Le monde des courtisanes de Yoshiwara* à Edo* est une société aux règles très complexes, régie par un rigoureux protocole : il ne peut être décrit – même sommairement – qu’en un fort ouvrage. On en donnera donc un aperçu rapide, afin que le lecteur ait quelques notions d’un thème qui, au moins autant sinon beaucoup plus encore que leur vie conjugale, a passionné les citadins du XVIIIe et du XIXe siècle lorsqu’ils composaient des senryû. Plusieurs gros volumes ne suffiraient pas à rendre compte de ce monde, même approximativement. Qu’il suffise donc, ici, de quelques observations qui se retrouvent constamment dans les textes, avec des variations, tant pour les courtisanes « officielles » de Yoshiwara que pour celles des « entreprises privées » de l’époque.
A la première fois*
certains ont l’illusion qu’elle
va prêter son vase
A la première fois
les environs du nombril
sont tout ce qu’on voit
M. 1775.
A la première fois
elle ne daigne s’enquérir que
de votre âge et métier
Y. 32, 43.
A la troisième fois
ses manières tout brusquement
deviennent moins guindées
Y. 20, 32.
Trois mains de papier*
ayant préparé, bientôt
elle vient prendre place
M. 1785.
Là, je suis un peu grosse,
dit-elle quand se laisse toucher
à la troisième fois
S. 4, 3.
A la troisième fois
elle sait si bien faire semblant
d’être éprise de vous
M. 1785.
A la troisième fois
trop tôt encore pour rêver
d’un mortier* à thé
Par obligation
seule elle dépose son pagne
à la troisième fois
Y. 26, 39.
A la troisième fois
enfin on est réchauffé
et on la réchauffe
Y. 41, 8.
A la troisième fois
vous vient une fille qui semble
tout autre personne
Y. 25, 31.
A la troisième fois
tant elle se laisse aller que
la nuit est trop courte
Y. 27, 15.
A la troisième fois
plutôt que de vin la gueule
on a le vit de bois
Y. 91, 27.
A la troisième fois
sans rester chez les voisins
vient enfin chez vous
Y. 26, 18.
A la troisième fois
venez donc un peu plus près
daigne-t-elle enfin dire
Lorsque la courtisane est consciencieuse, il peut arriver que :
L’ayant tué d’extase
« je croyais qu’il jouissait », dit-elle
au procès-verbal
S. 2, 16.
Un client est mort de crise cardiaque en râlant « ah, je meurs, je meurs ! », et la courtisane fait sa déposition devant les enquêteurs de la police des mœurs.
Cependant, même au cours de la troisième rencontre, nombre de courtisanes dédaignaient leur client, soit en évitant de le rejoindre dans sa chambre :
Battu froid la nuit
il se soulage et s’essuie
dans la couverture
S. 3, 27.
… par vengeance.
Soit, encore, en lui tenant compagnie, mais d’étrange manière :
Lors que tant il arde,
las, elle n’en termine plus
d’écrire une lettre
Son ardeur bandée
retombe tout à plat pendant
qu’elle écrit sa lettre
S. 2, 4.
Alors que dans la
pièce à côté deux coups déjà,
elle écrit une lettre
S. 2, 11.
Une des règles – rigoureusement observée – des maisons de Yoshiwara interdisait à tout client d’empêcher une courtisane de faire son courrier, par exemple quand elle écrit une longue lettre de rappel à l’un de ses habitués favoris qui la délaisse depuis quelque temps.
Il n’arrête plus de
me tâter, pleure la novice*
qui a pris la fuite
S. 4, 17.
Son client est un aveugle qui, faute d’yeux pour voir…
Courtisanes novices
ne trouvent de clients que ceux
qui ne peuvent arder
Le client de la novice
ayant la soixantaine, elle
ne sait plus qu’en faire
Y. 81, 7.
Les vieillards recherchaient en effet les courtisanes novices pour leur jeunesse, et ils s’inscrivaient des semaines à l’avance sur leur carnet de commande.
La novice ne sait
pas encore que faire devant
une lanterne pliée
S. 2, 12.
Il s’agit d’une lanterne en papier sur des arceaux en fines tiges de bambou : quand elle est dressée, on peut y allumer une chandelle, mais quand elle est tassée sur ses plis…
A chaque fois qu’il va
uriner la novice doit
lui servir de canne
M. 1773.
Saveur des novices
bien autre que celle de
la vieille à la maison
Souvent la novice
a un radis qu’il lui faut
rouler entre ses doigts
S. 3, 20.
Les novices sont également réputées pour leur propension à s’endormir, en raison de leur jeune âge ; le client ne doit alors les toucher :
Si vous ressentez
le besoin réveillez-moi,
prévient la novice
M. 1775.
La novice est fâchée
qu’on l’ait regardée partout
au clair d’une chandelle
S. 1, 7.
Elle retrouve au matin nombre de morceaux brûlés d’une chandelle en papier, et comprend. Certains clients cependant profitent de la situation et ne violent pas que les règles de l’établissement :
Une nuit la novice
pour pas un sou s’est fait faire
par toute une bande
M. 1779.
… de clients esseulés qui justement étaient à l’affût d’une endormie.
