Livre premier
Persuadé qu'il est permis de louer un homme qui n'est plus, puisque la mort écarte de nous tout motif, tout soupçon même de flatterie, je ne craindrai pas de payer ici un juste tribut d'éloges à mon ami Cosimo Rucellai1, dont je ne puis me rappeler le nom sans verser des larmes. Il possédait toutes les qualités qu'un ami désire dans son ami et que la patrie réclame dans ses enfants. Il n'est aucun bien, je crois, si précieux qu'il fût, sans en excepter la vie même, qu'il n'eût volontiers sacrifié pour ses amis ; et il n'est point d'entreprise si hardie dont il eût pu s'effrayer s'il y eût vu attaché quelque avantage pour sa patrie. Je déclare que, parmi tous les hommes que j'ai connus et fréquentés, je n'en ai pas rencontré de plus susceptible de s'enflammer au récit des grandes et belles actions. Le seul regret qu'au lit de mort il exprimait à ses amis, c'était de mourir au milieu de ses foyers, jeune et dépourvu de gloire, sans qu'aucun important service eût pu signaler sa carrière. Il sentait qu'il n'y avait rien à dire de lui, sinon qu'il avait été fidèle à l'amitié. Mais à défaut de ses actions, je puis, avec quelques-uns de ceux qui l'ont également connu, rendre un juste témoignage à ses brillantes qualités. Ce n'est pas que la fortune lui ait été tellement contraire, qu'il n'ait pu nous transmettre quelques souvenirs de la délicatesse de son esprit : il a laissé plusieurs écrits et, entre autres, un recueil de vers érotiques, auxquels il s'exerça dans sa jeunesse, sans avoir aucun objet réel d'amour, mais seulement pour occuper son temps jusqu'à ce que la fortune eût pu tourner son esprit vers de plus hautes pensées. On peut voir par ces écrits avec quel succès il savait exprimer ses pensées et quel nom illustre il se serait acquis dans la poésie s'il en eût fait l'unique objet de ses études.
La mort m'ayant donc enlevé cet ami si cher, je ne puis autant qu'il est en moi, remédier à sa perte qu'en m'occupant de sa mémoire, et en me rappelant ces différents traits qui marquent ou la pénétration de son esprit ou la sagesse de sa raison ; et, à cet égard, je ne puis citer rien de plus récent que l'entretien qu'il eut dans ses jardins avec Fabrizio Colonna2 où celui-ci parla avec tant d'étendue sur l'art de la guerre, et où Cosimo se fit remarquer par des questions si heureuses et si sensées. J'étais présent à cette conversation, ainsi que quelques-uns de nos amis ; et je me suis déterminé à l'écrire pour que ceux des amis de Cosimo, qui en ont été comme moi les témoins, se rappellent de nouveau et son talent et ses vertus. Ses autres amis regretteront de n'avoir pu s'y trouver, et pourront retirer quelque utilité des sages leçons qu'y donna non seulement sur l'art militaire, mais même sur la vie civile, un des hommes les plus éclairés de ce siècle.
Fabrizio Colonna, à son retour de la Lombardie, où il avait longtemps combattu avec gloire pour le roi d'Espagne, passa par Florence, s'y arrêta quelques jours pour visiter le grand-duc3, et revoir quelques gentilshommes avec lesquels il avait été lié autrefois. Cosimo résolut de l'inviter dans ses jardins, non pas tant pour faire éclater sa magnificence que pour être à portée de discourir longtemps avec lui. Il crut ne pas devoir laisser échapper l'occasion de recueillir, sur les importantes questions qui faisaient l'objet de ses pensées habituelles, les divers renseignements qu'il devait naturellement attendre d'un tel homme. Fabrizio accepta cette invitation. Plusieurs des amis de Cosimo s'y trouvaient également réunis, entre autres Zanobi Buondelmonti, Battista Della Palla et Luigi Alamanni, tous jeunes gens fort aimés de Cosimo, passionnés des mêmes objets d'études que lui. Je ne retracerai pas ici ni leur mérite ni leurs rares qualités ; ils nous en donnent tous les jours les preuves les plus brillantes. Fabrizio fut reçu avec toutes les distinctions convenables au lieu, aux personnes et aux circonstances.
Lorsque le repas fut achevé, qu'on eut levé les tables et que les convives eurent joui de tous les plaisirs de la fête, sorte de distraction à laquelle les grands hommes occupés de plus hautes pensées n'accordent d'ordinaire que peu de temps, Cosimo, toujours attentif au principal objet qu'il s'était proposé, prit occasion de l'excès de la chaleur (on était alors aux plus longs jours de l'été) pour conduire la compagnie dans la partie la plus retirée et sous les ombrages les plus épais de ses jardins. Arrivés là, les uns s'assirent sur l'herbe, les autres sur des sièges placés sous des arbres touffus. Fabrizio trouva cet endroit enchanté ; il considéra particulièrement quelques-uns de ces arbres qu'il avait peine à reconnaître ; Cosimo s'en aperçut : « Une partie de ces arbres vous est peut-être inconnue, lui dit-il ; il ne faut pas s'en étonner, car la plupart étaient plus recherchés des Anciens qu'ils ne le sont parmi nous. » Il lui en dit les noms, et lui raconta comme son grand-père Bernardo4 s'était singulièrement occupé de cette culture. « J'avais déjà pensé à ce que vous dites, répliqua Fabrizio ; ce goût de votre grand-père et ce lieu me rappellent quelques princes du royaume de Naples qui ont les mêmes goûts et se plaisent à ce genre de culture. » Alors il s'arrêta quelques instants comme indécis s'il devait poursuivre : « Si je ne craignais de blesser, ajouta-t-il enfin, je vous dirais mon opinion à cet égard… que craindre après tout ; je parle à des amis ; et ce que je vais dire est uniquement par forme de conversation et non pour offenser qui que ce soit. Oh ! combien il vaudrait mieux, ce me semble, imiter les Anciens dans leur mâle vigueur et leur austérité que dans leur luxe et leur mollesse ; dans ce qu'ils pratiquaient aux ardeurs du soleil que dans ce qu'ils faisaient à l'ombre ! C'est à l'Antiquité, dans sa source pure et avant qu'elle fût corrompue, qu'il faut aller puiser pour en prendre les mœurs. Ce fut lorsque de semblables goûts s'emparèrent des Romains que ma patrie fut perdue. » Cosimo lui répondit. (Mais pour éviter l'ennui de répéter si souvent : celui-ci dit, celui-là répliqua, je dirai seulement, sans rien ajouter, les noms des interlocuteurs.)
COSIMO. Vous avez ouvert un entretien tel que je le désirais. Je vous conjure de me parler avec une entière liberté, car c'est ainsi que je me permettrai de vous interroger ; et si, dans mes questions ou mes réponses, j'excuse ou je condamne quelqu'un, ce sera sans aucune intention de ma part ou d'excuser ou d'accuser, mais seulement pour apprendre de vous la vérité.
FABRIZIO. Je serai charmé de vous dire tout ce que je saurai sur les diverses questions que vous pourrez me faire. Vous jugerez si je vous dis vrai ou non. Au reste, j'entendrai vos questions avec grand plaisir : elles me seront aussi utiles que pourront vous l'être mes réponses. L'homme qui sait interroger nous découvre des points de vue et nous offre une foule d'idées qui, sans cela, ne se seraient jamais présentées à notre esprit.
