Livre sixième
ZANOBI. Puisque nous allons changer de questions, je crois qu'il est convenable que Battista1 entre en fonctions, et que j'en sorte. Nous imiterons ainsi les grands capitaines qui, selon le précepte du seigneur Fabrizio, mettent à la tête et sur les derrières de leur armée leurs meilleurs soldats, afin d'engager avec intrépidité le combat et de le maintenir avec la même vigueur. Cosimo a commencé l'entretien avec un grand succès, Battista le finira aussi heureusement ; Luigi et moi nous l'avons soutenu entre eux deux aussi bien que nous avons pu : chacun de nous s'étant chargé avec plaisir du poste qui lui a été assigné, je suis sûr que Battista n'est pas homme à refuser le sien.
BATTISTA. Jusqu'à ce moment, j'ai fait ce que vous avez voulu, et je ne veux point changer encore. Ainsi, seigneur Fabrizio, veuillez continuer cet entretien, et nous pardonner de vous interrompre par tous ces compliments.
FABRIZIO. Je vous ai déjà dit que vous me faites grand plaisir d'en agir ainsi. Vos interruptions, loin de troubler le cours de mes idées, ne font que leur donner une nouvelle force : mais achevons notre entretien. Il est temps à présent de loger notre armée ; car vous savez que tous les êtres animés aspirent après le repos, et un repos qui soit sûr : sans la sécurité, en effet, il n'en est point de véritable. Vous auriez peut-être voulu que j'eusse d'abord fait camper notre armée, qu'en suite je l'eusse exercée à marcher, et conduite enfin au combat ; mais nous avons été forcés de faire tout le contraire. Car, voulant vous montrer, lorsque je faisais marcher notre armée, comment elle changeait son ordre de marche en ordre de bataille, il fallait d'abord vous expliquer quel était cet ordre de bataille.
Un camp, pour être vraiment sûr, doit être fort et bien disposé. C'est l'habileté du général qui le dispose avec ordre ; c'est la nature ou l'art qui font toute sa force. Les Grecs cherchaient des positions naturellement très fortes ; ils n'auraient pas choisi un camp qui ne fût appuyé d'un rocher, d'un fleuve, d'une forêt ou de quelque autre semblable rempart. Les Romains au contraire se confiaient plus à l'art qu'à la nature dans le choix de leur camp : jamais ils n'eussent pris une position où ils n'auraient pu déployer toutes les manœuvres. Par là leur camp conservait toujours la même forme, car ils ne voulaient pas s'assujettir au terrain, mais que le terrain fût assujetti à leur méthode. Il n'en était pas de même des Grecs ; se réglant toujours d'après la disposition du terrain qui variait sans cesse par la diversité des sites, ils étaient forcés de varier également leur manière de camper et la forme de leurs camps. Les Romains suppléaient par les ressources de l'art à la faiblesse naturelle de leur position ; et comme ce sont eux que, jusqu'à présent, j'ai proposés pour l'exemple, je m'attacherai encore, dans cet entretien, à suivre leur système sur le campement des armées. Ce n'est pas que je veuille imiter servilement, à cet égard, toutes leurs institutions ; je prendrai seulement celles qui me paraissent le plus praticables dans ces temps-ci.
Je vous ai dit déjà que les armées consulaires étaient composées de deux légions de citoyens romains, qui formaient environ onze mille hommes d'infanterie et six cents de cavalerie, et en outre de onze mille hommes d'infanterie qui leur étaient envoyés par les alliés ; que jamais dans ces armées les soldats étrangers n'étaient en nombre supérieur aux soldats romains, si ce n'est à l'égard de la cavalerie où on ne craignait pas de voir les étrangers surpasser le nombre des citoyens ; et enfin que, dans tous les combats, les Romains étaient placés au centre et les alliés sur les flancs. C'est un usage qu'ils conservaient dans leurs camps, comme vous avez pu le voir chez leurs historiens. Je ne vous développerai donc pas le système de campement des Romains ; mais, en vous expliquant la méthode que je pose à cet égard, vous vous apercevrez aisément de tout ce que je leur ai emprunté.