Les filles novices
quand elles dorment comme des loirs
se font faire un coup
S. 3, 2.
Les novices ignorent
donc tant qu’on peut se les faire
pendant leur sommeil ?
S. 4, 4.
Sans rien savoir de
l’aube venue la novice
est encore tirée
Y. 144, 23.
Mais :
L’avantage des novices
est qu’elles se laissent faire autant
de coups que l’on veut
S. 4, 5.
Comme si elle n’était
qu’un jouet docile la novice
se laisse tout et tout faire
S. 1, 30.
Faites donc votre coup
au lieu de vous amuser,
bougonne la novice
Les novices tout comme
en un rêve se mettent en bouche
le papier de soie
S. 2, 3.
Le papier encore
inséré entre ses cuisses
la novice s’endort
M. 1768.
La fourche de ses cuisses
la laisse toute à l’abandon
quand elle est novice
S. 1, 33.
La novice peut également être envoyée auprès du client en tant que « remplaçante* » d’une courtisane occupée ailleurs ou recevant l’une de ses pratiques préférées. Il est alors également interdit de la toucher.
Quand la courtisane
a un amant de cœur,
détestable nuit
S. 3, 9.
A la troisième fois
plusieurs s’étant présentés
détestable nuit
Y. 19, 17.
La courtisane doit en effet choisir ceux auxquels elle rendra visite, et abandonner les autres à la compagnie des remplaçantes.
Ne pouvant dormir
près de lui il fait venir
une remplaçante
SF. 463.
… qui vaut mieux que la solitude totale.
Comme elle sera faite
si elle dort, la remplaçante
demeure éveillée
SF. 463.
Avec pour otage
une remplaçante qui ne dort,
détestable nuit
Y. 22, 3.
Détestable nuit
quand à la remplaçante
on dit sa colère Y. 13, 35.
A la remplaçante
on a beau dire sa colère,
ne veut rien entendre M. 1780.
Chose inadmissible :
pour une remplaçante ça coûte
juste le même prix
Si un client engage une courtisane dont le tarif est par exemple trois pièces de cuivre, celle-ci peut lui envoyer une remplaçante ne valant qu’une de ces pièces, mais il doit payer plein tarif (trois pièces) dans une chambre étroite et inconfortable, où il ne peut rien faire.
En échange de la
courtisane un plat qu’on ne
peut même pas goûter
S. 3, 4.
Retenez-vous donc,
je ne suis pas celle que
vous paraissez croire !
Y. 52, 16.
Les jambes bien serrées
la remplaçante passe la nuit
à ronfler en paix
S. 3, 7.
Malgré sa colère
on finit par s’endormir
loin de la remplaçante
M. 1776.
Mais que faites-vous donc !
crie la remplaçante qui se
réveille en sursaut
Mais ma sœur* aînée
va me gronder, fait-elle
la sainte nitouche
Y. 6, 35.
Quelle honte pour lui,
se laisse aller à hurler
contre une remplaçante
Y. 3, 27.
Les autres clients se rassemblent alors dans le couloir pour écouter.
Chose des plus vulgaires
quand on est morigéné
par une remplaçante
Y. 31, 13.
Le guerrier rustaud
tente de monter à l’assaut
d’une remplaçante
Les guerriers ordinaires des provinces reculées de l’empire en garnison à Edo étaient réputés pour leur brutale vulgarité.
Ça passe ou ça casse
dit-il en grimpant de force
une remplaçante
Quand on a cogné
une remplaçante, peut-elle
encore dire que non ?
M. 1762.
Rarement toutefois une remplaçante, par violence, pitié ou lassitude, accédait au désir d’un client :
C’est qu’il m’a griffée,
est l’excuse que présente une
remplaçante fautive
Y. 25, 4.
Pour son propre compte
s’est laissé faire, et en pleurs
pauvre remplaçante
M. 1778.
… car elle est vertement tancée par sa « sœur aînée ».
Ayant fait humer le fumet
de sa mentule* le guerrier
est réprimandé
S. 4, 15.
Le fumet est celui de l’onguent* de longue vie.