COS. Je reviens à ce que vous me disiez d'abord, que mon grand-père et vos princes napolitains eussent mieux fait d'imiter les Anciens dans leur mâle vigueur que dans leur mollesse. Ici, je veux excuser mon grand-père ; quant aux autres, je vous en laisse le soin. Je ne crois pas qu'il y ait eu de son temps un homme qui détestait plus que lui la mollesse, et qui aimât davantage cette austérité dont vous venez de faire l'éloge ; mais il sentait qu'il ne pouvait exercer lui-même cette vertu, ni la faire pratiquer à ses enfants, dans un siècle tellement corrompu que celui qui s'aviserait de s'écarter des usages accoutumés serait ridiculisé de chacun. Qu'un homme, à l'exemple de Diogène5, au milieu de l'été, à la plus grande ardeur du soleil, se roule nu sur le sable, ou sur la neige pendant les glaces de l'hiver, il sera traité de fou : qu'un autre élève ses enfants à la campagne, comme des Spartiates, qu'il les fasse dormir en plein air, marcher la tête et les pieds nus, et baigner dans l'eau froide en hiver, pour les endurcir à la douleur, pour affaiblir en eux l'amour de la vie et leur inspirer le mépris de la mort, non seulement il sera ridiculisé, mais il sera regardé moins comme un homme que comme une bête féroce. Si quelqu'un aujourd'hui ne vivait que de légumes, comme Fabricius6, et méprisait les richesses, il ne serait loué que du petit nombre, et imité de personne. Aussi mon grand-père, effrayé de l'ascendant des mœurs actuelles, n'osa pas embrasser les mœurs antiques et se contenta d'imiter les Anciens dans ce qui ne pouvait exciter un bien grand scandale.
FABR. Vous avez, à cet égard, parfaitement excusé votre grand-père, et vous avez raison sans doute ; mais ce que je proposais de rappeler parmi nous, c'était moins ces mœurs dures et austères que des usages plus faciles, plus conformes à notre manière d'être actuelle, et que chaque citoyen revêtu de quelque autorité pourrait sans peine introduire dans sa patrie. Je citerai encore les Romains ; il en faut toujours revenir à eux. Si l'on examine avec attention leurs institutions et leurs mœurs, on y remarquera beaucoup de choses qu'on pourrait faire revivre aisément dans une société qui ne serait pas tout à fait corrompue.
COS. Puis-je vous demander en quoi il serait bon de les imiter ?
FABR. Il faudrait, comme eux, honorer et récompenser la vertu ; ne point mépriser la pauvreté ; estimer les instructions et la discipline militaires ; engager les citoyens à se chérir mutuellement, à fuir les factions, à préférer l'avantage commun à leur bien particulier ; et pratiquer enfin d'autres vertus semblables, qui sont très compatibles avec ces temps-ci. Il ne serait pas difficile d'inspirer ces sentiments si, après y avoir fortement pensé, l'on s'attachait aux véritables moyens d'exécution. Ils sont si frappants de vérité qu'ils seraient à la portée des esprits les plus communs. Celui qui obtiendrait un pareil succès aurait planté des arbres à l'ombre desquels il passerait des plus heureux jours encore que sous ceux-ci.
COS. Je ne veux rien répliquer à ce que vous avez dit ; c'est à ceux qui sont en état d'avoir une opinion à cet égard à prononcer. Mais, pour mieux éclaircir mes doutes, je m'adresserai à vous-même qui accusez si vivement ceux de vos contemporains qui, dans les circonstances importantes de la vie, négligent d'imiter les Anciens, et je vous demanderai pourquoi, si vous croyez que cette négligence nous fasse dévier de la véritable route, vous n'avez point cherché à appliquer quelques usages de ces mêmes Anciens à l'art de la guerre qui est votre métier et qui vous a acquis une si grande réputation.
FABR. Nous voilà arrivés où je vous attendais. Ce que j'ai dit jusqu'ici n'était fait que pour m'attirer cette question ; c'est tout ce que je désirais. J'aurais une excuse pour vous échapper ; mais, puisque le temps le permet, je veux pour votre satisfaction et la mienne propre traiter plus à fond ce sujet. Les hommes qui méditent quelque entreprise doivent d'abord s'y disposer par tous leurs moyens pour être en état d'agir à la première occasion. Et comme ces dispositions faites avec prudence doivent être ignorées, ils ne peuvent être accusés de négligence si l'occasion ne se présente pas à eux. Si elle arrive enfin, et qu'ils restent dans l'inaction, on juge, ou que leurs dispositions ne sont pas suffisantes, ou qu'ils n'en ont fait aucune ; et comme, à mon égard, l'occasion ne s'est jamais offerte de faire connaître les dispositions que j'ai préparées pour ramener les armées à leur antique institution, personne ne peut m'accuser de n'avoir rien fait. Il me semble que cette excuse suffirait pour répondre à votre reproche.
COS. Oui, si j'étais sûr que l'occasion ne s'est jamais présentée.
FABR. Comme, en effet, vous pouvez douter qu'elle se soit offerte à moi ou non, je veux vous entretenir au long, puisque vous avez la bonté de m'entendre, des dispositions préparatoires qu'il faut prendre ; de l'espèce d'occasion qui doit se présenter ; des obstacles qui s'opposent au succès de ces dispositions et qui empêchent l'occasion de naître. Je veux vous expliquer enfin, quoique cela paraisse contradictoire, comment cette entreprise est à la fois très difficile et très aisée.
COS. Vous ne pouvez rien faire de plus agréable à mes amis et à moi ; et si vous ne vous fatiguez pas à parler, nous ne nous lasserons assurément pas de vous entendre. Mais, comme j'espère que cet entretien sera long, je vous demande la permission de m'aider de leur secours ; nous vous supplions d'avance de permettre que nous vous importunions de nos questions ; et si quelquefois nous osons vous interrompre…
FABR. Je serai charmé, Cosimo, des questions que vous me ferez, vous et vos jeunes amis ; votre jeunesse doit vous donner le goût de l'art militaire et plus de condescendance pour mes opinions. Les vieillards à la tête blanchie et au sang glacé, ou n'aiment point à entendre parler guerre, ou sont incorrigibles dans leurs préjugés. Ils s'imaginent que c'est la corruption des temps, et non les mauvaises institutions, qui nous réduisent à l'état où nous sommes. Ainsi, interrogez-moi sans crainte ; je vous le demande, pour avoir d'abord le temps de respirer un peu, et parce que j'aimerais à ne laisser aucun doute dans votre esprit.
Je reviens à ce que vous disiez, qu'à la guerre, qui est mon métier, je n'avais adopté aucun usage des Anciens. A cela je réponds que la guerre faite comme métier ne peut être honnêtement exercée par les particuliers, dans aucun temps ; la guerre doit être seulement le métier des gouvernements, républiques ou royaumes. Jamais un État bien constitué ne permit à ses citoyens ou à ses sujets de l'exercer pour eux-mêmes, et jamais enfin un homme de bien ne l'embrassa comme sa profession particulière. Puis-je, en effet, regarder comme un homme de bien celui qui se destine à une profession qui l'entraîne, s'il veut qu'elle lui soit constamment utile, à la violence, à la rapine, à la perfidie et à la foule d'autres vices qui en font nécessairement un malhonnête homme ! Or, dans ce métier, personne, grand ou petit, ne peut s'échapper à ce danger, puisqu'il ne les nourrit dans la paix, ni les uns ni les autres. Pour vivre, ils sont alors forcés d'agir comme s'il n'y avait point de paix, à moins qu'ils ne se soient engraissés pendant la guerre de manière à ne pas redouter la paix. Certes, ces deux moyens d'exister ne conviennent guère à un homme de bien. De là naissent les vols, les assassinats, les violences de toute espèce, que de semblables soldats se permettent sur leurs amis comme sur leurs ennemis. Leurs chefs ayant besoin d'éloigner la paix imaginent mille ruses pour faire durer la guerre, et si la première arrive enfin, forcés de renoncer à leur solde et à la licence de leurs habitudes, ils lèvent une bande d'aventuriers et saccagent sans pitié des provinces entières.
Ne vous rappelez-vous pas cette terrible époque pour l'Italie où, la fin de la guerre ayant laissé une foule de soldats sans paie, ils se formèrent en compagnie et allaient, imposant les châteaux et ravageant le pays, sans que rien pût les arrêter ? Avez-vous oublié qu'après la première guerre punique, les soldats carthaginois s'étant réunis sous les ordres de Mathon et de Spendion, deux chefs créés tumultuairement par eux, ils firent à Carthage une guerre beaucoup plus dangereuse que celle qu'elle venait de soutenir contre les Romains7 ? Et du temps de nos pères, Francesco Sforza8, pour conserver pendant la paix une honorable existence, non seulement battit les Milanais qui le tenaient à leur solde, mais il leur enleva encore leur liberté et s'établit leur souverain.