Vous savez que, voulant me conformer aux deux légions romaines, j'ai pris pour modèle de mon armée deux brigades d'infanterie, de six mille hommes chacune, avec trois cents hommes de cavalerie par brigade. Vous vous rappelez le nombre de bataillons qui composent ces brigades, celui de leurs armes, et leurs noms différents : je ne leur ai pas ajouté d'autres corps de troupes, lorsque je vous ai expliqué l'ordre de marche et de bataille de cette armée, en vous observant seulement que, si on voulait en doubler les forces, on n'avait autre chose à faire qu'à doubler les rangs. Mais à présent que je dois vous parler du campement, je ne me bornerai pas à ces deux brigades ; je prendrai le nombre de troupes convenable à une armée ordinaire : ainsi, à l'imitation des Romains, je composerai mon armée de deux brigades et d'autant de troupes auxiliaires. La forme de notre camp sera plus régulière, en le traçant pour une armée complète ; mais un pareil nombre n'était point nécessaire pour les autres opérations que je vous ai déjà démontrées.
Il s'agit donc de faire camper une armée complète de vingt-quatre mille hommes d'infanterie et deux mille de cavalerie, qui formeront quatre brigades, dont deux seront composées de mes propres sujets et les deux autres d'étrangers. Après avoir choisi une position, j'arborerai le drapeau général, et ferai tracer, autour de ce drapeau, un carré dont chaque côté en sera éloigné de cinquante brasses et regardera une des quatre parties du ciel, c'est-à-dire le levant, le couchant, le midi et le nord : c'est dans cet espace que sera la tente du général. Par des motifs de prudence, et pour imiter les Romains, je séparerai des soldats tout ce qui ne porte pas les armes ou se trouve hors de service. Je placerai dans la partie du levant la totalité ou du moins la plus grande partie des soldats, et les autres au couchant ; la tête du camp sera au levant, les derrières au couchant ; les flancs au nord et au midi.
Afin de distinguer les logements de l'armée, je ferai tirer, à partir du drapeau général, une ligne droite qui sera portée vers le levant, dans l'espace de six cent quatre-vingts brasses ; dans la même direction, je ferai tirer deux autres lignes parallèles à celle-là, et qui en seront chacune distantes de quinze brasses. Au bout de cette première ligne, sera la porte du Levant, et l'espace contenu entre les deux autres lignes formera une rue qui conduira de cette porte à la tente du général, et aura trente brasses de largeur, et six cent trente de longueur, puisque la tente du général en occupe cinquante de ce côté : cette rue s'appellera la rue Générale. Une autre rue ira de la porte du Midi à celle du Nord ; elle passera par le bout de la rue Générale, en rasant la tente du général : elle aura mille deux cent cinquante brasses, puisqu'elle s'étendra dans toute la largeur du camp, elle sera large de trente brasses, et s'appellera la rue de la Croix. Après avoir tracé le logement du général et ces deux rues, il faut loger maintenant les deux brigades de mes propres troupes. J'en placerai une à droite de la rue Générale, et l'autre à gauche. Ayant traversé la rue de la Croix, j'établirai trente-deux logements à la gauche de la rue Générale, et trente-deux à la droite ; mais entre le seizième et le dix-septième logement, je laisserai un espace de trente brasses qui formera une rue de traverse entre tous les autres logements des brigades, comme je l'expliquerai en parlant de la distribution des divers logements. Dans ces deux rangs de logements, les premiers, de chaque côté de la rue de la Croix, seront destinés aux commandants des gens d'armes, et les quinze logements qui suivent de chaque côté, à leurs gens d'armes ; comme chaque brigade en compte cent cinquante, il y aurait ainsi dix gens d'armes par chaque logement. Les logements des commandants auront quarante brasses de largeur et dix de longueur. (Rappelez-vous ici que par largeur j'entends l'espace qui s'étend du midi au nord ; par longueur, celui du couchant au levant.) Ceux des gens d'armes auront quinze brasses de longueur et trente de largeur. Dans les quinze logements suivants qui sont au-delà de la rue de Traverse, et qui auront les mêmes dimensions que ceux des gens d'armes, je placerai la cavalerie légère qui, également composée de cent cinquante hommes, donnera dix cavaliers par chaque logement ; le seizième de ces logements sera occupé de chaque côté par le commandant de cette cavalerie, et aura la même grandeur que celui du commandant des gens d'armes. Ainsi les logements de la cavalerie des deux brigades seront placés aux deux côtés de la rue Générale, et serviront de règle pour tracer les logements de l'infanterie, comme je vais vous l'expliquer.