Ses picotements
ayant lavés à grande eau,
le guerrier attend
Enfin, ultime ruse d’une courtisane pour conserver un client :
Parmi tant et tant,
c’est de vous seulement que
j’ai eu cet enfant
S. 4, 14.
L’enfant est de vous,
mais voulez-vous vraiment que
je le mène à terme ?
S. 4, 12.
Les courtisanes disposaient cependant, parmi d’autres techniques, d’un moyen réputé sûr :
En un tournemain
les ribaudes mettent des boules de
papier de bouchage
S. 1, 12.
Le papier de soie, dit en ce cas de « relèvement du fond », qu’une longue pratique permet de placer en un éclair à l’insu du client.
Sanctuaire intérieur
où sont les bandes de papier,
mais roulées en boule
Y. 89, 30.
Un sanctuaire shintoïste* est toujours annoncé par des bandes de papier blanc torsadées en losanges.
Chose bien déplaisante,
elle se déguise d’abord en
sarbacane à boulettes
S. 2, 24.
Quel désagrément
quand elles se laissent faire avec
du papier en cuve
S. 2, 24.
Ce papier sert également à l’hygiène post opera :
Le papier de soie
quand se le mettent comme bouchon
c’est la fin d’un acte
S. 1, 6.
Le papier-mouchoir
elles font aller et venir
à vous l’arracher
Y. 66, 24.
De papier-mouchoir
férocement vous l’empoignent
et puis vous l’astiquent
S. 1, 12.
Quand la vague arrive
à son ventre, elle prend en main
le papier-mouchoir
Du papier-mouchoir
dans la bouche du haut et celle
du bas elle arrive
Y. 105, 13.
Dans la bouche pour le client suivant et, en bas, du client précédent.
Cet usage des courtisanes explique le cri du cœur des honnêtes citadins :
Qu’elles n’utilisent point
de papier est l’avantage
des femmes de bonnes mœurs
S. 2, 32.
Dernier aspect d’un séjour à Yoshiwara : après une nuit de plaisir, il faut se résigner à rentrer chez soi, au petit matin. Et lors :
Que l’épouse s’attaque
aux parties est l’ennui des
retours au matin
S. 3, 2.
Retour au matin,
on n’a plus autant de ruse
que quand on y va
Y. 6, 34.
On peut toujours s’inventer une excellente raison, « professionnelle » ou autre, pour découcher ; mais saura-t-on maintenir l’histoire au lendemain matin, devant une épouse soupçonneuse et aux aguets du moindre indice ?
Retour au matin,
à l’ombre de quelque bosquet
on arrête les porteurs
Y. 21, 8.
Yoshiwara étant assez loin du centre de la ville, on rentre en chaise à deux porteurs : le voyage ne coûte pas cher, et on évite la fatigue du chemin à pied. Mais on prend la précaution d’arrêter les porteurs à quelque distance de chez soi, afin de remettre sa tenue en ordre et surtout de revérifier en détail si la fable que l’on va servir à l’épouse survivra à l’interrogatoire.
Retour au matin,
et voilà que ça recommence !
rient les voisins
Y. 7, 8.
Et après m’avoir
engrossée ! glapit l’épouse,
retour au matin
Y. 14, 23.
Retour au matin,
que c’est amusant quand on
l’écoute en voisins
Retour au matin,
espèce de gueule variolée !
hurle-t-elle tant que peut
Y. 7, 18.
Retour au matin,
jusqu’à l’affaire de la bonne
qui refait surface
Y. 10, 11.
Retour au matin,
de façon violente périt
le pilon à riz
Y. 128, 3.
Le pilon à riz est, dans les ménages japonais, l’équivalent du rouleau à pâtisserie.
Retour au matin,
le dentier se décrochant,
finis les reproches
Y. 146, 12.
Il est quelquefois bien pis que la colère et les cris de l’épouse : le calme froid, où bouillonnent les grandes bourrasques :
Sans dire un seul mot,
d’un air glacial l’épouse sert
le thé du matin
Dès lors, une solution s’impose :
Le mari vaillant
au matin rentré chez lui
console son épouse
Y. 87, 13.
Comment ?
« Il va en plus falloir
que je tire à la maison »,
retour au matin
SF. 436.
Trois pendant la nuit,
et deux au moins pour l’épouse,
fatigue des matins…
M. 1786.
En conclusion, l’épouse :
Et si moi j’allais
me payer quelques mignons,
tu ne dirais mot ?