Telle a été la conduite de tous les autres soldats d'Italie qui ont fait de la guerre leur unique métier ; et si tous ne sont pas devenus des ducs de Milan, ils n'en sont que plus repréhensibles, puisqu'ils ont commis les mêmes crimes, sans avoir en vue d'aussi grands avantages. Sforza9, le père de Francesco, força la reine Jeanne de se jeter dans les bras du roi d'Aragon, en l'abandonnant tout à coup et la laissant sans défense au milieu de ses ennemis. Il n'avait d'autre motif que d'assouvir son ambition, de lever chez elle de fortes contributions, ou même de lui enlever ses États. Braccio10 chercha par les mêmes moyens à s'emparer du royaume de Naples ; il eût réussi s'il n'eût été vaincu et tué à Aquila. Tous ces désordres sont venus seulement de ce que tous ces hommes avaient fait de la guerre leur unique métier. N'avez-vous pas chez vous un proverbe qui vient à l'appui de mon opinion ? La guerre fait les voleurs, et la paix les fait pendre. Lorsqu'en effet un individu qui vivait uniquement de la guerre a perdu ce moyen de subsister, s'il n'a pas assez de vertu pour savoir se courber, en homme d'honneur, sous le joug de la nécessité, il est forcé par le besoin à courir les grands chemins, et la justice à le faire pendre.
COS. Vous me faites presque mépriser ce métier des armes que je regardais comme le plus beau et le plus honorable qu'on peut exercer. Aussi je serai mécontent de vous si vous ne le relevez un peu dans mon esprit ; sans cela, je ne saurais plus comment justifier la gloire de César, de Pompée, de Scipion, de Marcellus, et de tant d'autres généraux romains que la renommée a placés, pour ainsi dire, au rang des dieux.
FABR. Permettez-moi d'achever le développement de mes deux propositions : l'une, qu'un honnête homme ne peut embrasser, pour sa profession, le métier des armes ; l'autre, qu'une république ou des royaumes sagement constitués ne l'ont jamais permis à leurs citoyens ou à leurs sujets. Je n'ai plus rien à dire sur la première de ces propositions ; il me reste à vous entretenir de la seconde.
Mais avant, je vais répondre à votre observation. Certes, ce n'est pas comme hommes de bien, mais comme des guerriers habiles et intrépides que Pompée, César, et presque tous les généraux qui sont apparus après la dernière guerre punique, ont acquis une si grande renommée ; mais ceux qui les ont précédés ont mérité la gloire par leur vertu, comme par leur habileté. D'où vient cette différence ? C'est que ceux-ci ne faisaient pas de la guerre leur unique métier ; et que ceux-là, au contraire, s'y étaient exclusivement livrés. Tant que la république se maintint pure, jamais un citoyen puissant n'entreprit de se servir de la profession des armes pour maintenir pendant la paix son autorité, renverser toutes les lois, dépouiller les provinces, tyranniser sa patrie et tout soumettre à sa volonté. Jamais un citoyen des dernières classes du peuple n'osa violer son serment militaire, attacher sa fortune à celle des particuliers, braver l'autorité du Sénat, et concourir à des attentats contre la liberté, afin de pouvoir vivre en tout temps de son métier des armes. Les généraux, dans ces premiers temps, satisfaits des honneurs du triomphe, retournaient avec plaisir à la vie privée. Les simples soldats déposaient leurs armes avec plus de plaisir encore qu'ils ne les avaient prises et reprenaient leurs occupations accoutumées, sans avoir jamais conçu le projet de vivre du produit des armes et des dépouilles de la guerre.
On peut en citer un grand et mémorable exemple dans Atilius Regulus, qui, général des armées romaines en Afrique, ayant presque entièrement vaincu les Carthaginois, demanda au Sénat la permission de revenir cultiver ses terres que ses fermiers avaient ruinées. Il est bien évident par là que, s'il eût fait de la guerre son métier, s'il eût pensé à se la rendre utile à lui-même, il n'eût jamais demandé, ayant sous sa main tant de riches provinces, à revenir cultiver son champ ; car il aurait pu gagner chaque jour beaucoup plus que ne valait le fonds même de tout son héritage.
Mais ces hommes vertueux, qui ne faisaient pas de la guerre leur unique profession, n'en voulaient retirer que des fatigues, des périls et de la gloire ; et, une fois chargés de ce précieux butin, ils ne voulaient que retourner dans leurs foyers pour y vivre de leur profession accoutumée. La conduite des simples soldats paraît avoir été la même. Ils quittaient, reprenaient cet exercice sans peine. N'étaient-ils point sous les armes ? ils s'enrôlaient volontiers. Étaient-ils engagés ? ils ne demandaient pas mieux que d'avoir leur congé.
Je pourrais appuyer cette vérité de mille exemples ; mais je ne citerai qu'un fait : c'est qu'un des plus grands privilèges que le peuple romain accordait à un citoyen était de n'être pas forcé de servir contre sa volonté. Aussi, pendant les beaux jours de Rome, qui durèrent jusqu'aux Gracques, jamais il n'y eut un soldat qui fit de la guerre son métier ; et cependant on ne compta dans leurs armées qu'un très petit nombre de mauvais sujets, qui tous étaient sévèrement punis. Un État bien constitué doit donc ordonner aux citoyens l'art de la guerre comme un exercice, un objet d'étude pendant la paix ; et, pendant la guerre, comme un objet de nécessité et une occasion d'acquérir de la gloire, mais c'est au gouvernement seul, ainsi que le pratiqua celui de Rome, à l'exercer comme métier. Tout particulier qui a un autre but dans l'exercice de la guerre est un mauvais citoyen ; tout État qui se gouverne par d'autres principes est un État mal constitué.
COS. Je suis pleinement satisfait de tout ce que vous venez de dire, et j'aime fort votre conclusion ; mais je crois qu'elle n'est vraie que pour les républiques. Il me semble qu'il serait difficile de l'appliquer aux monarchies. Je suis porté à croire qu'un roi doit aimer à s'environner d'hommes uniquement occupés de la guerre.
FABR. Non, sans doute. Une monarchie bien constituée doit au contraire éviter de toutes ses forces un pareil ordre de choses qui ne sert qu'à corrompre son roi et à ne créer que des agents de la tyrannie. Et ne me parlez pas des monarchies actuelles, car je vous répondrai qu'il n'y en a pas une de bien constituée. Une monarchie bien constituée ne donne pas à son roi une autorité sans bornes, sinon dans les armées. Là seulement, on a besoin de prendre son parti sur-le-champ, et il ne faut pour cela qu'une seule volonté. Mais, dans tout le reste, un roi ne doit rien faire sans un conseil ; et ce conseil doit craindre qu'il n'y ait auprès du monarque une classe d'hommes qui, pendant la paix, désire constamment la guerre parce que sans la guerre elle ne peut vivre.
Mais je veux un peu m'étendre à cet égard et raisonner, non pas d'après une monarchie parfaite, mais seulement d'après une de celles qui existent aujourd'hui ; et je soutiens que dans ce cas-là même, un roi doit redouter ceux qui n'ont d'autre métier que celui des armes. Il est hors de doute que la force d'une armée est dans l'infanterie ; et si un roi n'ordonne pas son armée de manière qu'en temps de paix l'infanterie ne désire pas de retourner dans ses foyers pour exercer ses professions respectives, ce roi est perdu. L'infanterie la plus dangereuse est celle qui n'a d'autre métier que la guerre ; car un roi qui s'en est une fois servi est forcé ou de faire toujours la guerre, ou de la payer toujours, ou de courir le risque de se voir dépouillé de ses États. Faire toujours la guerre est impossible ; la payer toujours ne l'est pas moins ; il ne reste que le danger de perdre ses États. Aussi mes Romains, tant qu'ils conservèrent leur sagesse et leur vertu, ne permirent jamais, comme je l'ai déjà dit, que les citoyens fissent de la guerre leur unique métier. Ce n'est pas qu'ils ne pussent les payer en tout temps, car ils firent toujours la guerre ; c'est qu'ils redoutaient les dangers qui naissent de la continuelle profession des armes.