Je viens de loger les trois cents chevaux de chaque brigade avec leurs commandants, dans trente-deux logements, placés sur la rue Générale, et commençant à la rue de la Croix ; et j'ai laissé, entre le seizième et le dix-septième, un espace de trente brasses qui forme la rue de Traverse. Il s'agit à présent de loger les vingt bataillons qui composent les deux brigades ordinaires. Prenant donc deux bataillons à la fois, je les établirai derrière les deux côtés de la cavalerie. Leurs logements comme ceux des cavaliers auront quinze brasses de longueur et trente de largeur, et toucheront ceux-ci par-derrière. Chaque premier logement de chaque côté qui joint la rue de la Croix sera occupé par le chef d'un bataillon et placé ainsi sur la même ligne que celui du commandant des gens d'armes. Ce logement seul aura vingt brasses de largeur et dix de longueur. Dans les quinze autres logements qui suivent de chaque côté jusqu'à la rue de Traverse, je placerai de chaque côté un bataillon d'infanterie qui, formant quatre cent cinquante hommes, donnera trente hommes par logement. Après avoir passé la rue de Traverse, j'établirai derrière la cavalerie légère quinze autres logements de même grandeur, qui seront occupés de chaque côté par un autre bataillon d'infanterie. De ces deux côtés, les deux derniers logements vers le levant seront destinés aux chefs des deux bataillons, et placés sur la même ligne que ceux des deux commandants de la cavalerie légère ; ils auront également dix brasses de longueur et vingt de largeur. Ces deux premiers rangs de logements seront ainsi partagés entre la cavalerie et l'infanterie ; et, comme je veux que cette cavalerie, ainsi que je vous l'ai déjà dit, soit tout entière propre au service, et qu'elle n'aura ainsi aucun valet pour la servir et panser ses chevaux, j'ordonnerai, à l'exemple des Romains, aux bataillons logés derrière elle de l'aider et d'être à ses ordres en les exemptant de tous les autres services du camp.
Derrière ces deux rangs de logements, je laisserai de chaque côté un espace de trente brasses, ce qui formera deux rues qu'on appellera l'une, la première rue de droite, l'autre, la première rue de gauche. J'établirai ensuite de chaque côté un autre double rang de trente-deux logements, contigus, par-derrière, les uns aux autres, de la même grandeur que les premiers, et séparés par la rue de Traverse, entre le seizième et le dix-septième. Là, je logerai de chaque côté quatre bataillons d'infanterie, avec leurs chefs à la tête et à la queue, comme je l'ai déjà dit. Ensuite, je laisserai encore de chaque côté un espace de trente brasses, ce qui formera deux rues, dont l'une s'appellera la seconde rue de droite, et de l'autre la seconde rue de gauche ; j'établirai de la même manière un autre double rang de trente-deux logements, où je placerai de chaque côté quatre bataillons avec leurs chefs. Trois rangs de logements de chaque côté de la rue Générale suffisent ainsi à la cavalerie et à l'infanterie des deux brigades ordinaires.
