils durent trouver des voitures qui allaient dans la bonne direction et, aussi, changer rapidement de véhicule lorsqu’ils bifurquaient. Jeremy eut droit à une leçon accélérée de dématérialisation : en suivant l’exemple d’Einstein, il apprit à sauter de voiture en voiture, sans y penser. Les débuts furent… difficiles, compliqués, mais surtout douloureux, et Jeremy se retrouva vite couvert d’ecchymoses, ce qui fit ricaner le savant.
— Vous, les jeunes Bleus, vous ne savez pas encore vous guérir tout de suite, votre corps réagit comme s’il avait vraiment été frappé !
Puis Albert haussa un sourcil intéressé.
— À moins que toi, tu n’y arrives ? Après tout, tu accomplis déjà des choses extraordinaires, alors pourquoi pas une de plus ?
Jeremy lui jeta un regard noir. Il avait super mal, bon sang ! Il se concentra pour faire taire la douleur, mais il devait être trop obsédé par Allison parce que rien ne disparaissait en fait. Ni les quelques bleus qu’il voyait (il n’osait imaginer le reste de son corps), ni cette douleur lancinante.
Dépité, Einstein n’insista pas. Sur leur parcours, il surprit Jeremy en attrapant le plus de Brume possible, se moquant qu’elle soit rouge ou bleue, et fabriqua une sorte de cordage multicolore. Il le fourra dans un sac à dos qu’il avait aussi créé en un temps record. L’aisance avec laquelle il avait formé les deux objets donna le vertige à Jeremy qui décida de s’entraîner le plus vite possible afin d’obtenir le même résultat.
Enfin, ils parvinrent à destination.
La maison se dressait sous le clair de lune pâlissant. Jeremy trouva le lieu sinistre. Un véritable cliché de maison hantée…
— L’Esprit Frappeur 24 était ici la dernière fois qu’il a été signalé, indiqua Einstein en baissant la voix. Ne fais pas de bruit, il est assez… agressif.
— Le saut de voiture en voiture m’a semblé plutôt « sportif », je n’ai donc pas eu le temps de vous demander ce que nous cherchions exactement, ironisa Jeremy. L’Esprit Frappeur 24 ? Mais encore… ?
— Nous ne cherchons rien. Nous savons précisément où le trouver. Celui-ci est le 24e Esprit Frappeur vivant dans un périmètre de mille kilomètres. Il existe une carte très précise donnant la localisation des Esprits Frappeurs qui ont réussi à entrer en contact avec le monde des vivants.
Allons bon. Les Anges localisaient les Esprits Frappeurs, maintenant. Avec une carte. De Brume ? Formidable, Jeremy adorait sa nouvelle vie pleine de surprises. En général douloureuse, vu les ecchymoses qu’il avait sur le corps. À présent, il méritait vraiment son surnom de Bleu…
Ce petit moment de cynisme passé, il écouta Einstein avec attention.
— Oui, c’est ce que vous avez dit tout à l’heure, grogna-t-il. Mais je croyais que c’était impossible de communiquer avec les vivants !
— Impossible, non, extrêmement aléatoire, oui. Les Esprits Frappeurs réussissent une fois sur mille, ce qui fait qu’ils ne parviennent jamais à former des messages cohérents.
— Mais pourquoi eux et pas nous ?
— Parce que nous, nous ne sommes pas fous. Eux si. Totalement. Donc, nous allons en capturer un et le transporter jusque dans l’appartement de ta vivante. Une fois là-bas, il ne pourra pas entrer en contact avec elle, mais on peut espérer qu’il lui fasse suffisamment peur pour qu’elle soit sur ses gardes. Si elle est sur ses gardes, peut-être finira-t-elle par surprendre le tueur. Et, si elle voit le tueur, peut-être pourra-t-elle le reconnaître, aller à la police et le dénoncer.
— Ça fait beaucoup de « peut-être », renifla Jeremy, sceptique.
— Tu as un meilleur plan ?