Quoique les circonstances ne changeassent pas, les hommes changeaient sans cesse ; ils avaient tellement réglé le temps du service militaire qu'en quinze ans leurs légions étaient tout à fait renouvelées. Ils ne voulaient que des hommes à la fleur de l'âge, depuis dix-huit jusqu'à trente-cinq ; à cette époque de la vie où les jambes, les bras et les yeux jouissent d'une égale vigueur ; et ils n'attendaient pas que le soldat perdît de ses forces et accrût d'insubordination, comme cela se pratiqua dans les temps corrompus de la république.
Auguste, et ensuite Tibère, plus jaloux de leur propre autorité que de ce qui pouvait être utile à la république, commencèrent les premiers à désarmer le peuple romain pour pouvoir plus aisément l'asservir, et à maintenir constamment les mêmes armées sur les frontières de l'Empire. Ne jugeant pas que ce moyen fût suffisant pour subjuguer le peuple et le Sénat, ils créèrent une armée prétorienne toujours campée sous les murs de Rome, et qui la dominait comme une forte citadelle. La facilité qu'ils accordèrent aux citoyens envoyés aux armées de faire du métier des armes leur unique profession produisit l'insolence de la soldatesque, qui devint la terreur du Sénat, et qui fit tant de mal aux empereurs mêmes. Les légions en égorgèrent plusieurs, donnèrent l'Empire au gré de leurs caprices ; et l'on vit souvent à la fois plusieurs empereurs créés par les différentes armées. Et quel fut le résultat de tous ces désordres ? D'abord, le déchirement de l'Empire, et enfin sa ruine.
Les rois, jaloux de leur sécurité, doivent donc composer leur infanterie d'hommes qui, au moment de la guerre, se consacrent volontiers, par amour pour eux, au service des armées, mais qui à la paix s'en retournent plus volontiers encore dans leurs foyers. Il faut, pour cet effet, qu'ils emploient des hommes qui puissent vivre d'un autre métier que de celui des armes. Un roi doit vouloir qu'à la fin de la guerre ses grands vassaux retournent gouverner leurs sujets, ses gentilshommes cultiver leurs terres, son infanterie exercer ses diverses professions, et que chacun d'eux enfin laisse volontiers la guerre pour avoir la paix et ne cherche pas à troubler la paix pour avoir la guerre.
COS. Votre raisonnement me paraît fort bien établi ; cependant, comme il tend à renverser à cet égard toutes mes opinions passées, je vous avoue qu'il me reste encore quelques doutes. Je vois en effet un grand nombre de seigneurs, de gentilshommes et autres gens de votre qualité vivre, dans la paix, de leurs talents militaires et recevoir un traitement des princes et des républiques. Je vois aussi une très grande partie des soldats rester employés à la défense des villes et des forteresses ; il me semble donc que chacun trouve pendant la paix quelques moyens de subsister.
FABR. J'ai peine à croire que vous puissiez avoir une telle opinion ; car, en supposant qu'il n'y ait aucune observation à faire sur cet usage, le petit nombre de soldats employés dans les lieux dont vous venez de parler suffirait pour vous réfuter. Quelle proportion y a-t-il en effet entre l'infanterie que demande l'état de guerre, et celle nécessaire pendant la paix ? D'abord, les garnisons ordinaires des villes et des forteresses sont doublées pendant la guerre ; et il faut y joindre les soldats que l'on tient en campagne ; toutes ces troupes forment un nombre très considérable, dont on est obligé de se débarrasser pendant la paix. Quant au petit nombre de troupes qui restent chargées de garder les États, votre république et le pape Jules11 ont assez fait connaître ce qu'il y a à craindre d'hommes qui n'ont d'autre métier que la guerre. Leur insolence vous a forcé de les éloigner et de leur préférer les Suisses qui, nés sous le régime des lois, et choisis selon les vrais principes, par l'État lui-même, doivent inspirer plus de confiance. Ne dites donc plus que, dans la paix, tout militaire trouve les moyens de subsister.
Quant à la question de maintenir les gens d'armes pendant la paix avec leur solde, elle est plus difficile à résoudre. Mais, après y avoir bien réfléchi, on verra que cette habitude est funeste et contraire aux principes. Ce sont en effet des hommes qui font métier de la guerre, et qui produiraient dans un État les plus grands désordres, s'ils étaient en nombre suffisant ; mais trop peu nombreux pour former une armée, ils ne commettent pas tout le mal qu'on en devrait attendre. Ce n'est pas qu'ils ne soient quelquefois d'un très grand danger, comme le prouve ce que j'ai raconté de Francesco et de Sforza, son père, et de Braccio de Pérouse. Je soutiens donc que cet usage de solder des gens d'armes est répréhensible, funeste et sujet aux plus grands abus.
COS. Voudriez-vous vous en passer ? Ou, si vous les employiez de quelle manière croiriez-vous devoir les tenir ?
FABR. Comme des troupes d'ordonnance ; non pas à la manière du roi de France12, qui est aussi dangereuse que la nôtre, et qui sert autant à nourrir leur insolence, mais à la manière des Anciens, qui composaient leur cavalerie de leurs propres sujets qu'ils renvoyaient en temps de paix pour exercer leurs professions accoutumées. Mais, avant la fin de cet entretien, je m'expliquerai plus au long à cet égard. Je répète donc que si aujourd'hui cette partie des troupes vit du métier des armes, ce n'est que par la corruption de nos institutions militaires. Quant aux traitements que l'on nous conserve à nous autres généraux, je soutiens encore que c'est une mesure très pernicieuse. Une sage république n'en doit accorder à qui que ce soit, et n'avoir dans la guerre d'autres généraux que ses propres citoyens ; et elle doit, à la paix, les forcer de reprendre leur profession ordinaire.
Un roi prudent ne doit également accorder aucun traitement à ses généraux, à moins qu'il ne soit la récompense d'une grande action, ou le prix des services que ceux-ci lui rendent pendant la paix. Et, puisque vous m'avez cité en exemple, je me permettrai de parler de moi. Jamais la guerre n'a été mon métier ; mon métier à moi est de gouverner mes sujets et de les défendre ; pour cela, je dois aimer la paix et savoir faire la guerre ; les récompenses et l'estime de mon roi ne sont pas tant le prix de mes talents militaires que des conseils qu'il veut bien recevoir de moi pendant la paix. Tout roi sage et qui veut gouverner avec prudence ne doit vouloir auprès de lui que des hommes de cette espèce. Il est aussi dangereux pour lui que ceux qui l'environnent soient trop amis de la paix que trop amis de la guerre.
Je n'ai plus rien à ajouter à mes premières propositions ; si ce que j'ai dit ne vous suffit pas, ce n'est pas moi qui pourrai vous convaincre. Mais vous voyez déjà quelles difficultés se présentent pour ramener la discipline des Anciens dans nos armées ; combien de précautions à cet effet doit prendre un homme sage, et la nature des circonstances dont il peut espérer son succès. Vous saisirez plus aisément toutes ces vérités si vous pouvez entendre sans ennui la comparaison que je vais faire des institutions anciennes avec celles de nos jours.
COS. Vos sages entretiens n'ont fait qu'accroître le désir que nous avions d'abord de vous entendre. Nous vous prions vivement, après vous avoir remercié de tout ce que nous venons d'apprendre, d'achever ce qu'il vous reste à dire.
FABR. Puisque cela vous est agréable, je commencerai par traiter cette question en la prenant jusque dans son principe ; ces longs développements ne serviront qu'à l'éclairer davantage. Le but de tout gouvernement qui veut faire la guerre est de pouvoir tenir la campagne contre toute espèce d'ennemis et de vaincre le jour du combat. Il faut donc mettre sur pied une armée. Pour cela, il faut trouver des hommes, les distribuer, les exercer par petites ou fortes divisions, les camper et leur apprendre à résister à l'ennemi, ou en route, ou sur le champ de bataille. C'est dans ces diverses parties que consiste tout le talent de la guerre de campagne, la plus nécessaire et la plus honorable. Qui sait livrer une bataille se fait pardonner toutes les fautes qu'il peut avoir déjà commises dans sa conduite militaire ; mais celui à qui ce don a été refusé, quelque recommandable qu'il puisse être dans les autres parties, ne terminera jamais une guerre avec honneur. Une victoire détruit l'effet des plus mauvaises opérations, et une défaite fait avorter les plans les plus sagement concertés.
