Livre cinquième
FABRIZIO. Je vous ai dit comment on dispose une armée pour combattre une autre armée qui vient à sa rencontre ; ce qu'il faut faire pour la vaincre, et quels événements divers peuvent avoir lieu dans cette grande circonstance : il est temps maintenant de vous apprendre à disposer une armée contre un ennemi qui est hors de votre présence, mais que vous craignez sans cesse de voir tomber sur vous. Ce danger est à craindre quand on marche dans un pays ennemi ou suspect.
L'armée romaine faisait toujours marcher devant elle quelques escadrons de cavalerie pour éclairer le chemin ; l'aile droite venait ensuite, suivie de ses équipages ; puis deux légions ayant chacune derrière elle leurs équipages ; et enfin l'aile gauche, également suivie de ses équipages ; la marche était fermée par le reste de la cavalerie. S'il arrivait que pendant la route l'armée fût attaquée en tête ou en queue, tous les équipages se retiraient sur la gauche ou sur la droite, ou du côté que permettait le terrain ; et chaque soldat, libre de tout soin des équipages, faisait face à l'ennemi. Si elle était attaquée par le flanc, les équipages se retiraient du côté le moins en danger, et de l'autre on soutenait l'effort de l'ennemi : cet ordre de marche me paraît sage et digne d'être imité. J'enverrai donc en avant ma cavalerie légère pour éclairer le pays ; je ferai marcher ensuite mes quatre brigades à la file l'une de l'autre, suivies chacune de leurs équipages ; et comme les équipages sont de deux espèces, les uns étant chargés du bagage du soldat, les autres de ce qui appartient à l'armée en général, je diviserai ceux-ci en quatre convois qui seront partagés entre les quatre brigades ; je diviserai également l'artillerie et tous les hommes sans défense, afin que tous les corps de l'armée aient la même part d'équipages.
Mais comme vous vous trouvez souvent dans un pays non seulement suspect, mais tellement ennemi que vous devez craindre à chaque instant d'être attaqué, alors vous êtes forcé, pour votre sûreté, de changer votre ordre de marche, en sorte que les paysans ou l'armée ennemie vous trouvent toujours sur vos gardes et prêt à les recevoir. Dans ces cas, les armées des Anciens marchaient en bataillon carré : on les appelait ainsi, non pas qu'elles formassent de véritables carrés, mais parce qu'elles pouvaient combattre des quatre côtés, également disposées pour la marche et pour le combat. Je ne m'écarterai pas de cette méthode, et je disposerai d'après ce modèle les deux brigades qui me servent de règle pour former une armée. Si je veux donc traverser en sûreté le pays ennemi et, à toute attaque imprévue, être en état de défense sur tous les points, je formerai de mon armée un carré dont la partie intérieure aura deux cent douze brasses dans toutes les dimensions. J'éloignerai d'abord les flancs l'un de l'autre de deux cent douze brasses ; et sur chaque flanc, je placerai cinq bataillons à la file, séparés l'un de l'autre de trois brasses, et chacun occupant quarante brasses de terrain ; ils formeront ainsi avec ces intervalles deux cent douze brasses. Entre ces deux flancs, je placerai à la tête et à la queue les dix autres bataillons, cinq de chaque côté, et je les disposerai ainsi : quatre bataillons se porteront à côté de la tête du flanc droit, et quatre à côté de la queue du flanc gauche, en laissant entre eux un intervalle de trois brasses ; un bataillon se portera ensuite à côté de la tête du flanc gauche et un autre à côté de la queue du flanc droit. Or, comme l'intervalle qui sépare chaque flanc est de deux cent douze brasses, et que ces derniers bataillons sont placés en largeur et non en longueur, qu'ils ne peuvent occuper ainsi avec leurs intervalles que cent trente-quatre brasses de terrain, il se trouve qu'il y aura, entre les quatre bataillons placés à côté de la tête du flanc droit et celui placé à côté de la tête du flanc gauche, un intervalle de soixante-dix-huit brasses. Ce même intervalle existera entre les bataillons placés à la queue, avec cette différence qu'ici il aura lieu du côté droit, et qu'à la tête ce sera du côté gauche. Dans ces soixante-dix-huit brasses de la tête, je placerai tous les vélites ordinaires ; dans celles de la queue les vélites extraordinaires, qui se trouveront ainsi au nombre de mille dans chaque intervalle. Or, comme mon intention est que l'espace vide formé au milieu de l'armée soit de deux cent douze brasses dans toutes les dimensions, il faut que les cinq bataillons de la tête et les cinq bataillons de la queue ne prennent aucune partie de la ligne occupée par les flancs, et qu'ainsi le dernier rang des cinq bataillons de la tête s'aligne avec la tête des deux flancs, et que la tête des bataillons de la queue s'aligne avec le dernier rang de la queue des deux flancs, ce qui formera à chaque coin de l'armée un angle rentrant, propre à recevoir chacun un autre bataillon. J'y placerai donc quatre bataillons de piques extraordinaires, et les deux qui me restent formeront au centre un bataillon carré, à la tête duquel sera le général avec sa troupe d'élite.