— Non, non, pardon, s’excusa le jeune homme en secouant ses épais cheveux bruns, je suis fatigué, c’est tout.
Le savant grommela quelque chose dans sa langue, que Jeremy supposa être un juron, puis, sur la pointe des pieds, ils s’avancèrent vers la maison.
Une fois les murs franchis, ils ne découvrirent rien de spécial à l’intérieur. Les lieux avait été décorés dans les années soixante et étaient restés en l’état ou, plutôt, en mauvais état. Il y avait pas mal d’humidité et, bizarrement, Jeremy se surprit à frissonner.
— Qui vit ici, enfin… à part EF 24 ? murmura-t-il.
— Deux personnes très âgées qui, à mon avis, ne vont pas tarder à passer elles aussi. Les propriétaires sont sourds comme des pots et donc personne ne comprend pourquoi EF 24, comme tu dis, s’obstine à essayer de communiquer avec eux. Mais il a l’air de leur en vouloir à mort, ah, ah, parce que ça fait une bonne trentaine d’années qu’il tape sur leur tuyauterie. Leurs enfants ont fait venir des dizaines de plombiers qui n’ont jamais réussi à localiser leur problème, et pour cause.
Jeremy s’arrêta net, interloqué.
— Vous voulez dire que les bruits inexpliqués, les maisons hantées et tout ça, sont le fait d’Esprits Frappeurs ? D’Anges ?
Soudain un « boum ! boum ! boum ! » irrégulier les fit sursauter. Il résonnait dans toute la maison.
— Chhhhuutt ! parle plus bas, intima Einstein en se déplaçant à pas de velours, collé au mur. Oui. C’est plus difficile pour eux dans les appartements modernes parce que les canalisations sont coffrées. Ils doivent avoir un contact direct avec le conduit. Il existe aussi plusieurs autres types d’esprits. Les Esprits Frappeurs Électriques. Eux, ils parviennent à faire fluctuer le courant. Avant, ils s’amusaient à souffler les bougies pour plonger les gens dans le noir, maintenant, ils font sauter les compteurs, les ampoules, les réfrigérateurs, les machines à laver, les télévisions ou les ordinateurs, ils allument et éteignent la lumière ou les chaînes hi-fi. Personne ne sait pourquoi ils font ça, mais ils ont l’air de s’amuser comme des petits fous… Enfin, il y a les Esprits Frappeurs Ectoplasmiques. Ils arrivent à projeter une image d’eux-mêmes et, parfois, des vivants plus sensibles peuvent les apercevoir. Mais cela leur demande un tel effort qu’ils ne peuvent renouveler l’exploit avant plusieurs mois. Parfois, ils en disparaissent même. Certaines maisons ont plusieurs EF. Là, également, personne ne sait pourquoi ils se réunissent dans des endroits particuliers et pas d’autres. Ce sont presque toujours des Rouges. Ils se nourrissent de la frayeur ou du malaise qu’ils créent.
— Mais pourquoi ne le dites-vous pas tout de suite aux nouveaux Anges ?
Jeremy avait du mal à contenir sa colère. Allison était en danger et on lui avait caché des informations primordiales !
Einstein sentit sa rage et répondit d’un ton apaisant :
— Parce qu’il est très rare qu’un Nouveau pense à autre chose qu’à se nourrir. Tu es vraiment une exception. La vie est dure sur Terre. Lorsqu’ils arrivent ici, les Anges sont fatigués. Alors n’avoir qu’à s’amuser, dormir ou passer du temps avec d’autres en se nourrissant de la Brume des vivants, c’est un soulagement pour eux. Pas de bagarre, pas de plus fort ou de plus faible, pas de compétition. Seuls ceux qui veulent se venger, qui sont obsédés ou fous de jalousie, d’amour ou de haine tentent de communiquer, de « revenir » chez les vivants. Afin d’éviter de créer trop d’Esprits Frappeurs obsédés, les anciens ne parlent pas aux Nouveaux de ces possibilités.