Les deux brigades auxiliaires, composées du même nombre d'hommes, seront logées de la même manière que les deux brigades ordinaires, de part et d'autre de celles-ci. Je commencerai donc par rétablir un double rang de logements, partagés entre la cavalerie et l'infanterie de ces deux brigades, et séparés du dernier rang des brigades ordinaires par un espace de trente brasses, qu'on appellera, d'un côté, la troisième rue de droite, et de l'autre, la troisième rue de gauche. J'établirai ensuite de chaque côté deux autres rangs de logements, séparés et occupés de la même manière que les autres, qui formeront deux autres rues qu'on appellera également d'après le numéro et le côté où elles seront placées. Ainsi, toute cette armée sera logée dans douze doubles rangs de logements établis sur treize rues, en comptant la rue Générale et la rue de la Croix. Enfin, entre les divers logements et les retranchements, je laisserai un espace de cent brasses, ce qui forme au total, depuis le centre du logement du général jusqu'à la porte du Levant, six cent quatre-vingts brasses.
De ce côté, il nous reste encore deux espaces à remplir ; l'un, depuis le logement du général jusqu'à la porte du Midi ; l'autre, jusqu'à la porte du Nord ; ils forment chacun, en les mesurant du centre du logement, six cent vingt-cinq brasses. Mais, si j'en ôte, 1° cinquante brasses, occupées par le logement du général ; 2° quarante-cinq brasses pour la place que je laisse de chaque côté du logement ; 3° trente brasses pour la rue qui séparera en deux chacun de ces espaces ; 4° les cent brasses qui restent libres tout autour des retranchements, il me restera pour les logements à y établir un espace large de quatre cents brasses, et long de cent, ce qui égale la longueur de l'espace qu'occupé le logement du général. Coupant ces deux espaces en deux sur leur longueur, j'établirai sur chacun quarante logements longs de cinquante brasses et larges de vingt ; ce qui formera quatre-vingts logements destinés aux chefs de brigade, aux trésoriers, aux mestres de camp et enfin à tous les employés de l'armée. J'aurai soin qu'il en reste toujours quelques-uns de vacants pour les étrangers qui pourraient visiter l'armée et les volontaires qui viendraient servir pour faire leur cour au général.
Derrière le logement du général, je conduirai une rue du midi au nord, large de trente brasses, et que j'appellerai la rue de la Tête ; elle passera le long des quatre-vingts logements dont je viens de parler, lesquels, avec le logement du général, se trouveront ainsi placés entre cette rue et la rue de la Croix. De cette rue de la Tête, et vis-à-vis le logement du général, je conduirai une autre rue à la porte du Couchant, large de trente brasses, qui par sa position et sa longueur répondrait à la rue Générale, et que j'appellerai la rue de la Place. Après avoir tracé ces deux rues, j'établirai la Place où se tiendra le marché. Elle sera à la tête de la rue de la Place, vis-à-vis le logement du général, joignant la rue de la Tête, et formera un carré de quatre-vingt-seize brasses. A droite et à gauche de cette place, il y aura deux rangs de huit logements doubles, qui auront chacun douze brasses de longueur et trente de largeur. La place se trouvera ainsi entre seize logements qui en formeront trente-deux, en comprenant les deux côtés. C'est là que je placerai la cavalerie surnuméraire des brigades auxiliaires ; et si elle ne pouvait y être logée tout entière, je lui abandonnerais quelques-uns des logements qui sont aux deux côtés du quartier général, ceux principalement qui se trouvent du côté des retranchements.