Comment ces bataillons, ainsi rangés, marchant tous du même côté, ne peuvent pas tous également combattre du même côté, il faut disposer pour le combat tous les points qui restent découverts. Ainsi tous les bataillons de la tête étant gardés sur tous les autres points, excepté au premier rang, il faut, conformément à notre ordre de bataille, y porter les piques ; les bataillons de la queue n'étant découverts qu'au dernier rang, vous devez y porter les piques d'après la méthode que je vous ai déjà expliquée ; et comme les cinq bataillons du flanc droit n'ont à craindre que sur le flanc droit, et les cinq de la gauche que sur le flanc gauche, puisqu'ils sont couverts sur tous les autres points, c'est donc sur ce point menacé que vous porterez encore toutes les piques de ces bataillons. Quand j'ai expliqué la manière de former en bataille les bataillons, je vous ai appris comment il faut, dans cette occasion, placer les décurions de manière qu'au moment du combat toutes les parties des bataillons se trouvent à leur place accoutumée.
Je placerai une partie de l'artillerie sur le flanc droit, l'autre sur le flanc gauche. La cavalerie légère sera sur les devants pour éclairer le pays, et les gens d'armes sur les derrières des deux flancs, à quarante brasses des bataillons. En général, chaque fois que vous formez une armée en bataille, ne placez jamais votre cavalerie que sur les derrières ou sur les flancs. Si vous vous déterminez à la placer en avant, il faut l'éloigner à une telle distance qu'elle puisse, en cas de défaite, s'écarter sans écraser l'infanterie, ou établir de tels intervalles dans vos bataillons qu'elle ait le moyen d'y entrer sans y jeter le désordre. Et ne croyez pas que cette leçon soit d'une faible importance ; plusieurs généraux ont été battus pour n'avoir pas prévu ce danger, devenant eux-mêmes la propre cause de leur désastre. Enfin les équipages et les hommes hors de service seront dans la place qui est au centre de l'armée, en les disposant de manière à laisser de libres passages du flanc droit au flanc gauche, et de la tête à la queue.
Tous ces bataillons, sans l'artillerie et la cavalerie, occupent en dehors deux cent quatre-vingt-deux brasses de terrain. Comme ce carré est composé de deux brigades, il faut déterminer de quel côté sera une brigade ou l'autre. Vous vous rappelez que chaque brigade porte le nom de son numéro, et est formée de dix bataillons et d'un chef de brigade. La première brigade aura donc à la tête de l'armée cinq bataillons et cinq bataillons sur le flanc gauche ; le chef de brigade sera placé à l'angle gauche de la tête ; la seconde brigade aura cinq bataillons sur le flanc droit, et les cinq autres à la queue. Son chef sera à l'angle droit de la queue, et tiendra lieu de tergiductor (serre-file).
Votre armée ainsi disposée doit se mouvoir et continuer sa marche sans rien changer à cet ordre de bataille ; et alors vous n'avez rien à craindre des attaques désordonnées des paysans. Dans ce cas, le général doit laisser le soin de les repousser à la cavalerie légère et à quelques compagnies de vélites. Jamais une troupe aussi irrégulière n'osera approcher de la pointe de l'épée ou de la pique ; une armée bien ordonnée doit la frapper de terreur ; ils viendront sur vous en poussant des cris affreux, mais ils ne vous joindront pas, semblables à des roquets qui se contentent de japper autour d'un mâtin vigoureux. Lorsque Annibal vint attaquer les Romains en Italie, il traversa toute la Gaule et ne s'inquiéta nullement des mouvements déréglés des Gaulois. Quand vous êtes en marche, il faut faire préparer vos chemins par des pionniers et autres ouvriers qui seront protégés par votre cavalerie légère envoyée à la découverte. Une armée fera ainsi dix milles par jour ; et il lui restera encore assez de temps pour le travail du camp et pour préparer son repas, puisque la marche ordinaire est de vingt milles.