Jeremy se souvenait maintenant que Tétishéri avait fait allusion à cette catégorie d’Anges. Elle les avait appelés les « Vengeurs »…
Albert s’immobilisa devant la porte de la cave.
— Bon, fit-il en sortant de son sac le cordage de Brume qu’il retissa rapidement en un solide filet, maintenant, nous allons traverser la porte. EF 24 sera sûrement là. Nous ne serons pas trop de deux, crois-moi !
Les deux amis passèrent en silence de l’autre côté et se retrouvèrent dans l’escalier menant à la cave. Les nerfs de Jeremy étaient tendus à l’extrême et la descente des quelques marches n’arrangea rien.
L’Ange rouge était bien là comme l’avait supposé Einstein. Trop occupé à taper sur sa canalisation, il ne les entendit pas s’approcher. C’était très étrange, car seuls certains des coups semblaient porter. L’Ange tapait sans relâche, mais à peine un coup sur dix passait dans le monde des vivants. Il n’était pas très gros, pas aussi boursouflé que certains des autres Rouges. Il avait les cheveux hirsutes et lorsqu’il releva les yeux vers Jeremy et Albert, le jeune homme s’aperçut en frissonnant qu’ils n’étaient plus que deux lacs de sang flamboyants.
— Aaaahhhh ! fit aussitôt l’Ange, furieux, en fonçant sur eux avec l’énorme barre de Brume qu’il s’était créée.
Jeremy attira son attention en sautant et gesticulant dans la cave tandis qu’Albert se tenait prêt à lancer son filet sur l’Ange fou. Jeremy faisait de grands pas de côté afin d’éviter les coups. Il n’était pas trop sûr de ce qui se passerait si le fou réussissait à le frapper, et n’avait pas du tout l’intention de le découvrir. Lorsque enfin EF 24 se trouva juste en dessous d’Einstein qui flottait en embuscade, ce dernier jeta le filet et emprisonna le dément.
L’Esprit Frappeur était tellement hors du monde qu’il mit du temps à réaliser ce qui venait de lui arriver. Il continua donc à courir après Jeremy. Albert, qui ne s’y attendait pas, commit l’erreur de s’agripper à son filet et fut traîné derrière l’Ange fou, comme un pécheur imprudent qui aurait ferré un énorme espadon. Vu qu’il devait peser quarante kilos tout mouillé et que EF 24 devait en peser une bonne centaine, il ne parvint pas à le stopper. Il lança alors une série de jurons en allemand, toujours absurdement agrippé à son bout de filet.
Si la situation n’avait pas été aussi tendue, Jeremy aurait pu en rire, mais là, en voyant ce Rouge furieux qui essayait de lui taper dessus avec sa barre, il regrettait surtout qu’Albert se soit choisi un corps aussi malingre.
Il esquiva un énième coup avant de crier :
— Einstein ! Il ne s’arrête pas ! Qu’est-ce qu’on fait ?
Son cri surprit l’Ange fou qui tressaillit et trébucha sur le filet qui s’était resserré autour de ses pieds. Il tituba. Albert en profita aussitôt pour se relever et tira d’un coup sec, achevant de le déséquilibrer. L’Ange tomba de toute sa hauteur, tel un chêne foudroyé, avec un gros « baoum ! ». À terre, il continua à s’agiter dans tous les sens, tentant de se libérer, tandis qu’il essayait toujours de les atteindre avec sa barre. Jeremy parvint enfin à la lui prendre lorsque l’Esprit Frappeur passa son bras armé au travers des mailles du filet qui commençait à faiblir. Malgré cela, la lutte dura encore un petit moment. Albert emmaillotait l’Ange rouge aussi vite que celui-ci défaisait le filet. Heureusement, l’Esprit Frappeur ne réagissait qu’à l’instinct et face à la méthodique patience d’Albert, il perdit finalement la bataille.
Jeremy se releva et épongea son front en sueur.
— Pfffiiouu, j’ai bien cru qu’on n’allait jamais y arriver !
