Admettre sa plus grande crainte libéra Stefan, même s’il se sentait vulnérable, à présent.
Elle posa sa main sur la sienne.
— Faire en sorte de ne pas être découverts, c’est mon travail. Ça m’aide à gérer l’angoisse.
— Vraiment ? Parce que ce serait sympa de ne pas avoir l’impression d’être surveillé tout le temps.
— Oh, tu devrais toujours douter de tout et de tout le monde ! dit-elle avec un sourire espiègle.
— Même de toi ? demanda-t-il doucement de sa voix rauque.
— Surtout de moi.
Il y avait encore cette intonation dans sa voix. Était-elle en train de flirter ?
— Suis-je censé croire que tout ça passe inaperçu ? demanda-t-il.
Il fit un geste pour désigner les allées éclairées entre les maisons parsemées de lanternes de jardin, la musique et le brouhaha des voix.
— On dirait que vous cherchez à vous faire prendre.
— C’est ce qu’on appelle se cacher à la vue de tous. Quand tu regardes autour de toi, tu vois quoi ?
— Un tas de loups-garous.
— Où ça ? Montre-m’en un.
Il ouvrit la bouche, puis la referma aussitôt.
— Eh bien, pour le moment, je n’en vois aucun.
— Et tu n’en verras jamais ici. C’est l’une de nos règles les plus strictes.
— Vous avez banni la transformation ?
— Simplement en ville. Les loups n’ont rien à faire en banlieue. Quiconque désire se défouler à quatre pattes doit se rendre dans un endroit où la présence d’un loup ne serait pas suspecte.
— Ce qui veut dire que vous allez dans la vallée pour trouver des étendues boisées.
— Certains ne vont pas si loin. Ceux d’entre nous qui ont besoin de se dégourdir les pattes plus souvent que les autres se satisfont de courir le long du Trans Canada Trail. Il suffit de se garer à Westridge et de se mettre en route comme si tu allais faire un footing, puis tu te glisses dans les bois, tu te déshabilles, et voilà, expliqua-t-elle en claquant des doigts. Tu peux te défouler pendant quelques heures.
— Mais si on vous voit ?
— Tant que nous ne sommes pas menaçants, les gens appellent le numéro de la ligne pour signaler des loups. Notre complice qui réceptionne les appels l’enregistre comme un coyote. Dangereux pour les animaux domestiques, mais pas pour les humains.
— Mais si quelqu’un vous voit comme une menace et fait quelque chose ?
Elle haussa un sourcil.
— Nous vivons à Ottawa, au Canada. Il est interdit de tirer sur les animaux sans permis gouvernemental.
— Tout le monde n’obéit pas à la loi.
Elle leva les yeux au ciel.
— Tout le monde ne fait pas de footing dans la nature armé pour tuer des loups. En fait, je dirais même que si ça arrive, c’est rarissime.
Il voulait avoir l’esprit de contradiction et continuer à discutailler, lorsqu’il se rendit compte de ce qu’il était encore en train de faire. Elle lui répondait et lui, il contestait.
Bon sang, comme je suis énervant !
Il fallait qu’il cesse de se comporter comme un con.
— À quelle fréquence te transformes-tu en boule de poils ?
Elle haussa les épaules.
— Pas aussi souvent que je le souhaiterais. Je travaille la plupart du temps en ville.
— Ce ne serait pas plus logique pour toi de vivre à la campagne ? Ainsi, tu n’aurais pas à te cacher.
— Et faire combien d’heures de trajet tous les jours pour me rendre au travail ? répondit-elle en haussant un sourcil. Tu réalises qu’il faut payer ses factures, pas vrai ? Un loup a besoin de viande dans son frigo.
— C’est dingue !
Il sortit une autre cigarette, que Nimway envoya valser immédiatement. Encore.
— Bon sang, c’est juste une cigarette ! s’exclama-t-il, en sortant une autre pour la défier.
Elle se pencha, la tira d’un coup sec et l’écrabouilla pour la réduire en poussière de tabac. Elle s’approcha suffisamment pour murmurer tout contre ses lèvres :
— Fumer, c’est dégueulasse.
— Tu as le droit de le penser. Moi, j’aime ça, et je te l’ai expliqué, quand je suis perturbé, il faut que je baise ou que je fume.
Il avait connu un temps où il s’adonnait à des produits plus forts. Jamais plus il ne perdrait pied comme il l’avait fait.
— Interdit. De. Fumer.
Ses paroles frémirent sur les lèvres de la jeune femme.
Si proche. Son odeur douce et musquée flottait autour de lui. De toute évidence, elle savait ce qu’elle provoquait. Il suffisait d’un mouvement infime de sa part pour l’embrasser.
Il combattit son désir.
— Qu’est-ce qui ne va pas, bébé ? Tu es affreusement calme, tout à coup.
— Je repense simplement à tout ce que tu m’as dit ?
— C’est tout, bébé ?
Elle insista sur le dernier mot pour l’allumer.
— À quoi joues-tu ? demanda-t-il.
À part le rendre fou.
— J’essaie de te pousser à m’embrasser. Mais comme tu as décidé d’être un tel gentilhomme… dit-elle avant de prendre l’initiative.