Il me reste à loger maintenant les piques et les vélites extraordinaires attachés aux brigades, qui ont chacune, comme vous le savez, outre leurs dix bataillons, mille piques extraordinaires et cinq cents vélites, ce qui fait, pour mes propres brigades, deux mille piques et mille vélites extraordinaires, et autant pour les brigades auxiliaires. J'ai donc encore à loger six mille hommes d'infanterie, que je placerai tous au couchant le long des retranchements. Ainsi au bout de la rue de la Tête, du côté du nord, en laissant l'espace de cent brasses jusqu'aux retranchements, j'établirai un rang de cinq logements doubles, qui occuperont soixante-quinze brasses en longueur et soixante en largeur ; en sorte qu'en partageant la largeur, chaque logement aura quinze brasses de longueur et trente de largeur. Et comme il se trouvera dix logements, j'y placerai trois cents hommes à trente hommes par chaque logement. Laissant ensuite un espace de trente et une brasses, j'établirai de la même manière et sur les mêmes dimensions un autre rang de cinq logements doubles, et ensuite un autre jusqu'à ce qu'ils forment cinq rangs de logements doubles, qui feront cinquante logements, placés en ligne droite sur le côté du nord, tous également éloignés de cent brasses des retranchements, et occupés par quinze cents hommes d'infanterie. Puis, tournant sur la gauche, vers la porte du Couchant, je placerai de là jusqu'à cette porte cinq autres logements doubles, conservant les mêmes dimensions, avec cette différence qu'il n'y aura d'un rang à l'autre que quinze brasses d'espace. Là, je logerai encore quinze cents hommes. Ainsi, de la porte du Nord à celle du Couchant, ayant établi le long des fossés cent logements, distribués en dix rangs de cinq logements doubles chacun, j'y puis loger toutes les piques et les vélites extraordinaires de mes propres brigades. De la porte du Couchant à celle du Midi j'établirai de la même manière, le long des retranchements, en conservant toujours les cent brasses de distance, dix rangs de dix logements chacun, destinés aux piques et aux vélites extraordinaires des brigades auxiliaires ; les commandants prendront du côté des retranchements les logements qui leur paraîtront le plus commodes : enfin je placerai l'artillerie le long des retranchements.
Tout l'espace qui reste vide du côté du couchant sera occupé par la suite de l'armée et tout l'attirail du camp. Vous devez savoir que, par ce mot d'attirail du camp, les Anciens entendaient tout ce qui était nécessaire à l'armée outre les soldats, comme les charpentiers, les forgerons, les maréchaux, les tailleurs de pierre, les ingénieurs, les artilleurs, quoique ceux-ci puissent être regardés comme de véritables soldats ; les pâtres avec leurs troupeaux de bœufs et de moutons nécessaires à la subsistance de l'armée ; enfin, des artisans de tout métier avec les équipages des munitions de guerre et de bouche. Je ne distinguerai pas particulièrement le logement de tout cet attirail ; j'aurai soin seulement qu'il n'occupe pas les différentes rues que j'ai tracées, et je destinerai, en général, à tout le train de l'armée les quatre espaces différents qui se trouvent formés par ces rues, l'un serait pour les troupeaux, l'autre pour les artisans, le troisième pour les munitions de bouche, le quatrième pour les munitions de guerre. Les rues qui doivent rester libres sont la rue de la Place, la rue de la Tête, et une autre rue qui s'appellera la rue du Centre, qui ira du nord au midi, traversera la rue de la Place, et serait, pour le couchant, ce qu'est la rue de traverse pour le levant. Je conduirai en outre derrière ces quatre espaces une rue qui ira le long des logements des vélites et des piques extraordinaires. Toutes ces rues auront trente brasses de largeur, et l'artillerie, comme je l'ai déjà dit, sera placée sur les derrières des fossés du camp.
BAT. J'avoue que je m'entends assez peu à la guerre, et je ne rougis pas de cet aveu, puisque la guerre n'est pas mon métier ; vos dispositions cependant me paraissent très bien ordonnées ; mais j'ai deux difficultés à vous proposer : je voudrais savoir d'abord pourquoi vous donnez tant de largeur aux rues et aux espaces qui sont autour des logements ; enfin, et ceci m'embarrasse davantage, de quelle manière il faut se loger sur les espaces que vous avez destinés à cet effet.