Si vous êtes attaqué, au contraire, par une armée réglée, il est impossible que vous n'en soyez instruit d'avance, toute armée ayant une marche régulière ; et alors vous avez le temps de vous former en bataille selon le système, à peu près, que nous avons développé. Êtes-vous, en effet, attaqué en têtes ? Vous portez aussitôt en avant votre artillerie qui est sur les flancs, et votre cavalerie qui est sur les derrières, et ils prennent leurs postes et leurs distances accoutumés. Les mille vélites qui sont à la tête sortent de leur poste, se partagent en deux corps de cinq cents hommes, et vont se placer, comme à l'ordinaire, entre la cavalerie et les flancs de l'armée. Le vide qu'ils laissent est rempli par les deux corps de piques extraordinaires que j'avais placé au centre de la place de l'armée. Les mille vélites qui étaient à la queue vont couvrir les flancs des bataillons. Ils laissent ainsi un passage aux équipages et à la suite de l'armée qui vont sur les derrières. Chacun étant allé à son poste, la place reste vide, et alors les cinq bataillons qui formaient la queue se portent en avant du côté de la tête, dans l'espace qui sépare les deux flancs. Trois de ces bataillons s'en approchent jusqu'à quarante brasses, en conservant entre eux des intervalles égaux, et les deux autres restent derrière également éloignés de ceux-ci de quarante brasses. Cette disposition peut avoir lieu en un instant, et elle est presque entièrement semblable au premier ordre de bataille que nous avons déjà expliqué. Si l'armée présente alors un front moins large, elle est mieux garnie sur les flancs, ce qui n'est pas d'un moindre avantage. Comme les cinq bataillons qui sont à la queue ont leurs piques aux derniers rangs, ainsi que nous l'avons recommandé, il faut faire tourner ces bataillons sur eux-mêmes, comme un corps solide, ou ordonner aux piques d'entrer dans les rangs des boucliers et se porter en avant. Cette manière est plus courte et moins sujette à jeter le désordre dans les rangs. Quel que soit le genre d'attaque que vous ayez à soutenir, vous devez en agir ainsi, comme je l'expliquerai bientôt, pour tous les bataillons qui sont à la queue.
Cette planche représente une armée formée en bataillon carré.
Si l'ennemi vous attaque par-derrière, que chacun tourne volte-face, alors la queue devient la tête, et vous exécutez toutes les opérations que je viens de développer ; si c'est par le flanc droit, il faut que toute l'armée se tourne de ce côté, qui devient la tête, et que vous couvrirez selon les règles que j'ai données, de manière que la cavalerie, les vélites et l'artillerie soient tous au poste qui leur est déterminé par ce changement de front. Il faut remarquer que, dans cette manœuvre, les uns doivent avancer le pas, les autres le ralentir, selon leur différente position. Lorsque l'armée fait ainsi face du flanc droit, ce sont les vélites de la tête, les plus rapprochés du flanc gauche, qui doivent se placer entre les flancs et la cavalerie ; ils seront remplacés par les deux bataillons des piques extraordinaires qui étaient dans la place. Mais, avant, on en fera sortir les équipages qui passeront par cet intervalle et se porteront sur le flanc gauche qui devient alors la queue de l'armée. Les autres vélites, qui étaient à la queue d'après la première disposition, restent à leur place, afin de ne laisser aucune ouverture de ce côté, et alors la queue devient le flanc droit. Toutes les autres opérations sont les mêmes que nous avons déjà dites.
Toutes les règles que je viens de donner s'appliquent également au cas où l'armée serait attaquée par le flanc gauche. Si l'ennemi vient en force vous attaquer de deux côtés, il faut renforcer ces côtés de ceux qui ne sont pas attaqués, doubler vos rangs sur ces deux points, et partager entre eux la cavalerie, l'artillerie et les vélites. Si enfin il vous attaque de trois ou quatre côtés, l'un de vous deux certainement ne sait pas son métier. Vous êtes bien peu habile, en effet, si vous vous exposez à être attaqué sur trois ou quatre points par des troupes nombreuses et bien réglées ; pour que l'ennemi puisse exécuter ce projet en sûreté, il faut que chacune de ses divisions soit presque aussi forte que votre armée entière ; et si vous êtes assez fou pour vous engager dans le pays d'un ennemi qui a trois fois plus de forces que vous, ce n'est qu'à vous seul qu'il faut vous en prendre de vos désastres. Si vous n'avez rien à vous reprocher, et qu'un sort fatal ait précipité votre perte, alors vous périrez sans honte, comme les Scipion en Espagne et Asdrubal en Italie. L'ennemi, au contraire, vient-il vous attaquer sur plusieurs points, sans être très supérieur en forces ? Cette attaque n'aura d'autre résultat que de faire connaître sa folie et assurer votre victoire ; car il sera obligé d'affaiblir tellement ses divisions qu'il vous sera facile d'en soutenir une, de repousser l'autre et de le vaincre en peu de temps.