La première chose nécessaire à la guerre étant de trouver des hommes, il faut d'abord s'occuper de ce que nous appelons le recrutement, et que j'appellerai élite, pour me servir d'un terme plus honorable, et consacré par les Anciens13. Ceux qui ont écrit sur la guerre veulent qu'on choisisse les soldats dans les pays tempérés, seul moyen, disent-ils, d'avoir des hommes sages et intrépides, parce que, dans les pays chauds, les hommes ont de la prudence sans courage et, dans les pays froids, du courage sans prudence. Ce conseil serait bon pour un prince qui serait maître du monde entier, et pourrait ainsi tirer ses soldats d'où il voudrait ; mais comme je veux établir ici des règles qui soient utiles à tous les gouvernements, je me borne à dire que tout État doit tirer ses troupes de son propre pays ; qu'il soit froid, chaud ou tempéré, peu importe. Les Anciens nous fournissent une foule d'exemples qui attestent qu'avec une bonne discipline on fait de bons soldats dans tout pays ; elle supplée les défauts de la nature et elle est plus forte que ses lois. Prendre ses soldats hors de son pays ne peut pas s'appeler élite ; ce mot suppose que l'on peut choisir dans une province les hommes les plus propres au service, ceux qui veulent marcher, comme ceux qui ne le veulent pas. Vous ne pouvez donc faire cette élite que dans les lieux qui vous sont soumis ; dans les pays qui ne sont point à vous, vous ne pouvez forcer personne ; il faut vous contenter des volontaires.
COS. Mais, parmi ces hommes de bonne volonté, vous pouvez prendre les uns et laisser les autres. Ce mode de recrutement pourrait encore s'appeler élite.
FABR. Vous avez raison dans un sens ; mais si vous faites attention à tous les vices d'un pareil mode, vous verrez que réellement il n'y a point d'élite. D'abord, les étrangers qui s'enrôlent volontairement sous vos drapeaux, loin d'être les meilleurs, sont, au contraire, les plus mauvais sujets du pays. S'il y a quelque part des hommes déshonorés, fainéants, sans religion et sans frein, rebelles à l'autorité paternelle, perdus de débauche, livrés à la fureur du jeu et à tous les vices, ce sont ceux-là qui veulent prendre le métier des armes ; et rien de plus contraire à de véritables et sages institutions militaires que de pareilles mœurs. Quand de tels hommes se présentent à vous en plus grand nombre que vous n'en avez besoin, vous pouvez choisir, en effet ; mais le fond étant mauvais, votre élite ne peut être bonne. Et si, au contraire, comme il arrive souvent, ils ne remplissent pas le nombre dont vous avez besoin, vous êtes obligé de les prendre tous ; et alors ce n'est plus faire une élite, mais recruter des soldats. C'est de pareils hommes que se composent aujourd'hui les armées en Italie et partout ailleurs, excepté en Allemagne ; parce que dans les autres pays ce n'est pas l'autorité du souverain, mais la seule volonté de l'individu qui détermine les enrôlements. Or je vous demande si c'est dans une armée formée par de tels moyens qu'on peut introduire la discipline des Anciens ?
COS. Quel parti faudrait-il donc prendre ?
FABR. Je vous l'ai dit ; les choisir, par l'autorité du souverain, parmi les sujets de l'État.
COS. Et vous croyez qu'il serait facile d'introduire parmi ces hommes l'ancienne discipline ?
FABR. Sans doute si, dans une monarchie, ils étaient commandés par leur souverain ou même par un simple seigneur ; ou dans une république, par un citoyen revêtu du titre de général ; autrement il est difficile de faire quelque chose de bien.
COS. Pourquoi ?
FABR.. Je vous le dirai à l'occasion : maintenant que cela vous suffise.
COS. Puisqu'il ne faut faire cette élite que dans son propre pays, croyez-vous qu'il soit préférable de tirer ses soldats de la ville ou de la campagne ?
FABR. Tous ceux qui ont écrit sur l'art militaire s'accordent à préférer les hommes des campagnes comme plus robustes, plus endurcis aux fatigues, plus habitués à vivre en plein air, à braver l'ardeur du soleil, à travailler le fer, à creuser un fossé et à porter des fardeaux ; plus éloignés enfin de toute espèce de vice. Voici quelle serait mon opinion à cet égard. Comme il y a des soldats à pied et à cheval, je voudrais qu'on choisît les premiers dans les campagnes et les autres dans les villes.
COS. A quel âge les prendriez-vous ?
FABR. Si j'avais à lever une armée entière, je les prendrais depuis dix-sept jusqu'à quarante ans ; et à dix-sept seulement, lorsqu'une fois formée, je n'aurais plus qu'à les renouveler.
COS. Je n'entends pas bien cette distinction ?
FABR. Je vais vous l'expliquer. Ayant à former une armée dans un pays où il n'en existerait pas, je serais obligé de prendre tous les hommes d'un âge militaire, c'est-à-dire en état de recevoir les instructions dont je parlerai bientôt. Mais, dans un pays où cette armée serait déjà formée, je pourrais ne prendre pour la renouveler que des hommes de dix-sept ans, puisque les autres seraient déjà choisis et enrôlés.
COS. Je vois que vous feriez une milice comme celle qui est établie dans notre pays14 ?
FABR. Il est vrai. Mais je l'armerais, je l'exercerais, je lui donnerais des chefs ; enfin, je l'organiserais d'une manière qui n'existe peut-être pas chez vous.
COS. Vous approuvez donc notre milice ?
FABR. Pourquoi voulez-vous que je la blâme ?
COS. C'est que beaucoup d'hommes éclairés l'ont blâmée.
FABR. Dire qu'un homme qui est éclairé blâme votre milice, c'est dire une chose contradictoire. Un tel homme peut être réputé éclairé, mais c'est une injustice qu'on lui fait.
COS. Le peu de succès qu'elle a toujours eu nous a donné d'elle cette mauvaise opinion.
FABR. Prenez garde ; ce n'est peut-être pas sa faute, mais la vôtre ; et j'espère vous le prouver avant la fin de cet entretien.
COS. Vous me ferez grand plaisir ; mais, avant, je veux vous dire de quoi on l'accuse, afin que vous puissiez plus complètement la justifier. Ou elle ne peut rendre aucun service, dit-on, et alors se confier en elle c'est causer la ruine de l'État ; si au contraire elle est en état de bien servir, elle peut être, entre les mains d'un chef accrédité, un moyen de tyrannie. On cite les Romains qui ont perdu leur liberté par leurs propres armées. On cite Venise et le roi de France. La première, pour ne point obéir à un de ses citoyens, emploie des troupes étrangères ; et le roi de France a désarmé son peuple afin de commander sans résistance. Mais c'est son inutilité qu'on craint davantage ; et on en donne deux raisons : son inexpérience et la contrainte du service. Jamais, à un certain âge, on ne peut s'habituer aux exercices militaires, et la contrainte n'a jamais produit de bons soldats.
FABR. Tous ceux qui donnent de pareilles raisons n'ont, à mon avis, que des vues courtes ; il sera facile de le prouver. Votre milice sera, dit-on, inutile ; mais je soutiens qu'il n'y a pas d'armée sur laquelle on doive plus compter que sur celle du pays même, et qu'il n'y a d'autre moyen de l'organiser que celui que je propose. Comme ceci n'est pas disputé, il serait inutile de s'y arrêter plus longtemps ; tous les faits tirés de l'histoire des peuples anciens démontrent cette vérité. On parle d'inexpérience et de contrainte : sans doute l'inexpérience donne peu de courage, et la contrainte fait des mécontents. Mais je ferai voir que si vos soldats sont bien armés, bien exercés et bien distribués, ils acquerront peu à peu de l'expérience et du courage. Quant à la contrainte, il faut que ceux qui vont à l'armée par l'autorité du souverain ne marchent pas tout à fait par force ; ni par l'effet seul de leur propre volonté. L'entière liberté offrirait les inconvénients dont j'ai déjà parlé ; il n'y aurait plus d'élite, et il pourrait arriver que peu d'hommes se présentassent. Un excès de contrainte produirait d'aussi mauvais effets. Il faut donc prendre un moyen terme, également éloigné de l'excès de contrainte et de l'excès de liberté. Il faut que le respect que le souverain inspire détermine le soldat ; il faut qu'il redoute plus son ressentiment que les inconvénients de la vie militaire. Il y aura par là un tel mélange de contrainte et de volonté qu'on n'aura nullement à craindre les suites du mécontentement.