— Oh, ça, grommela Albert en se relevant à son tour et en époussetant ses vêtements, c’était la partie facile ! Maintenant, il faut arriver à le ramener chez ta copine !
Immobilisé au point de ne pas pouvoir bouger un orteil, l’Ange rouge hurlait de toutes ses forces. Au bout de cinq minutes passées lui aussi à hurler pour se faire entendre de Jeremy, Albert perdit patience, fila au rez-de-chaussée, préleva un peu de Brume des deux vieux propriétaires et forma un bâillon. À peine revenu dans la cave, l’Ange rouge tenta de le mordre, mais Albert positionna habilement le bâillon sur la bouche écumante de rage. Le silence qui s’ensuivit fut un vrai soulagement.
— Je ne sais pas lequel est le pire à supporter, soupira Jeremy, le tueur ou cet Ange complètement dingue…
— Oh, tu n’auras pas à le supporter très longtemps. Il va tenter de rendre folle ta copine, il va faire un maximum de bruit, puis, lorsqu’elle se sera enfuie, ou s’il en a assez, il reviendra ici. Il revient toujours ici.
Jeremy le regarda, bouche bée. Il finit par retrouver la parole :
— Vous voulez dire que ce n’est pas la première fois que vous le kidnappez ?
— Il y a quelque temps, nous avons voulu voir s’il était possible de lui apprendre le morse, avoua Albert d’un air piteux. Nous avons partiellement réussi, mais seuls quelques-uns des coups arrivaient à passer, rendant le rythme totalement aléatoire chez les vivants. Impossible, même avec la meilleure volonté, d’émettre un message compréhensible. Certains Ectoplasmiques, surtout parmi les plus vieux, ont réussi à rejoindre le monde des vivants et à prendre possession de corps. Bien sûr, ils parlaient dans leurs langues d’origine qui, pour la plupart, étaient des langues mortes. Ce qui fait que les vivants ne comprenaient rien du tout ou s’étonnaient qu’un homme ou une femme parvienne soudain à parler des langues qu’ils ne connaissaient pas du tout.
— Ces histoires de possession, ne me dites pas que c’étaient les Anges ?
— Pas vraiment les Anges. Des Anges dingues. Par conséquent, ils n’arrivaient pas à exprimer ce qu’ils voulaient. Un peu comme si le fait de s’être réincarnés bousillait encore plus leurs circuits…
— Les vivants pensaient qu’ils étaient possédés par des démons, c’est ça ?
— Ce sont des Anges rouges qui parviennent à passer, le plus souvent. Donc pas des enfants de chœur, et certains sont sacrément démoniaques, oui. Et très superstitieux. Ni l’encens, ni les prières, ni l’eau bénite ne pouvaient vraiment les atteindre, mais ils réagissaient comme si cela les brûlait. Nous pensons que c’est purement psychologique. Ces vieux Anges viennent souvent du fin fond des âges, au moment où les religions balbutiaient et où l’on pensait que les dieux et les démons parcouraient le monde. Ils sont donc très sensibles aux objets saints. Cela pouvait durer des années, puis l’Ectoplasmique finissait par s’évaporer. Il ne pouvait pas s’incarner aussi longtemps. Hélas, l’hôte involontaire, lui aussi, finissait complètement dingue, le plus souvent.
— Mais pourquoi ne pas capturer un de ces Esprits pour posséder Allis…, commença Jeremy avant de stopper net. Ah oui, cela la rendrait folle, bien sûr.
— Crois-moi, lui faire peur est la meilleure solution.
L’Ange rouge à leurs pieds s’agita de plus belle et l’attention des deux Anges se reporta sur lui.
— Ça va être l’enfer de le transporter ! soupira Einstein. D’autant que tu ne sais pas encore créer d’objets… Bon, mets-le sur ton épaule et monte-le au rez-de-chaussée. Je vais préparer une plateforme.
