Parfois, c’était ennuyeux d’avoir une famille nombreuse.
Comme ce jour-là.
— Je me fiche que Raymond soit mon frère et une sorte de génie, là, il se comporte comme un idiot ! grommela Stefan.
— Sois gentil, le réprimanda Nanette « Nana » Hubbard, alias maman.
— Je ne serai pas gentil. Tu sais ce que cet imbécile m’a demandé de faire ?
Le fait que Stefan jure devant sa mère trahissait son degré d’agitation. Cependant, son frère Raymond était allé trop loin.
— Il veut que je me drogue à l’herbe à chat et que je me transforme en tigre, expliqua-t-il avant qu’elle ne puisse répondre.
Parce que l’herbe était une sorte de déclencheur qui le faisait passer d’homme à animal.
Maman formula des excuses pour Raymond.
— Il essaie seulement de vous aider, toi et les autres, à comprendre ce qu’il se passe dans vos corps.
Stefan serra les mâchoires en y repensant. Il avait eu plus de dix-huit ans pour comprendre qu’il était différent, pour combattre son penchant pour cette drogue qui libérait son côté le plus sauvage.
— Je n’ai aucune envie d’être un rat de laboratoire.
— Un tigre de laboratoire, en l’occurrence, corrigea Raymond d’une voix traînante en sortant de la cave.
Qui ressemblait plus à une satanée grotte.
— Et toi, tu dois être un chat-vampire, parce que tu ne vois jamais la lumière du jour, railla Stefan avec un fond de vérité, car son frère ne sortait que rarement de la maison.
— Tu sais bien que j’ai la peau sensible.
— Femmelette ! se moqua Stefan.
— C’est monsieur « Je-ne-veux-pas-donner-mon-sang » qui dit ça ?
— Garde tes seringues loin de moi ! le menaça Stefan.
— Ce n’est qu’une petite piqûre. Tu la sentiras à peine. Je n’ai pas besoin de beaucoup de sang. Fais-moi confiance, je ne te le demanderais même pas si j’avais obtenu ce dont j’ai besoin à partir d’un échantillon de cheveux.
Stefan fronça les sourcils.
— Quel échantillon de cheveux ? Je ne t’en ai jamais donné.
— Techniquement, non, et honnêtement, les cheveux coupés ne sont pas les meilleurs.
— Tu lui as donné mes cheveux ? s’exclama Stefan en regardant sa mère.
— Pas exactement, répondit-elle en haussant les épaules.
— Ne lui en veux pas. Quand ils sont par terre, c’est de bonne guerre, l’amadoua Raymond à son tour.
— Ne compte pas sur moi pour revenir, marmonna Stefan.
— Tu reviendras, lui assura sa mère. Parce que mes coupes de cheveux sont gratuites et sont accompagnées de tarte à la rhubarbe et aux fraises.
Il adorait vraiment les tartes de maman.
— Bien. Mais plus personne ne volera mes cheveux, je les balaierai moi-même et les jetterai au feu s’il le faut.
Tout ce qu’il pouvait pour embêter son frère cadet.
— Tu peux garder tes satanés cheveux. Comme je te l’ai dit, ça n’a servi à rien. Il me faut du sang, et préférablement des deux transformations. En parlant de ça, quand vas-tu nous montrer comment tu fais ?
— Jamais.
Même si Stefan avait avoué son secret quand il avait compris que Dominick et Tyson s’étaient transformés en félins par accident, il avait cependant refusé de le montrer à qui que ce soit.
— Ça m’aiderait beaucoup dans mes recherches.
— Si tu es aussi curieux que ça, peut-être que c’est toi qui devrais manger des feuilles d’herbe à chat, répliqua Stefan d’une voix traînante.
Parce ce que bon sang ! il suffisait que certains membres de la famille Hubbard mangent ou fument suffisamment de cette merde pour se transformer en félins. Dominick, Stefan et Tyson étaient concernés pour le moment. Leur sœur Maeve avait tenté l’expérience, mais son côté ours n’avait pas du tout réagi. Soit elle était toujours défectueuse, selon l’avis de la société qui les avait fabriqués, soit le fait d’être à moitié ourse nécessitait un déclencheur différent.
— Je peux difficilement décrire ce qu’il m’arrive si je deviens un animal à quatre pattes, espèce d’abruti !
C’était un bon argument, pourtant, Stefan refusait toujours d’entendre raison.
— Pourquoi tu n’embêtes pas Dominick avec tout ça ?
— Pas besoin de l’embêter, car il coopère.
Maman s’en mêla.
— Mon cher garçon fait plein de tests pour Raymond. Tu crois qu’ils sont partis où, tous ces biscuits que j’ai préparés ?