Je ne dis pas que cette armée ne puisse être vaincue ; les armées romaines, celle même d'Annibal, l'ont bien été ; et peut-on tellement organiser une armée qu'on puisse pour toujours la préserver d'une défaite ? Vos hommes éclairés ne doivent donc pas assurer que votre milice est inutile, parce qu'elle a été battue quelquefois ; mais pouvant vaincre, comme ils peuvent être vaincus, ils doivent chercher à remédier aux causes de leur défaite ; et ils verraient, après y avoir réfléchi, qu'il faut en accuser, non la milice par elle-même, mais l'imperfection de son organisation et, comme je l'ai dit, au lieu de blâmer la milice, ils devaient en corriger les défauts de la façon que je vous montrerai par la suite.
Quant à la crainte de voir une pareille institution fournir à un citoyen les moyens de renverser la liberté, je réponds que les armes fournies par les lois et la constitution aux citoyens ou aux sujets n'ont jamais causé de dangers, mais les ont prévenus souvent ; que les républiques se conservent plus longtemps armées que sans armes. Rome a vécu libre quatre cents ans, et elle était armée ; Sparte, huit cents ans. D'autres républiques, privées de ce secours, n'ont pu conserver leur liberté au-delà de quarante ans. Il faut des armes à une république ; quand elle n'en a point en propre, elle en loue d'étrangères, et ce sont celles-là qui sont les plus dangereuses pour le bien public, elles sont plus faciles à pervertir ; un citoyen puissant peut s'en emparer plus vite ; elles laissent à ses projets un champ plus libre, puisqu'il n'a à opprimer que des hommes désarmés. Deux ennemis d'ailleurs sont plus à craindre qu'un seul ; et toute république qui emploie des troupes du dehors craint à la fois et l'étranger qu'elle solde et ses propres citoyens. Si vous voulez juger de la réalité de ces craintes, rappelez-vous ce que je vous ai dit de Francesco Sforza. Celle, au contraire, qui n'emploie que ses propres armes n'a à craindre que ses citoyens. Sans alléguer d'autres raisons, il me suffira de dire que jamais personne n'a fondé de république ou de monarchie sans en confier la défense aux habitants du pays même.
Si les Vénitiens se fussent montrés sur ce point aussi sages que dans leurs autres institutions, ils auraient à leur tour conquis l'empire du monde ; ils sont d'autant plus répréhensibles que leurs premiers législateurs leur avaient mis les armes à la main. N'ayant d'abord aucune possession sur le continent, ils portèrent toutes leurs forces sur la mer où ils firent la guerre avec la plus grande vertu et accrurent avec leurs propres armes l'empire de leur patrie. Lorsque, obligés de défendre Vicence, ils furent dans le cas de combattre sur terre, au lieu de confier le commandement de leurs troupes à un de leurs concitoyens, ils prirent à leur solde le marquis de Mantoue15. Cette funeste résolution les arrêta au milieu de leur course et les empêcha de s'élever à ce haut degré de puissance auquel ils pouvaient aspirer. Peut-être qu'alors leur habileté sur mer leur parut un obstacle à leurs succès dans la guerre de terre : si tel fut le motif de leur conduite, il fut l'effet d'une défiance peu sage. Un général de mer, habitué à combattre et les vents et les flots et les hommes, deviendra beaucoup plus aisément un bon général de terre, où les hommes seuls font résistance, qu'un général de terre ne deviendra un bon général de mer. Mes Romains apprirent à combattre et sur mer et sur terre, et, lorsque arriva la première guerre contre les Carthaginois dont la puissance maritime était si redoutable, ils ne soldèrent ni des Grecs, ni des Espagnols exercés à la mer, mais ils confièrent la défense de la république aux mêmes citoyens qu'ils envoyaient combattre sur terre, et ils vainquirent. Si le motif des Vénitiens fut d'empêcher un de leurs concitoyens d'attenter à leur liberté, cette crainte était tout aussi mal fondée. Car, sans répéter ce que j'ai déjà dit à cet égard, il est évident que puisque jamais un de leurs citoyens, placé à la tête de leurs forces maritimes, n'avait usurpé la tyrannie dans une ville placée au milieu de la mer, ce danger était bien moins à craindre de leurs généraux de terre. Ils auraient dû juger que ce ne sont pas les armes remises entre les mains des citoyens qui leur inspirent des projets de tyrannie, mais seulement les mauvaises institutions ; et, assez heureux pour jouir d'un bon gouvernement, ils ne devaient rien craindre de leurs armes. Ce fut donc une résolution funeste à leur gloire et à leur véritable bonheur. Quant à l'autre exemple que vous avez cité, il est certain que c'est une grande erreur du roi de France de ne pas former ses peuples à la guerre. Il n'est personne qui, tout préjugé mis à part, ne reconnaisse que c'est là un des vices de cette monarchie et l'une des principales causes de sa faiblesse.
Pour m'être livré à une trop longue discussion, je me suis peut-être écarté de mon sujet ; mais je voulais répondre à vos observations, et vous prouver qu'un État ne peut fonder sa sécurité que sur ses propres armées ; que ces armées ne peuvent être bien organisées que par le mode des milices ; qu'il n'y a enfin que ce moyen d'établir une armée dans un pays, et de la former à la discipline militaire. Si vous avez réfléchi avec attention sur les institutions des premiers rois de Rome, et surtout de Servius Tullius, vous verrez que l'institution des classes n'était qu'une milice qui offrait les moyens de mettre sur pied en un instant une armée pour la défense de l'État.
Mais pour revenir à notre élite, je répète qu'ayant à recruter une ancienne armée, je ne choisirais des soldats que de dix-sept ans ; mais qu'obligé d'en créer une nouvelle, je les prendrais à tout âge, depuis dix-sept ans jusqu'à quarante ans, afin de pouvoir m'en servir sur-le-champ.
COS. La différence de leurs anciens métiers influerait-elle sur le choix de vos recrues ?
FABR. Les auteurs dont je vous ai parlé admettent des distinctions. Ils ne veulent ni oiseleurs, ni pêcheurs, ni cuisiniers, ni ceux qui s'adonnent à des métiers infâmes, ni en général aucun homme employé aux arts de luxe : ils demandent outre des laboureurs, des forgerons, des maréchaux, des charpentiers, des bouchers, des chasseurs et autres gens de professions semblables. Quant à moi, je ne serais guère porté à juger, d'après son métier, de l'utilité d'un homme ; je me bornerais à examiner les services qu'il peut rendre personnellement. C'est pour cette raison que les gens des campagnes, habitués à travailler la terre, sont les plus utiles de tous ; il n'y a pas un métier auquel on ait plus recours à l'armée. Il serait ensuite très utile d'avoir un grand nombre de forgerons, de charpentiers, de maréchaux et de tailleurs de pierre. On a besoin de leurs métiers dans une foule de circonstances, et il n'y a rien de plus avantageux que d'avoir des soldats dont on tire un double service.
COS. Comment distinguer les hommes qui sont propres ou non au service militaire ?
FABR. Je ne parle ici que de la manière de choisir une nouvelle milice pour en former ensuite une armée, mais je vous entretiendrai par la même occasion du mode d'élite pour le renouvellement d'une ancienne milice. On juge de la capacité d'un soldat, ou par expérience, s'il a déjà servi, ou par conjecture. On ne peut pas apprécier le mérite d'hommes nouveaux et qui n'ont jamais porté les armes ; et presque toutes les milices de nouvelle création sont dans ce cas. Au défaut de l'expérience, il faut recourir aux conjectures qui se forment d'après l'âge, la profession et le physique de l'individu. Nous avons parlé des deux premières qualités ; il nous reste à examiner la troisième. Certains militaires distingués, et entre autres Pyrrhus, veulent que le soldat soit d'une grande taille. L'agilité du corps suffit à d'autres : c'était l'opinion de César. On juge de cette agilité par la conformation et la bonne mine du soldat. Les yeux vifs et animés, le cou nerveux, la poitrine large, les muscles des bras bien marqués, les doigts longs, peu de ventre, les reins arrondis, les jambes et les pieds secs : telles sont les qualités que demandent encore ces auteurs. Elles sont propres à rendre le soldat agile et vigoureux, ce qui est le principal objet qu'on doit se proposer… Mais, par-dessus tout, on doit porter la plus grande attention aux mœurs du soldat. Il faut qu'il ait de l'honnêteté et de la vergogne ; sinon, il devient un instrument de désordres et un principe de corruption. Jamais, en effet, on ne peut attendre rien d'honnête, jamais il ne faut espérer de vertus d'un homme privé de toute éducation et abruti par le vice.