Jeremy obéit sans trop chercher à comprendre et souleva l’Ange fou. Il était horriblement lourd et gesticulait comme un asticot de cent kilos. Peinant et soufflant, Jeremy monta les marches de l’escalier de la cave, tandis que, sur le toit, Einstein rassemblait et modelait la Brume des deux occupants de la maison. Il finit par former une plateforme bleue munie de sangles qui flottait paisiblement. Albert se jucha dessus et descendit jusqu’au sol. Ils y fixèrent l’Ange rouge qui beuglait comme un veau derrière son bâillon, tentant toujours de leur échapper.
Le prisonnier continua de s’égosiller pendant tout le chemin du retour, comme si s’éloigner de la maison l’affectait au plus haut point. Albert et Jeremy optèrent cette fois pour un trajet en bus, un voyage en voiture aurait relevé de la folie pure. Jeremy faillit délivrer EF 24 plusieurs fois, tant l’opération lui paraissait pénible, voire cruelle, mais son inquiétude pour Allison fut la plus forte. Il se dit que, au moins, les deux personnes âgées qui occupaient la maison allaient connaître quelques jours de calme.
Une fois qu’ils furent arrivés à l’appartement, Jeremy se précipita pour vérifier que la jeune fille allait bien. Il constata alors avec soulagement qu’Allison dormait, Frankenstein à ses côtés.
À la grande surprise de Jeremy, Einstein délivra l’Ange.
— Mais… mais qu’est-ce que vous faites ? s’écria-t-il, persuadé que celui-ci allait immédiatement s’enfuir.
— Tout va bien, murmura Einstein, ne crie pas. Il va faire le tour de l’appartement, voir s’il peut taper sur quelque… ah, regarde, il a déjà trouvé !
Dans un coin de la cuisine, de la tuyauterie dépassait, non coffrée. Le Frappeur se mit à hurler, mais, cette fois-ci, de joie. Il brandit sa barre qu’Einstein lui avait rendue et se mit à cogner comme un sourd. Hélas ! bien que Jeremy fût obligé de se boucher les oreilles, le son ne passait pas chez les vivants. Du tout. Pas le moindre petit décibel.
— Cela peut marcher, ou pas, précisa Einstein en élevant la voix. Il va rester ici quelques jours, puis, comme je te l’ai dit, il voudra retourner chez lui. J’espère que ce sera quand même efficace.
Ils n’avaient pas d’autre plan. Jeremy hocha la tête, priant de toute son âme pour que le fou parvienne à déranger Allison afin qu’elle fuie cet appartement devenu un piège fatal. Jeremy espérait alors qu’elle irait se réfugier chez quelqu’un, même si ce quelqu’un pouvait être Clark l’obsédé. Du moment qu’elle ne restait pas seule, c’était tout ce qu’il souhaitait.
Pendant deux heures, ils discutèrent en observant l’Esprit Frappeur taper sur la canalisation sans aucun résultat.
Allison finit par se réveiller. Elle s’occupa de son chien et de son petit déjeuner.
— Tu sais, fit Einstein en regardant le petit scottish japper tandis que la jeune fille cherchait sa laisse, si je m’étais appelé Franck, j’aurais le même nom que ce chien : Franck Einstein !
Jeremy éclata de rire. Albert avait le don de dédramatiser les situations les plus désespérées… Mais comme la matinée était déjà bien entamée et qu’Einstein devait retrouver ses amis savants, les deux amis durent se séparer. Ils convinrent de se retrouver plus tard dans la semaine au Rose’s & Blues afin que Jeremy raconte à Albert la suite des événements.
Revenue de sa rapide promenade avec Frankenstein, Allison rangea un peu son appartement puis, Jeremy sur les talons, passa à l’université retrouver quelques copines. Elle leur raconta qu’elle avait quelques soucis avec l’institutrice auprès de laquelle elle effectuait son stage, elle la trouvait en effet particulièrement sévère. Enfin, elle fila à l’école. Pendant l’après-midi, à ses côtés, Jeremy guetta le tueur, qui ne se montra pas. Toutefois, il remarqua un détail curieux. Et encore, il ne le remarqua que parce que la Brume émise par Allison se teintait de couleurs bizarres. Allison avait peur. Dans sa salle de classe, quelque chose l’effrayait. Quelque chose… ou quelqu’un. Mis à part la seconde stagiaire et l’institutrice, une femme maussade aux joues tombantes et aux cheveux gris mal coiffés, il n’y avait aucun adulte. Il passa en revue les petits visages attentifs ou distraits, joyeux ou résignés, et entreprit de découvrir ce qui n’allait pas.