Cette méthode d'ordonner une armée contre un ennemi qui n'est point en présence, mais dont on redoute les attaques, est de la plus grande utilité. Il importe d'habituer les soldats à marcher ainsi disposés, à se former en bataille au milieu de leur route pour combattre de quelque côté que ce soit, selon les règles que nous avons prescrites, à reprendre leur première disposition, à se former de nouveau en bataille par la queue ou par les flancs, et revenir encore à leur ordre de marche. Ces exercices sont indispensables, si vous voulez avoir une armée bien disciplinée et formée à la guerre ; il faut que les généraux et les officiers les pratiquent avec zèle ; la discipline militaire n'est autre chose que l'art de commander et d'exécuter avec précision tous les exercices. Une armée n'est vraiment disciplinée que lorsqu'elle en a une grande habitude ; et une puissance qui voudrait les remettre en vigueur se garantirait ainsi de toute défaite. Cette forme carrée dont je viens de parler est un peu plus difficile que les autres manœuvres, mais il faut se la rendre familière par de fréquents exercices : et, quand une armée y sera habituée, elle ne trouvera plus dans le reste aucune difficulté.
Plan d'une armée formant le bataillon carré et qu'on a rangée en bataille selon l'ordre ordinaire
ZAN. Je crois comme vous que ces manœuvres sont très importantes, et je ne trouve rien à ajouter ou à retrancher aux développements que vous nous avez donnés à cet égard ; mais j'ai deux questions à vous faire. 1° Lorsque, obligé de faire tête du flanc ou de la queue, vous faites tourner face à votre armée, transmettez-vous vos ordres de vive voix ou par la musique ? 2° Les ouvriers que vous envoyez en avant pour préparer le chemin de l'armée sont-ils pris parmi les soldats des bataillons, ou employez-vous d'autres gens destinés seulement à ces vils travaux ?
FABR. Votre première question est fort importante. Souvent les ordres du général, mal entendus ou mal interprétés, ont causé la défaite d'une armée ; il faut donc que dans le combat le commandement soit clair et précis. Si vous employez la musique, que les sons soient tellement distincts qu'on ne puisse les confondre ; si au contraire vous commandez de vive voix, ayez soin d'éviter les mots généraux, d'employer ceux qui expriment une idée particulière et de prendre garde encore que ceux-ci ne puissent être mal interprétés : plusieurs fois le mot reculez a mis une armée en déroute ; il faut dire : en arrière. Si vous voulez changer de front par le flanc ou par la queue, ne dites pas : retournez-vous ; mais à gauche, à droite, par la queue, par le front. Que tous les autres commandements soient simples et clairs, comme : serrez les rangs, tenez ferme, en avant, retirez-vous. Toutes les fois qu'il vous sera possible de commander de vive voix, faites-le, autrement utilisez la musique.
Quant aux pionniers dont vous me parlez ensuite, je veux que ce travail soit supporté par les soldats : c'était l'usage des Anciens. Par là, mon armée aurait à sa suite moins d'hommes sans défense et moins d'attirail. Je prendrai dans chaque bataillon les hommes dont j'aurai besoin, et je leur donnerai tous les instruments nécessaires ; leurs armes seront portées par les rangs les plus près, et ils pourront les reprendre à l'approche de l'ennemi, et rentrer dans leurs rangs.
ZAN. Qui portera alors les instruments des pionniers ?
FABR. Des chariots destinés à cet usage.
ZAN. J'ai bien peur que vous ne puissiez faire piocher nos soldats actuels.
FABR. Je répondrai bientôt à cette observation ; car je veux à présent passer à un autre sujet et vous parler des vivres de l'armée ; il me semble assez raisonnable, après l'avoir tant fatiguée, de la faire un peu manger. Un souverain doit tâcher que son armée soit la plus leste qu'il est possible, et la débarrasser ainsi de toute charge inutile et contraire à l'activité de ses opérations. Ce qui cause à cet égard le plus d'embarras, c'est la nécessité de la fournir en tout temps de pain et de vin. Les Anciens ne s'occupaient jamais du vin ; quand ils en manquaient, ils mettaient dans leur eau quelques gouttes de vinaigre pour lui donner un peu de saveur. Aussi le vinaigre, et non le vin, était compté parmi les provisions indispensables de l'armée. Ils ne cuisaient pas le pain dans des fours, comme on le pratique aujourd'hui dans les villes, mais ils s'approvisionnaient de farine, que chaque soldat préparait à sa façon, et assaisonnait de lard et de graisse de porc. Cet assaisonnement donnait du goût au pain, et maintenait la vigueur du soldat. Les provisions de l'armée se bornaient donc aux farines, au vinaigre, au lard, à la graisse de porc, et à l'orge pour la cavalerie : quelques troupeaux de gros et de menu bétail suivaient l'armée. Comme on n'était pas obligé de porter cette provision, elle ne causait presque pas d'embarras. Une armée marchait ainsi plusieurs jours de suite dans des pays déserts et difficiles, sans avoir à souffrir du défaut de vivres, puisqu'elle se nourrissait de provisions qu'on portait sans peine à la suite de l'armée.