Pour mieux vous faire sentir l'importance de cette élite, je crois qu'il est nécessaire de vous expliquer d'abord de quelle manière les consuls romains, en entrant en charge, procédaient à la formation des légions romaines. Les guerres continuelles de Rome faisaient que ces légions étaient toujours composées d'anciens et de nouveaux soldats, ce qui laissait aux consuls les deux moyens dont nous avons parlé : l'expérience dans le choix des anciens soldats, et les conjectures dans le choix des nouveaux. Et ici il faut remarquer que ces levées ont lieu, ou pour les employer à l'instant même, ou pour les exercer et les tenir prêtes à s'en servir dans l'occasion. Je n'ai parlé et je ne parlerai que de ces dernières ; tout mon but est de vous montrer comment on peut former une armée dans un lieu où il n'y a point de milice, et par conséquent point d'armée à mettre sur-le-champ en campagne. Car, dans les pays où l'on a coutume de former des armées sous l'autorité du souverain, les nouvelles levées peuvent être envoyées sur-le-champ à la guerre, comme on le pratiquait à Rome, comme on le pratique encore aujourd'hui dans la Suisse. S'il se trouve dans ces levées beaucoup de nouveaux soldats, il y en a également une foule d'autres, formés aux exercices militaires ; et, mêlés ensemble, ils forment une excellente troupe. Ce ne fut qu'au temps où les empereurs commencèrent à maintenir constamment les armées dans les camps qu'ils établirent, comme on le voit dans la vie de Maxime, des maîtres d'exercices, pour les jeunes soldats qu'on appelait Tirones. Tant que Rome fut libre, ce ne fut pas dans les camps, mais au sein de la ville que ces exercices avaient lieu. Les jeunes gens qui s'en étaient longtemps occupés, habitués déjà à toutes les démonstrations d'une guerre simulée, n'étaient point effrayés de la guerre véritable, quand il fallait abandonner leurs foyers. Ces exercices une fois abolis, les empereurs furent obligés de les remplacer par les moyens dont je vous ai déjà parlé. J'arrive enfin au mode des levées romaines.
Lorsque les consuls chargés de toutes les opérations militaires étaient entrés en fonctions, leur premier soin était de créer leurs armées. On leur donnait, à chacun, deux légions de citoyens romains qui en faisaient la véritable force. Pour former ces légions ils nommaient vingt-quatre tribuns militaires ; six pour chaque légion. Ceux-ci remplissaient à peu près les fonctions de nos chefs de bataillon. Ils faisaient rassembler ensuite tous les citoyens romains en état de porter les armes, et séparaient l'un de l'autre les tribuns de chaque légion. Ils tiraient ensuite au sort la tribu16 où ils devaient commencer l'élite. Dans cette tribu, ils choisissaient les quatre meilleurs soldats. De ces quatre soldats, un était choisi par les tribuns de la première légion ; des trois restants, un par les tribuns de la seconde ; des deux autres, un par les tribuns de la troisième ; et le dernier allait à la quatrième légion. Les consuls choisissaient ensuite quatre autres soldats. De ces quatre, un était choisi par les tribuns de la seconde légion ; des trois restants, un par les tribuns de la troisième ; des deux autres, un par les tribuns de la quatrième ; et le dernier allait à la première légion. Les consuls choisissaient encore quatre soldats. Le choix appartenait alors aux tribuns de la troisième légion, et cet ordre se suivait successivement jusqu'à ce que l'élection fût épuisée et les légions complètes. Ces levées, comme je l'ai déjà dit, pouvaient être employées sur-le-champ, puisqu'elles étaient composées, en grande partie, d'hommes accoutumés à la guerre véritable, et que tous avaient été exercés à la guerre simulée. Cette élite pouvait donc se faire par expérience et par conjecture ; mais, lorsqu'on a à organiser une nouvelle milice pour l'employer seulement à l'avenir, on ne peut choisir que d'après des conjectures sur l'âge et le physique des individus.
COS. Je reconnais la vérité de toutes vos propositions ; mais, avant d'aller plus loin, je veux vous poser une question à laquelle vous m'avez fait penser lorsque vous avez dit que votre élite, ne pouvant tomber sur des hommes déjà exercés au service militaire, n'aurait lieu que par conjecture. Un des principaux reproches que j'aie entendu faire à notre milice, c'est son trop grand nombre. On prétend qu'il faudrait en former un corps moins nombreux, qui serait plus brave et mieux choisi. On fatiguerait moins les citoyens, et on pourrait leur donner une petite solde qui les satisferait et assurerait leur obéissance. Je voudrais connaître votre opinion à cet égard, et savoir si vous préférez le grand nombre au petit, et quel mode d'élection vous adopteriez dans l'un ou l'autre cas.
FABR. Le grand nombre est sans aucun doute plus sûr et plus utile que le petit ; et, pour mieux dire, il est impossible de former nulle part une bonne milice, si elle n'est pas très nombreuse. Il sera facile de détruire tout ce qu'on allègue contre cette opinion. Le petit nombre pris sur une grande multitude comme dans la Toscane, par exemple, ne fait pas du tout que vous ayez des soldats plus sûrs et mieux choisis. Si dans le choix vous voulez vous régler d'après l'expérience, il y en aura d'abord très peu qu'elle puisse vous faire juger. Très peu, en effet, auront été à la guerre, et, de ceux-là, très peu se seront comportés de manière à mériter d'être préférés à tous les autres. Il faut donc dans un tel pays abandonner l'expérience et se borner aux conjectures. Réduit à de semblables moyens, je voudrais bien savoir, lorsqu'il m'arrive vingt jeunes gens de bonne mine, sur quel fondement je puis prendre les uns, et laisser les autres. Puisque je ne puis savoir lequel vaut le mieux, on conviendra, j'espère, que je serai moins sujet à me tromper si je les garde tous pour les armer et les exercer, et me réserver ensuite à en faire un choix plus sûr, lorsque après les avoir longtemps pratiqués et exercés, je connaîtrai quels sont ceux qui ont le plus de vivacité et de courage. C'est donc une grande erreur d'en choisir d'abord un petit nombre pour en être plus sûr.
Quant au reproche de fatiguer le pays et les citoyens, je soutiens que la milice, quelque imparfaite que soit son organisation, ne fatigue en rien les citoyens, puisqu'elle ne les arrache pas à leurs travaux, ne les éloigne en rien de leurs affaires et ne les oblige qu'à se rassembler les jours de fête pour les exercices. Cette habitude ne peut être préjudiciable ni au pays ni aux habitants ; elle serait même utile aux jeunes gens. Au lieu de passer dans une oisiveté honteuse les jours de fête au cabaret, ils se feraient un amusement de ces exercices militaires qui forment un beau spectacle toujours agréable à la jeunesse.