FABR. Je donne aux rues trente brasses de largeur afin qu'un bataillon d'infanterie y puisse passer en ordre de bataille, et chaque bataillon, comme vous devez vous le rappeler, occupe vingt-cinq à trente brasses de largeur. Quant à l'espace qui sépare les logements des retranchements, je lui ai donné cent brasses afin que les bataillons et l'artillerie s'y déploient aisément ; qu'on puisse y faire passer le butin et, au besoin, s'y retirer derrière de nouveaux fossés et de nouveaux retranchements. Il est d'ailleurs utile que les logements soient éloignés des retranchements ; car ils sont ainsi moins exposés au feu et aux autres traits de l'ennemi.
Quant à votre seconde difficulté, je ne prétends pas qu'il n'y ait qu'une seule tente dans chaque espace que j'ai tracé ; ceux qui doivent y loger y placeront plus ou moins de tentes, selon qu'il leur sera commode, pourvu qu'ils ne sortent pas de la ligne qui leur est prescrite.
Pour bien tracer ces espaces, il faut avoir auprès de soi des hommes très exercés et d'habiles ingénieurs qui, aussitôt que le général a choisi sa position, disposent la forme du camp, en fassent la distribution, désignent les rues, indiquent les logements avec des cordes et des jalons, et exécutent toutes ces dispositions avec une telle promptitude que l'ouvrage soit fait en un instant. Afin d'éviter toute confusion, il faut avoir soin d'orienter le camp toujours sur le même point, pour que chacun sache dans quelle rue et sur quel espace il doit trouver son logement. C'est une habitude qu'il faut conserver dans tous les temps et dans tous les lieux, de sorte que le camp soit comme une cité mobile qui, dans quelque lieu qu'elle soit transportée, porte avec elle les mêmes rues, les mêmes habitations, et présente toujours le même aspect. C'est un avantage que n'ont point ceux qui, cherchant des positions naturellement très fortes, sont forcés d'assujettir la forme de leur camp aux variétés du terrain. Les Romains, au contraire, se contentaient de fortifier leur camp par des fossés, des redoutes et d'autres retranchements ; ils élevaient autour de ce camp des palissades et, devant, creusaient un fossé… un fossé large ordinairement de six brasses, et profond de trois brasses, et ils l'agrandissaient ou le creusaient davantage, selon qu'ils voulaient faire un plus long séjour, ou que l'ennemi leur paraissait plus redoutable. Quant à moi, je n'élèverais pas de palissades, à moins que je ne voulusse passer l'hiver dans un camp. Je me contenterais de fossés et de redoutes non moindres que celles des Romains, en me réservant de leur donner plus d'étendue selon les circonstances. Je ferai en outre creuser, à cause de l'artillerie, un fossé en demi-cercle à chaque angle du camp ; je pourrais ainsi battre par le flanc l'ennemi qui viendrait attaquer les retranchements. Il faut beaucoup exercer l'armée à ces divers travaux des campements ; habituer les officiers à tracer un camp avec promptitude, et les soldats à reconnaître en un instant leurs différents logements. C'est un exercice qui n'offre aucune difficulté comme je l'expliquerai bientôt. Je veux maintenant vous parler des gardes du camp, car sans cet objet important tous nos autres travaux deviendraient inutiles.
BAT. Avant de passer à ce sujet, je vous prie de me dire quelles précautions il faut prendre quand on veut camper près de l'ennemi. Il me semble qu'alors on ne peut, sans danger, faire tous les préparatifs que vous venez de recommander.