Il n'en est pas de même des armées modernes. Comme il leur faut toujours du vin et du pain semblable à celui qu'on mange dans nos villes et dont on ne peut faire de grandes provisions d'avance, elles souffrent très souvent du défaut de vivres ; ou bien on ne peut assurer leurs provisions qu'avec des peines et des dépenses infinies. Je voudrais accoutumer mon armée à la manière de vivre des Anciens et ne lui donner d'autre pain que celui qu'elle cuirait elle-même. Quant au vin, je ne défendrais pas d'en boire et d'en faire venir dans l'armée, mais je ne m'inquiéterais pas du tout pour en avoir ; et pour le reste des provisions j'imiterais entièrement les Anciens. Si vous y faites attention, vous verrez combien par là j'écarte de difficultés, de combien de peines et d'embarras je délivre une armée et son général et quelles facilités je leur donne pour toutes leurs entreprises.
ZAN. Après avoir vaincu l'ennemi en bataille rangée, et traversé son pays, il est impossible que nous n'ayons pas gagné du butin, mis ses villes à contribution et fait des prisonniers. Je voudrais bien savoir comment à cet égard se gouvernaient les Anciens ?
FABR. Il est aisé de vous satisfaire. Il me semble avoir déjà observé dans un de nos entretiens que nos guerres actuelles appauvrissent également et le vainqueur et le vaincu ; car si l'un perd son État, l'autre ruine ses finances et ses ressources. Il n'en était pas ainsi chez les Anciens ; la guerre enrichissait toujours le vainqueur. La cause de cette différence, c'est qu'aujourd'hui on ne tient nul compte du butin, comme chez les Anciens, et qu'on l'abandonne au contraire à l'avidité du soldat. Cette méthode amène deux grands maux : le premier est celui dont je viens de parler ; le second est d'inspirer au soldat plus d'amour du butin que de zèle pour la discipline ; et l'on a vu souvent la cupidité d'une armée faire perdre une victoire déjà assurée.
Les Romains, tant que leurs armées furent le modèle de toutes les autres, prévinrent ce double danger. Tout le butin chez eux appartenait à l'État qui le dispensait à son gré. Ils avaient dans leurs armées des questeurs, qui faisaient les fonctions de nos trésoriers, et qui étaient chargés de recevoir toutes les contributions et tout le butin. Les consuls pouvaient par ce moyen payer la solde ordinaire des troupes, secourir les malades et les blessés et subvenir à tous les autres besoins de l'armée ; ils avaient d'ailleurs la faculté, et ils en usaient souvent, d'abandonner le butin aux soldats. Mais cette concession n'amenait aucun désordre ; car, après la déroute de l'armée ennemie, on réunissait tout le butin qu'on partageait par tête proportionnellement au rang de chacun. Par cette méthode le soldat cherchait à vaincre et non à piller, les légions romaines repoussaient l'ennemi sans le poursuivre, afin de ne pas rompre leurs rangs, et laissaient ce soin à la cavalerie, aux troupes légères et aux auxiliaires. Mais si l'on eût abandonné le butin à qui s'en emparait le premier, il eût été impossible et même injuste de maintenir les légions dans leurs rangs ; et on se serait ainsi exposé aux plus grands dangers. Ainsi l'État s'enrichissait, et chaque triomphe des consuls grossissait le trésor public qui n'était nourri que des contributions et du butin ennemi. Les Romains avaient encore à cet égard une autre institution très sage. Chaque soldat était obligé de déposer le tiers de sa solde entre les mains du porte-drapeau de sa cohorte, et celui-ci ne pouvait lui en remettre aucune partie jusqu'à la fin de la guerre. Ils avaient eu deux motifs pour établir cette institution ; ils voulaient d'abord que le soldat se fît un fonds de sa solde ; car à l'armée, plus on donne d'argent aux soldats dont la plupart sont jeunes et imprévoyants, plus ils en dépensent sans aucune nécessité. Ils étaient ensuite assurés que le soldat, sachant que toute sa fortune était autour du drapeau, y veillerait avec plus de zèle, et le défendrait avec plus d'acharnement. Ils leur inspiraient ainsi l'économie et la bravoure. C'est un exemple qu'il faut suivre, si l'on veut ramener une armée à son véritable esprit.