Il me reste à parler de la proposition de payer une milice peu nombreuse, et de s'assurer ainsi de sa bonne volonté et de sa prompte obéissance. Je prétends, à cet égard, que vous ne pouvez tellement réduire le nombre de votre milice que vous soyez en état de lui assurer constamment une solde qui la satisfasse. Si vous voulez former une milice de cinq mille hommes et lui accorder un traitement dont elle soit contente, vous ne pouvez lui accorder par mois moins de dix mille ducats. J'observe d'abord qu'un pareil nombre ne suffit pas pour former une armée, et qu'il n'y a pas d'État qui pût résister à une pareille dépense. D'un autre côté, cette solde ne pourrait satisfaire votre milice et l'obliger à se tenir prête en tout temps. Il n'en résulterait donc pour vous qu'un surcroît de dépenses, sans aucun surcroît de forces, et vous n'auriez acquis aucun moyen nouveau de vous défendre ou de former quelque entreprise considérable. Si vous augmentez la dépense ou la milice, vous augmentez la difficulté du paiement ; si vous diminuez l'une ou l'autre, vous ne faites qu'accroître les mécontents, ou votre impuissance. Vouloir donc établir une milice payée en tout temps, c'est faire une proposition inutile ou impossible. Sans doute, il faut payer votre milice, mais quand vous l'envoyez à la guerre. Enfin, en supposant qu'une pareille institution fût quelquefois gênante pendant la paix, pour les conscrits, ce que je ne prévois pas, l'État en serait amplement récompensé par tous les avantages qu'il en retirerait ; car sans cette milice il n'y a pour lui nulle sûreté.
Je conclus que vouloir cette troupe peu nombreuse pour pouvoir la payer, ou pour quelque autre des raisons dont vous m'avez déjà parlé, est une erreur très funeste ; et ce qui confirme encore mon opinion, c'est que chaque jour le nombre de votre milice diminuera par une foule d'empêchements qui surviendront à vos soldats : et vous la verrez se réduire presque à rien. Enfin, ayant une milice nombreuse, vous pouvez, au besoin, augmenter ou affaiblir votre armée active. Elle doit d'ailleurs vous servir et de ses forces réelles et de la réputation que lui donnent ses forces : or le nombre, assurément, contribue à cette réputation. J'ajoute, de plus, que l'objet de la milice étant de tenir les citoyens exercés, si vous n'en enrôlez qu'un petit nombre sur un pays étendu, ils seront si éloignés du lieu de l'exercice que vous ne pourrez les y réunir sans leur causer un véritable dommage ; si vous renoncez aux exercices, votre milice vous devient tout à fait inutile, comme je vous le prouverai.
COS. Je suis très satisfait de la manière dont vous avez résolu ma question ; mais il me reste un autre doute que je vous prie d'éclaircir. Les détracteurs de la milice prétendent que cette foule d'hommes armés n'est pour un pays qu'une source de troubles et de désordres.
FABR. Je vous prouverai que cette opinion n'est encore qu'une erreur. Ces citoyens armés ne peuvent causer de désordres que de deux manières : ou en s'attaquant les uns les autres, ou en attaquant le reste des citoyens ; mais il est facile de parer à ce danger quand l'institution elle-même n'en serait pas le premier remède. Quant à la crainte de les voir s'attaquer les uns les autres, je soutiens que leur donner des armes et des chefs c'est éteindre les troubles, bien loin de les fomenter. En effet, si le pays où vous prétendez établir la milice est si peu aguerri que personne n'y porte des armes, et tellement uni qu'il n'y ait ni chef ni parti, cette institution l'aguerrira, le rendra plus redoutable à ses voisins sans y causer plus de désordres. Car de bonnes lois inspirent le respect de l'ordre aux hommes armés, comme à ceux qui ne le sont pas. Or, ce respect ne peut être altéré si vos chefs n'en sont la première cause ; et je dirai quels moyens il faut prendre pour éviter ce danger. Si le pays, au contraire, est aguerri et déchiré par les factions, cette institution seule peut y ramener la tranquillité. Les armes et les chefs n'y existaient que contre les citoyens ; celles-là étaient inutiles contre l'ennemi étranger ; ceux-ci ne servaient qu'à nourrir le désordre. Par notre institution, les armes deviennent utiles, et les chefs ramènent l'ordre. Si quelque citoyen recevait quelque offense, il avait recours à son chef de parti, qui, pour maintenir son crédit, l'exhortait, non à la paix, mais à la vengeance. Les chefs que nous créons suivent une conduite tout opposée. Nous étouffons toute semence de divisions et préparons des moyens de concorde. Ainsi les pays où les habitants étaient unis, mais sans vigueur, perdent leur mollesse et se maintiennent en paix. Les États, au contraire, où régnaient la confusion et le désordre voient leurs citoyens se réunir et faire tourner à l'avantage commun cette férocité de mœurs qui n'avait jusqu'alors enfanté que des troubles.
Vous avez parlé d'un autre danger : c'est que les citoyens armés ne cherchent à opprimer ceux qui ne le sont pas. Mais ce mal ne peut arriver que par la volonté des chefs qui les gouvernent. Pour le prévenir, il faut empêcher que ces chefs n'acquièrent sur leurs troupes une trop grande autorité. Cette autorité s'obtient ou naturellement, ou bien par accident. Quant au premier cas, il faut établir que jamais un citoyen ne commandera les conscrits de la province où il est né ; quant au second, il faut que votre institution soit tellement organisée, que tous les ans les chefs passent d'un commandement à l'autre. Une autorité prolongée sur les mêmes hommes fait naître entre eux et leurs chefs une union intime qui ne peut être que préjudiciable aux intérêts du souverain. Si l'on se rappelle l'histoire des Assyriens et des Romains, on verra combien ces mutations sont utiles aux États qui les ont adoptées et funestes à ceux qui les ont négligées. Le premier de ces empires subsista mille ans sans troubles et sans guerre civile, et ne dut ce bonheur qu'aux mutations constantes qui, chaque année, envoyaient d'une province à l'autre les généraux des armées. D'un autre côté, la funeste habitude de tenir toujours dans les mêmes gouvernements les armées romaines et leurs chefs fut la seule cause, après l'extinction de la famille de César, de tant de guerres civiles entreprises, de tant de conspirations ourdies contre les empereurs par les généraux romains. Si quelques-uns de ces premiers empereurs, ou de ceux qui leur ont succédé avec tant de gloire, tels qu'Adrien, Marc Aurèle, Sévère et autres, eussent eu assez de prévoyance pour établir ces mutations dans l'Empire, ils l'auraient affermi, et ils en auraient prolongé la durée. Les généraux auraient eu moins d'occasions de révolte, et les empereurs moins de sujets de soupçons. A la mort de ceux-ci le Sénat aurait eu plus d'influence sur l'élection de leur successeur, et l'élection eût été meilleure. Mais ni les bons ni les mauvais exemples ne peuvent détruire les pernicieuses habitudes que l'ignorance ou le peu de soin ont introduites parmi les hommes.
COS. Il me semble qu'avec toutes mes questions je vous ai fait bien sortir de votre sujet. Nous avons quitté le mode d'élite pour examiner d'autres propositions : si déjà je ne vous avais fait mes excuses, je mériterais des reproches.
FABR. Point du tout. Toute cette discussion était nécessaire. Puisque mon projet était de traiter des avantages de la milice que beaucoup de gens contestent, je devais commencer par réfuter toutes leurs objections, car la milice doit être la base de notre recrutement, autrement dit de notre élite. Mais, avant de traiter d'autres parties, je veux parler de l'élite des hommes à cheval. Les Anciens les prenaient parmi les plus riches, ayant à la fois égard à l'âge et à la qualité. Chaque légion en comptait trois cents ; de sorte que, dans chaque armée consulaire, la cavalerie romaine ne passait pas six cents hommes.
COS. Feriez-vous une milice de cavalerie, exercée pendant la paix et destinée à servir pendant la guerre ?
FABR. Oui assurément, si l'État ne veut avoir que des soldats qui lui appartiennent, et non des hommes qui fassent de la guerre leur unique métier.
COS. Comment les choisiriez-vous ?
FABR. J'imiterais les Romains : je les prendrais parmi les riches ; je leur donnerais des chefs comme on le fait à présent, et j'aurais soin de les armer et de les exercer.
COS. Croyez-vous qu'il fût utile de leur donner une solde ?
FABR. Oui, mais seulement la somme nécessaire à chacun pour nourrir son cheval ; car il ne faut pas que les citoyens se plaignent d'un surcroît d'impôts. Il faut donc payer seulement le cheval et son entretien.
COS. A quel nombre les porteriez-vous, et quelles armes voudriez-vous leur donner ?
FABR. Vous passez à une autre question : je vous le dirai en son temps. Je dois vous expliquer avant comment il faut armer l'infanterie et l'exercer au combat.