Cette opération lui demanda du temps, tant la cause semblait obscure. Allison luttait contre cette peur, il le voyait bien. Enfin, alors que les enfants rentraient dans la classe après la récréation, il eut soudain un flash.
Ce n’était pas un adulte.
C’était un enfant ! Un jeune garçon aussi blond qu’Allison, aux grands yeux marron, au visage souriant, inconscient du malaise de la jeune fille. Il semblait même très à l’aise avec elle, presque comme s’il la connaissait mieux que les autres.
Jeremy fronça les sourcils et l’observa attentivement. L’enfant n’avait rien de particulier. À en juger par sa Brume, il n’était ni malveillant ni méchant. Au contraire, il était ouvert, joyeux et heureux de vivre. Jeremy jeta un œil sur le cahier d’appel. Il se nommait Peter Ventousi. Ce nom ne lui disait rien…
La classe se termina et Allison libéra les élèves. Sur l’ordre de l’institutrice, elle s’occupa de ranger la pièce, d’effacer le tableau, puis de préparer ses affaires. Jeremy eut le cœur serré en voyant qu’elle était fatiguée. Elle avait l’air soucieux et tendu, le visage fermé durant tout le chemin du retour vers son appartement.
Il la suivit jusqu’au pied de son immeuble mais, trop occupé à décoder l’état d’esprit de sa protégée, il ne remarqua pas les deux hommes qui attendaient la jeune fille devant l’entrée. Il était déjà trop tard lorsqu’il réalisa qu’elle avait ralenti le pas. Derrière les inconnus apparut le beau, l’impeccable Clark, accompagné de ses deux Anges. Jeremy ne put se retenir :
— Et merde, grogna-t-il, manquait plus que l’obsédé sexuel. Qu’est-ce qu’il fait là, celui-là ?
Les deux Anges qui flottaient au-dessus de la tête du mannequin parurent ennuyés.
— En fait, il semble qu’on ait un peu trop bien fait notre travail, concéda l’Ange rouge.
— Oui, renchérit le Bleu, on lui a susurré à l’oreille qu’il devait aller voir la police et il nous a écoutés. Il pense que cette affaire n’a rien à voir avec cette histoire de médicament miracle, de cancer, et tout à voir avec un tueur à gages et la mafia. Nous, bien sûr, on n’en sait rien, sauf qu’à mon avis, la petite va être folle de rage contre lui. Au lieu d’enquêter discrètement, il a paniqué. Je crois qu’il a regardé trop de films à la télé…
— J’espère bien qu’elle va le carboniser, s’emporta Jeremy, parce que si le tueur se rend compte que les flics sont dans le coup, il va l’éliminer vite fait ! Il ne faut surtout pas qu’ils montent dans son appartement et parlent devant les micros !
Au-dessous d’eux, Allison observait, inquiète, les plaques et les cartes que lui montraient les inspecteurs.
— Oui ? dit-elle d’une petite voix, non sans avoir jeté un regard plein de reproches à Clark. Qu’est-ce que je peux faire pour vous ?
— Bonjour mademoiselle, inspecteur Bontemps et inspecteur Vrick. Eh bien, d’une part, accepter de nous faire entrer chez vous, histoire de ne pas rester dehors, proposa poliment l’un des deux policiers.
— Chez moi ? balbutia Allison. Mais…
L’homme eut un sourire de convenance, démenti par un regard austère, et ajouta sèchement :
— Et, d’autre part, nous donner quelques précisions concernant le meurtre de sang-froid auquel vous avez assisté. Celui de M. Jeremy Galveaux.