ZAN. Je crois qu'il est impossible qu'une armée n'éprouve pendant sa marche quelques accidents fâcheux dont elle ne peut se garantir que par l'habileté du général et le courage des soldats. Si, pendant cet entretien, il se présente à votre esprit quelques-uns de ces accidents, vous nous feriez plaisir de nous en parler.
FABR. Très volontiers. Il m'est impossible de passer un tel objet sous silence, si je veux vous donner des notions complètes sur l'art de la guerre. Lorsqu'une armée est en marche, un général doit, par-dessus tout, se garder des embuscades où il peut tomber de deux façons différentes : il peut s'y jeter de lui-même pendant sa marche, ou s'y laisser attirer par les ruses de l'ennemi, sans avoir su les prévoir. Pour prévenir le premier danger, il faut vous faire précéder de gardes avancées qui aillent à la découverte. Cette précaution est d'autant plus importante que le pays est plus propre aux embuscades, comme les pays de bois et de montagnes ; car c'est toujours un bois ou une colline qui est le théâtre de cette sorte d'expéditions. Une embuscade imprévue peut souvent vous perdre, mais, prévue, elle est sans danger ; les oiseaux ou la poussière ont servi quelquefois à faire découvrir l'ennemi. En se portant sur vous il élèvera des nuages de poussière qui vous annonceront son arrivée. Souvent des pigeons ou d'autres oiseaux qui volent en troupe, tournant en l'air sans pouvoir se fixer dans un lieu où doit passer l'ennemi, ont fait découvrir une embuscade à un général qui, instruit ainsi des projets formés contre lui, a envoyé les troupes en avant, a battu l'ennemi et s'est garanti du danger qui le menaçait.
Quant au second danger d'être attiré dans une embuscade par les ruses de l'ennemi, il faut, pour le prévenir, ne croire que difficilement ce qui ne vous paraît pas vraisemblable. Si, par exemple, l'ennemi vous abandonne quelque butin à faire, croyez que l'hameçon est caché sous cette amorce. Si, supérieur en nombre, il recule devant une troupe inférieure ; si, au contraire, il envoie des forces très faibles contre des forces considérables ; s'il prend subitement la fuite sans raison, dans tous ces cas, craignez un piège, et ne croyez jamais que l'ennemi ne sait pas ce qu'il fait. Pour avoir moins à redouter de ses ruses, pour mieux prévenir tout danger, mettez-vous d'autant plus sur vos gardes qu'il annonce plus de faiblesse et moins de prévoyance. Et, dans ce cas, vous avez deux choses à faire : ayez une juste crainte de l'ennemi, faites vos dispositions en conséquence ; mais affichez un grand mépris pour lui dans vos discours et dans toutes vos actions apparentes ; vous vous gardez ainsi de tout danger, et vous remplissez de confiance votre armée.
Songez bien que, lorsque vous marchez dans le pays ennemi, vous courez plus de dangers que dans un jour de bataille. Un général doit donc alors redoubler de précautions. Il faut d'abord qu'il ait des cartes de tout le pays qu'il traverse, qui lui fassent bien connaître les lieux, leur nombre, leurs distances, les chemins, les montagnes, les fleuves, les marais et leur nature. Pour s'assurer de cette connaissance, il aura auprès de lui, sous divers titres, des hommes de diverses classes, bien instruits du local, qu'il interrogera avec soin, dont il confrontera les discours, et dont il conservera les renseignements selon qu'ils seront plus ou moins conformes entre eux. Il enverra en avant, avec la cavalerie légère, d'habiles officiers, non pas seulement pour découvrir l'ennemi, mais pour examiner le pays, et voir s'il est semblable aux cartes et aux renseignements qu'il a obtenus. Il se fera précéder encore de guides, gardés par bonne escorte, en leur promettant de fortes récompenses pour leur fidélité, des peines terribles pour leur perfidie. Il faut par-dessus tout que l'armée ignore à quelle expédition on la conduit ; rien n'est plus utile à la guerre que de cacher ses desseins ; et, afin qu'une attaque subite ne jette pas le désordre dans une armée, il faut la tenir toujours prête à combattre ; ce qu'on a prévu est presque toujours sans danger.