L’espace d’un instant, Stefan resta tétanisé de surprise, puis il ouvrit la bouche et sa langue l’accueillit dans la sienne.
Une chaleur sensuelle, du désir et une envie lancinante l’envahirent.
Il perdit toute notion de temps ou d’espace. Il s’embrasait. Chaque caresse de sa langue, chaque frottement de son bassin ravivait la chaleur.
Elle le pelota et lui prit les fesses à pleines mains, à travers son jean. Elle glissa ses mains dans le tissu moulant et y plongea les ongles. Il lui aurait rendu la pareille s’ils n’avaient pas été interrompus.
— Pouah ! Ils s’embrassent !
L’impression de recevoir un seau d’eau glacée leur vint de la même petite fille que précédemment.
— Ce n’est pas très joli, je suis d’accord, dit la voix de Gwayne, le frère de Nimway.
Bordel !
Elle sauta littéralement hors des bras de Stefan en s’exclamant :
— Gwayne, heu…, tu avais besoin de quelque chose ?
— J’interromps quelque chose ? dit celui-ci d’une voix beaucoup trop mielleuse.
L’étincelle menaçante dans son regard ne laissait rien présager de bon.
Ce n’était pas comme si Stefan pouvait lui en vouloir. Il aurait fait exactement la même chose s’il avait surpris sa sœur en train d’embrasser l’ennemi.
— Que veux-tu ? demanda sèchement Nimway.
La petite fille pointa Stefan du doigt.
— On a besoin toi. Un gros chat garde la table des desserts.
Il ne comprenait pas à cause de son adorable zézaiement.
— Je ne comprends pas, répondit Stefan en fronçant les sourcils.
— Raymond.
Ce fut l’unique mot que prononça Gwayne avant de tourner les talons et de s’éloigner.
Qu’y avait-il avec Raymond ? C’en était assez pour que Stefan le suive, arrivant dans un jardin où des voix bourdonnaient et de la musique résonnait, pourtant, les gens semblaient absorbés par quelque chose devant eux.
Tandis que la foule s’écartait pour laisser passer Gwayne et Stefan, il vit enfin ce qui attirait l’attention de tout le monde. Un lynx grognait en direction de tous ceux qui approchaient de la fontaine de chocolat. Ce n’était pas le seul problème.
Anika avait les bras et les jambes enroulés autour de Dominick et semblait être en train de lui parler avec frénésie, pourtant ce ne fut que lorsque Stefan s’approcha du buffet à desserts et qu’il le renifla qu’il comprit.
Une vague de colère le submergea. Il se tourna d’un coup vers Gwayne.
— C’est quoi ce bordel ? Vous trouvez ça drôle de droguer le chocolat avec de l’herbe à chat ? C’est quoi ce genre de coup tordu ?
Il avait l’air désorienté.
— Je jure que nous n’avons rien fait.
— Principalement parce que personne ne gâcherait du chocolat ainsi, marmonna Nimway en passant devant lui pour s’arrêter immédiatement lorsque le lynx lança un coup de patte dans sa direction.
Elle grogna.
Le félin rugit et se tapit.
Bordel !
— Raymond, non !
Stefan saisit Nimway et la jeta à l’abri derrière lui, puis se tourna pour faire face à son frère, qui était plus sensible à l’herbe à chat qu’il ne l’avait laissé entendre. Il avait dû se précipiter vers le chocolat dès qu’ils l’avaient sorti. Il avait toujours aimé le sucré, comme Dominick, que l’on devait écarter de la scène car il était rudement mis à l’épreuve.
Et pour Stefan ? Ça sentait bon. Il aurait aimé y goûter, mais une seule bouchée et il se réveillerait nu dans les bois, douloureux et collant après des agissements auxquels il ne voudrait pas penser.
Il tendit une main vers le lynx.
— Raymond, c’est moi, ton frère.
Le félin grogna.
— Ne joue pas au con avec moi, dit-il en avançant d’un pas. Il faut que tu t’éloignes de cette fontaine, mon gars. Il y a de l’herbe à chat dedans.
Le félin roula la tête.
— Oui, je sais, ça sent délicieusement bon, et c’est pour ça que tu dois t’en éloigner.
— Rrrrr.
Le prédateur retroussa ses babines, et sous l’effet de la surprise, Stefan lui grogna dessus d’une voix un peu plus animale qu’il ne s’en serait cru capable.
Le lynx cligna des yeux. Soudain, les murmures excités autour d’eux se figèrent dans un silence total.
Merde et remerde !
— Dégage de là.
Il reconnut l’aboiement de sa mère et se retourna pour la voir arriver avec un plateau de sandwiches sans croûte. Au beurre de cacahuète et à la gelée, les préférés de Raymond.
— Viens ici, Ray-Ray. Regarde ce que maman t’a apporté.
Elle agita le plateau et le chat sembla hésitant. La fontaine de chocolat ou maman et ses friandises ?
— Ray-Ray, c’est qui mon gentil garçon ? l’amadoua maman.
Quelque chose se brisa et le lynx montra les dents en se dirigeant vers maman et ses friandises. La crise était évitée.
Pour le moment, mais Stefan avait le sentiment que la vraie catastrophe guettait.