INTRODUCTION

L’été dans les Pyrénées

Papa et Madge faisaient de nombreuses randonnées à cheval. En réponse à mes supplications, j’appris un jour que je serai autorisée le lendemain à les accompagner. Quel bonheur ! Ma mère montra quelques réticences, mais papa sut les vaincre.

— Nous avons un guide avec nous, plaida-t-il, et il a l’habitude des enfants. Il veillera à ce que personne ne tombe.

Le lendemain matin, les trois chevaux arrivèrent et nous partîmes. Nous gravîmes les lacets de sentiers escarpés, et j’étais heureuse comme un pape, perchée sur ce qui me semblait être un cheval immense. Le guide le menait par la longe, et de temps à autre cueillait de petits bouquets de fleurs qu’il me tendait pour accrocher à mon chapeau. Tout s’était bien passé jusque-là, mais lorsque nous parvînmes au sommet, au moment du déjeuner, le guide fit encore mieux : il rapporta en courant, l’air triomphant, un magnifique papillon qu’il venait d’attraper. « Pour la petite mademoiselle », fit-il en français. Tirant une épingle du revers de sa veste, il en transperça le papillon et le planta sur mon chapeau ! L’horreur de ce moment ! Sentir ce pauvre papillon battre des ailes, se débattre contre l’épingle ! J’étais au supplice. Et bien sûr, je ne pouvais rien dire. J’étais déchirée par des pensées contradictoires. Cela partait d’une bonne intention de la part du guide. Il avait fait cela pour moi. Spécialement. Comment pouvais-je alors le vexer en lui disant que son cadeau ne me plaisait pas ? Pourtant, j’aurais tellement voulu qu’il me l’enlève ! Et ce pauvre papillon qui continuait à battre des ailes, qui mourait ! Ce tressaillement affreux que je sentais contre mon chapeau ! Un enfant n’a qu’une ressource, en pareil cas : je me mis à pleurer.

Plus on me pressait de questions, moins je pouvais répondre.

— Mais enfin, qu’est-ce qu’il y a ? demanda mon père. Tu as mal ?

— C’est peut-être d’être sur le cheval qui lui fait peur, suggéra ma sœur.

Non, répondis-je chaque fois. Je n’avais pas mal et je n’avais pas peur.

— Tu es fatiguée ?

— Non.

— Qu’as-tu, alors ? s’énerva papa.

Je ne pouvais pas le lui dire. Bien sûr que non, le guide était là, à côté, qui ne me quittait pas du regard, l’air perplexe.

— Elle est trop jeune, conclut mon père avec un certain agacement. Nous n’aurions pas dû l’emmener.

Mes pleurs redoublèrent. Je dus leur gâcher la journée à tous les deux, je le savais, mais je ne pouvais m’arrêter. J’espérais, je priais de toutes mes forces que papa, ou même Madge, devine vite l’objet de mon malheur. L’un des deux allait sûrement regarder le papillon, le voir se débattre, dire : « Peut-être qu’elle n’aime pas avoir ça sur son chapeau. » Si cela venait d’eux, ça irait. Mais comment le leur faire comprendre ? Ce fut une journée terrible. Je ne pus rien avaler au déjeuner. Je restai assise à sangloter, et le papillon continuait à battre des ailes. Il cessa enfin. Cela aurait dû me calmer un peu, mais j’étais dans un tel état de détresse que rien n’aurait pu me consoler.

Nous redescendîmes, mon père cette fois en colère pour de bon, ma sœur contrariée, le guide toujours aussi aimable et déconcerté. Heureusement qu’il ne lui vint pas à l’esprit d’aller me chercher un second papillon pour me réconforter ! Nous arrivâmes donc à l’hôtel avec nos mines déconfites et rejoignîmes ma mère dans notre salon.

— Mon Dieu ! s’écria-t-elle. Agatha s’est fait mal ?

— Je ne sais pas, maugréa mon père. Je ne comprends pas ce qu’elle a, cette gosse. Mal quelque part, je suppose. Elle a commencé à pleurer au moment du déjeuner et n’a pas cessé depuis. Impossible de lui faire avaler quoi que ce soit.

— Qu’est-ce qui t’arrive, Agatha ? demanda ma mère.

Je ne répondis pas. Je ne pus que rester à la regarder, sans voix, cependant que des larmes continuaient à rouler sur mes joues. Elle me fixa attentivement quelques minutes puis demanda :

— Qui a mis ce papillon sur son chapeau ?

Ma sœur expliqua que c’était le guide.

— Je vois, fit maman.

Puis, se tournant vers moi :

— Tu n’as pas aimé ça, hein ? Il était vivant et tu t’es dit qu’il avait mal ?

Ah ! le merveilleux, le divin soulagement quand quelqu’un devine ce qui vous travaille et vous le dit, de sorte que vous êtes libéré de cette interminable obligation de silence ! Je me précipitai sur elle avec une sorte de frénésie et lui jetai les bras autour du cou.

— Oui, oui, oui ! Même qu’il battait des ailes. Il battait des ailes ! Mais le guide était gentil, il avait fait ça pour me faire plaisir, alors je ne pouvais rien dire !

Elle comprit instantanément et me consola doucement dans ses bras. Tout sembla aussitôt s’estomper dans mon esprit.

— Je sais exactement ce que tu as ressenti, dit-elle. Mais c’est fini, maintenant, alors nous n’en parlerons plus.

Agatha Christie

dans Une autobiographie