Plusieurs généraux, pour éviter toute confusion dans la marche, ont partagé les équipages et les ont fait marcher sous les drapeaux. Par là, si l'on est obligé de s'arrêter ou de faire retraite on éprouve moins d'embarras ; j'approuve fort cette méthode. Il faut encore avoir soin qu'une partie de l'armée ne s'écarte pas de l'autre pendant la marche, ou que les uns n'aillent trop vite et les autres trop doucement ; car l'armée perd alors de sa solidité, et la confusion se met dans les rangs. On placera donc sur les flancs des officiers pour maintenir l'uniformité du pas, pour retarder ceux qui précipitent la marche et faire avancer les traîneurs ; mais la musique est le meilleur moyen qu'à cet égard on puisse employer.
On fera élargir les chemins pour que toujours un bataillon au moins puisse marcher de front.
On doit examiner enfin les habitudes et le caractère de l'ennemi ; s'il veut vous attaquer le matin, à midi ou le soir ; s'il est plus ou moins fort en cavalerie ou en infanterie, et faire ses dispositions d'après ces renseignements. Mais il est temps d'arriver à quelques exemples.
Souvent, lorsque vous trouvant inférieur en forces, et voulant ainsi éviter le combat, vous avez pris le parti de faire retraite devant un ennemi qui vous poursuit, vous arrivez sur le bord d'un fleuve que vous n'avez pas le temps de passer, en sorte que l'ennemi est sur le point de vous atteindre et de vous combattre. Dans un tel danger, plusieurs généraux ont fait creuser un fossé autour de leur armée, l'ont rempli d'étoupe et, après y avoir mis le feu, ont passé le fleuve sans éprouver aucun obstacle de la part de l'ennemi, arrêté par la flamme qui lui coupait tout passage.
ZAN. J'ai peine à croire que cette flamme puisse être un obstacle bien difficile, lorsque je me rappelle surtout que Hannon, général des Carthaginois, entassa des matières combustibles du côté où il voulait opérer sa retraite et qu'il y mit le feu. Les ennemis n'ayant pas cru devoir garder ce côté, il fit passer son armée à travers la flamme, en ordonnant seulement à ses soldats de se couvrir le visage de leurs boucliers, afin de se défendre du feu et de la fumée.
FABR. Votre observation est juste, mais il faut examiner la différence de cet exemple et de celui que j'ai cité. Ces généraux dont j'ai parlé avait creusé un fossé et l'avaient rempli d'étoupe, en sorte que l'ennemi était arrêté et par la flamme et par ce fossé. Hannon, au contraire, se contenta d'élever un feu, et encore fallut-il qu'il fût peu épais, car, sans fossé même, il eût suffi pour empêcher son passage. Ne vous rappelez-vous pas que Nabis, roi des Lacédémoniens, étant assiégé à Sparte par les Romains, mit le feu à une partie de la ville pour arrêter ceux-ci qui avaient déjà pénétré dans son enceinte ; et par ce moyen, non seulement il leur ferma le passage, mais il réussit encore à les repousser.
Mais revenons à notre sujet. Q. Lutatius, poursuivi par les Cimbres, étant arrivé devant un fleuve, feignit, pour avoir le temps de le passer, de vouloir combattre l'ennemi. Il fit tracer son camp, creuser des fossés, élever quelques tentes et envoya sa cavalerie fourrager les campagnes voisines. Les Cimbres crurent en effet qu'il campait dans ce lieu ; ils s'y arrêtèrent également pour camper ; et, afin d'assurer leurs subsistances, ils partagèrent en différents corps leur armée. Lutatius profita de cette circonstance et passa le fleuve sans que les Cimbres pussent y mettre aucun obstacle. Quelques généraux, manquant de ponts pour traverser un fleuve, ont détourné son cours, et en en faisant passer une partie derrière eux ont rendu l'autre plus aisée à traverser à gué. Quand les fleuves sont très rapides, si l'on veut que l'infanterie passe avec plus de sûreté, il faut placer une partie de sa plus grosse cavalerie au-dessus du courant, pour soutenir l'impétuosité de l'eau, et le reste au-dessous, pour secourir les fantassins que le fleuve pourrait emporter. Les rivières qui ne sont pas guéables peuvent être traversées sur des ponts, des barques ou des outres ; il faut donc toujours approvisionner son armée de ces instruments indispensables.