S. 4, 22.
Et le mari :
Retour au matin,
on a beau se dire que c’est
bien la dernière fois…
On a vu que l’amateur de Yoshiwara est soumis à une longue patience, que certains estiment démesurée. Ils recourent alors à l’entreprise privée, par exemple sous prétexte de se rendre aux bains publics :
Après un bref coup
il mouille sa serviette avant
de rentrer chez lui
S. 3, 16.
Ce n’est pas bien cher
encourage le souteneur
du faucon* de nuit
M. 1781.
Ça ne revient qu’à
la moitié d’un repli, dit
le mac du faucon
M. 1772.
Soit vingt-quatre sous : calcul fondé sur la curieuse observation mentionnée plus haut (« Des moines », n° 36).
Pour vingt-quatre sous
tout le derrière elles se font
piquer des moustiques
M. 1769.
Tirant double coup
double prix il doit payer
au faucon de nuit
Ayant épongé
deux clients le faucon peut
s’en enfiler trois
Y. 112, 12.
Deux clients lui rapportant quarante-huit sous, elle peut s’offrir trois bols de nouilles de sarrasin, chacun coûtant seize sous.
Son premier client
étant un moine, le faucon
s’en trouve fort réjoui
Y. 107, 11.
Allusion ironique au dicton : « Un moine ne fait qu’encaisser sans débourser », ce qui est de bon augure pour la soirée.
A la quarantaine
devenues novices on en trouve
à Yoshidachô*
Y. 14, 5.
Les faucons « vétérans » ayant souvent la soixantaine passée, les novices…
Chez les charpentiers,
« encore un coup sans payer »,
dit-on en riant
Le quartier de Yoshida comportait un grand nombre de charpentiers, dont les faucons utilisaient les planches comme abri de fortune.
D’une voix de nez,
il s’est enfui sans payer !
crie-t-elle en poursuite
S. 1, 25.
Les faucons avaient la réputation de porter – et de transmettre – la syphilis, censée faire pourrir et tomber le nez.
Parmi les faucons,
les noms O-Hana, O-Chiyo
sont des mieux trouvés
S. 1, 24.
O-Hana et O-Chiyo étaient des noms personnels féminins très répandus, mais lorsqu’on les interprète ensemble (ohana ochiyo), on obtient le sens : « Nez, tombe ! »
Chose bien étrange,
on les fait avec le vit
et c’est le nez qui tombe
S. 4, 16.
Jusqu’à une colline
on pourrait amonceler
de leurs nez tombés
Mais certains, pressés par la nécessité, font fi de toute considération :
Besoin si urgent
qu’on va se faire un faucon
pour une pièce d’or
S. 4, 22.
Une pièce d’or, selon l’époque, valait entre quatre mille et six mille sous, soit de cent soixante à deux cent cinquante fois le tarif d’un faucon de nuit. Mais lorsque la vague monte et qu’on n’a pas de monnaie…
Un autre recours était celui des nonnes* en bateau, sur les rivières, tout aussi malades que les faucons, mais au tarif de trente-deux sous, les huit supplémentaires représentant les honoraires du « batelier » :
Le mac de la nonne
a aussi le titre de
capitaine du navire
M. 1768.
Sautez donc sans crainte
recommande au badaud
le mac du bateau
Y. 21, 21.
Dès qu’elle se retrousse
le capitaine du navire
commence à ramer
Un mât bien dressé
elle vous le recouche bien vite
la nonne en bateau
S. 1, 3.
Quand le tangage cesse
le mac du navire en main
reprend la godille
M. 1764.
La nonne en bateau
évacue l’eau de la cale,
puis le client monte
SF. 407.
Non point que la barque prenne l’eau : la nonne évacue – avant son client suivant – l’« eau » que le précédent lui a laissée à fond de « cale ».
Bateau de la nonne
ne rame jusqu’au large que
pour les bons clients
M. 1765.
La règle est d’un tour de quelque dix minutes sur la rivière, mais pour les clients assidus le « capitaine » consent à prolonger la croisière : chaque « bon de fidélité » (morceau de papier portant son nom griffonné) qu’il délivre vaut au client une durée de cinquante coups de rame ou de godille supplémentaires.
Les soirs où vont mal
les affaires, la nonne repart
œuvrer sur la rive
Y. 70, 24.
Les officiantes étant à l’origine de véritables nonnes, on se pose parfois des questions, car sous le châle qui leur couvre la tête, elles doivent avoir le crâne rasé :
Jusqu’à cet endroit
les nonnes ne se sont quand même
pas toutes rasées
Y. 105, 28.
Le bas de la nonne
étant aussi lisse qu’un pot,
c’est une fille sérieuse
SF. 408.
Terminons par un spectacle auquel, selon le senryû, pouvaient parfois assister les promeneurs des rives :
Tangage et roulis,
pourquoi sur une eau si calme
le bateau chavire-t-il ?