Connaissant Dominick, se transformer pour des biscuits devait lui sembler une bonne affaire. Ce gars-là aurait vendu son âme pour la cuisine de maman.
— Si tu as son aide, pour quoi as-tu besoin de moi ?
Stefan savait très bien pour quoi, mais il était d’humeur à se plaindre.
— Car ce serait bien pour découvrir les similarités et les différences dans vos expériences. Comme le temps qu’il faut pour que le côté animal se révèle. Ou combien de temps dure la transformation. Ou encore si le produit déshydraté est meilleur que le produit liquide, ou s’il vaudrait mieux s’en tenir au produit frais.
Stefan avait en fait certaines de ces réponses. Lorsqu’il fumait, il planait plus vite, s’il mangeait, ça durait plus longtemps. Le produit liquide lui provoquait des problèmes intestinaux.
Plutôt que de le lui dire, il persista :
— Trouve-toi quelqu’un d’autre !
— Il me faut un point de comparaison. Maman refuse que j’utilise Tyson, et Pammy dit que ce n’est vraiment pas le bon moment pour qu’elle inflige ça à son corps et que si je le lui demande à nouveau, elle m’enfoncera ma souris dans un endroit qui ne voit pas beaucoup le soleil.
Pammy était l’une de leurs sœurs. Les autres étaient Maeve, Jessie, qui n’était pas en ville ces jours-ci, et enfin Daphné, la plus jeune. Neuf enfants en tout, avec les garçons Dominick, Stefan, Raymond, Daeve et Tyson.
— Je vais te dire quelque chose : si tu continues à me le demander, j’irai plus loin que Pammy et je t’enfoncerai ton clavier si profond que tu cracheras des lettres en rotant, grogna Stefan.
Il savait que son frère faisait exprès d’essayer de le troubler. Il avait en fait de bonnes raisons de demander, mais Raymond ne comprenait pas la bataille que Stefan avait menée contre la bête. Pas tant celle tapie dans son corps, mais plutôt celle qu’était l’addiction.
— Sois gentil, le réprimanda maman. Pas de chamailleries entre vous, pas alors que les loups guettent, dit-elle.
Et elle l’entendait littéralement.
— Pas encore cette histoire, soupira Stefan.
Depuis que son frère aîné avait eu maille à partir avec quelques loups-garous du coin (parce que ces connards existaient bel et bien !) elle craignait que les chiens et les félins ne s’affrontent dans une guerre de territoire du style de celles des gangs de motards dans son émission de télé.
— Les meutes de loups sont attachées à leur territoire, insista-t-elle. J’ai lu des choses à ce sujet.
— Ils ne doivent pas être si pointilleux à propos de leur territoire, sinon ils sauraient déjà que nous sommes ici, fit-il remarquer même si dans une grande ville, la plupart des gens ne se rencontraient jamais.
— Quoi qu’il en soit, ils savent que nous existons, à présent, ce qui signifie que nous ne pouvons ignorer l’invitation que nous avons reçue.
En fait, il ne s’était pas contenté de l’ignorer, il avait jeté l’invitation au feu quelques semaines auparavant.
— Je me fous éperdument de savoir pour qui ils se prennent. Qu’ils restent entre eux, et nous ferons de même !
Pour Stefan, ça semblait simple. Moins il y aurait de gens qui connaîtraient leur existence, plus ils seraient en sécurité.
— Je ne pense pas que ce plan va fonctionner. J’ai reçu cette relance sur mon téléphone aujourd’hui, dit maman en levant son écran.
Stefan savait déjà ce qu’il mentionnait.
N’oubliez pas la fête de samedi, avec une émoticône barbecue.
Il avait reçu le même message, et imaginait que c’était le cas de tout le monde.
Son conseil ?
— C’est de l’intimidation. Ne répondez pas.
— Tu voudrais qu’on ignore ceux qui n’ont pas hésité à kidnapper Anika ?
Dans la bouche de maman, cela sonnait à la fois comme une question et une affirmation.
Anika était la petite amie de son frère que cette soi-disant meute de loups avait enlevée pour contraindre Dominick à révéler qu’il n’était pas humain. La famille avait été très surprise d’apprendre que les loups-garous existaient. Bon sang ! ils essayaient encore de digérer le traumatisme causé par l’aveu de leur mère sur le fait qu’ils avaient, en fait, été créés dans un laboratoire. Ce qui expliquait sa phobie des seringues.
— Vous vous sentiriez mieux si je vous disais que je gère la situation ? proposa Stefan.
— Comment ? demanda-t-elle.
— Ne vous en souciez pas.
Essayer d’effrayer sa mère ? Lui aussi pouvait le faire.