Souvent, au passage d'un fleuve, on rencontre l'ennemi sur l'autre rive pour vous fermer le chemin. Dans un pareil embarras, je ne connais pas de meilleur exemple à suivre que celui de César. Il était avec son armée dans la Gaule, sur les bords d'un fleuve1 dont le passage lui était fermé par Vercingétorix qui avait son armée sur la rive opposée. Il côtoya le fleuve plusieurs jours, ayant toujours Vercingétorix en face ; enfin il campa dans un lieu couvert de bois et propre à cacher des troupes ; il tira alors trois cohortes de chaque légion, qu'il fit arrêter dans ce lieu, en leur commandant de jeter un pont, d'y travailler dès qu'il serait parti, et de le fortifier aussitôt. Pour lui, il poursuivit sa marche ; Vercingétorix, voyant le même nombre de légions, ne crut pas qu'il en fût resté une partie derrière, et continua de suivre César. Mais celui-ci, lorsqu'il crut avoir laissé à ses cohortes tout le temps d'établir et de fortifier le pont, revint sur ses pas, et, trouvant tout disposé comme il l'avait ordonné, traversa le fleuve sans aucune difficulté.
ZAN. Y a-t-il quelques moyens de découvrir les gués ?
FABR. Oui, sans doute. Chaque fois que vous apercevez entre le fil de l'eau et le côté qui est moins rapide une espèce de raie, vous pouvez juger que dans cet endroit la rivière est moins profonde et offre un passage plus facile que partout ailleurs ; car c'est là que le fleuve entasse le plus de gravier. Cette épreuve a été faite plusieurs fois, et toujours avec succès.
ZAN. Si par hasard le gué est enfoncé de manière que les chevaux ne puissent prendre pied, quel parti faut-il prendre ?
FABR. On fait alors des espèces de grilles de bois qu'on jette dans l'eau et sur lesquelles on peut passer. Mais poursuivons notre entretien.
Quelquefois un général qui s'est engagé entre deux montagnes, n'ayant plus que deux chemins pour sauver son armée, les voit tous deux occupés par l'ennemi ; qu'il fasse alors ce qui a déjà été pratiqué dans une pareille circonstance ; qu'il creuse derrière lui un large fossé, d'un passage difficile, qu'il ait l'air de vouloir arrêter l'ennemi de ce côté, pour pouvoir avec toutes ses troupes forcer le passage en avant sans craindre d'être attaqué sur ses derrières. L'ennemi, trompé par cette apparence, portera ses forces en avant, abandonnant le côté fermé par le fossé : qu'alors il jette sur ce fossé un pont de bois préparé à cet effet, et, passant ainsi sans aucun obstacle, il se sauvera des mains de l'ennemi. Minutius, commandant en qualité de consul l'armée romaine en Ligurie, s'était laissé enfermer entre des montagnes, sans aucun moyen d'en sortir. Pour se tirer de ce danger, il envoya vers les passages gardés par l'ennemi quelques cavaliers numides auxiliaires, mal armés et montés sur de maigres et petits chevaux. L'ennemi, les ayant aperçus, voulut d'abord les arrêter ; mais quand il eut remarqué que ces troupes marchaient sans ordre et montées sur de mauvais chevaux, il cessa de s'en effrayer, et se relâcha sur ses gardes. Les Numides profitant de cette négligence piquèrent vivement leurs chevaux, fondirent sur l'ennemi avec fureur et passèrent sans obstacle. Bientôt, se répandant dans le pays, ils obligèrent, par leurs ravages, les Liguriens à laisser un libre passage à Minutius.
Souvent un général, assailli par une grande multitude d'ennemis, a resserré ses forces, s'est laissé envelopper et, après avoir remarqué le côté le plus faible de l'ennemi, l'a de ce côté attaqué avec fureur, et a sauvé son armée en s'ouvrant ainsi violemment un passage. Marc Antoine, en faisant retraite devant les Parthes, s'aperçut que ceux-ci l'attaquaient toujours à la pointe du jour, quand il se mettait en marche, et ne cessaient ensuite de le harceler pendant toute la route : il résolut de ne partir qu'à midi. Les Parthes crurent alors qu'il ne marcherait pas ce jour-là et Antoine put sans être inquiété poursuivre sa route le reste de la journée. Ce même général, pour se garantir des flèches des Parthes, commanda à son armée de mettre, à leur approche, un genou en terre ; il ordonna au second rang de couvrir de ses boucliers la tête des soldats du premier ; au troisième, la tête des soldats du second, et ainsi de suite de sorte que son armée était, pour ainsi dire, couverte d'un toit et à l'abri des flèches ennemies. Voilà tout ce que j'ai à vous dire sur les événements qui peuvent arriver à une armée pendant sa marche ; si vous n'avez pas d'autres observations à me faire, je passerai à une autre question.