FABR. Jamais un général ne va camper près de l'ennemi qu'avec l'intention de lui livrer une bataille lorsque celui-ci voudra l'accepter. Avec une telle résolution il ne court aucun danger extraordinaire, car alors il tient toujours prêts au combat ses deux premiers corps de bataille, tandis que le troisième est chargé du campement. Dans une pareille occasion, les Romains donnaient ce soin aux triaires, tandis que les hastaires et les princes restaient sous les armes. Les triaires, en effet, étant les derniers à combattre, avaient toujours le temps, lorsque l'ennemi arrivait, de laisser leur ouvrage, de prendre les armes et de se placer à leur poste. A l'exemple des Romains, vous confieriez le campement aux bataillons qui sont, comme les triaires, à la dernière ligne de votre armée.
Mais revenons aux gardes du camp.
Je ne me rappelle pas que les Anciens plaçassent pendant la nuit, à quelque distance du camp, de ces gardes avancées qu'on appelle aujourd'hui des vedettes. Ils pensaient, sans doute, que ce moyen exposait l'armée à des méprises funestes, ces gardes pouvant souvent se perdre, être séduites ou accablées par l'ennemi, et qu'il était ainsi fort dangereux de se reposer plus ou moins sur une pareille garantie. Toute la force de leurs gardes était donc dans l'intérieur de leurs retranchements où elles se faisaient avec un soin et un ordre extraordinaires, puisque tout soldat à qui il arrivait d'y manquer était puni de mort. Je ne m'arrêterai pas à vous expliquer leurs différentes règles à cet égard, ce serait vous ennuyer inutilement ; il vous est facile de vous en instruire vous-même, si par hasard vous ne vous en étiez pas occupé jusqu'à ce jour. Mais voici, en peu de mots, ce que je veux établir dans mon armée. Toutes les nuits, dans les temps ordinaires, je ferai rester sous les armes le tiers de l'armée, et, de ce tiers, le quart sera toujours sur pied et réparti sur les remparts et dans les principaux postes du camp, avec de doubles gardes à chaque angle. Les uns resteront en sentinelles, et les autres feront de continuelles patrouilles d'un bout du camp à l'autre. On observera le même ordre en plein jour, quand l'armée sera près de l'ennemi.
Je ne vous parlerai pas du mot d'ordre, de la nécessité de le renouveler tous les jours et de toutes les autres dispositions à prendre pour la garde du camp ; tout cela est connu de tout le monde ; mais il est une précaution très importante, qui prévient beaucoup de dangers lorsqu'on s'y attache avec exactitude, et peut amener de grands maux lorsqu'on la néglige ; c'est d'observer avec une extrême attention ceux qui, pendant la nuit, s'absentent du camp ou osent s'y introduire. C'est un soin qui n'est pas difficile avec l'ordre que nous sommes convenus d'établir. Car, chaque logement étant rempli par un nombre d'hommes déterminé, on voit aisément s'il s'y en trouve plus ou moins. Ceux qui sont absents sans permission, il faut les punir comme déserteurs ; et les étrangers, les interroger sur leur état, leur profession et leurs autres qualités. Cette surveillance empêche l'ennemi de pratiquer des intelligences avec vos officiers et de s'instruire de vos desseins. Sans cette attention continuelle, Claudius Néron n'aurait jamais pu, en présence d'Annibal, s'éloigner de son camp de la Lucanie, et y revenir après avoir été jusque dans les Marches, sans qu'Annibal en eût eu le moindre soupçon2.
Mais il ne suffit pas que ces règlements soient utiles par eux-mêmes, il faut encore les faire exécuter avec une grande sévérité ; car dans aucune circonstance on n'a plus besoin qu'à l'armée d'une extrême exactitude. Les lois établies pour le salut d'une armée doivent donc être très rigoureuses et exécutées sans pitié. Les Romains punissaient de mort quiconque manquait à sa garde, ou abandonnait le poste qui lui avait été assigné pour le combat ; quiconque emportait en secret quelque effet du camp ; quiconque se vantait d'une belle action qu'il n'avait pas faite combattait sans l'ordre de son général ou, par frayeur, jetait ses armes en présence de l'ennemi. Et lorsque, par hasard, une cohorte ou une légion entière s'était rendue coupable d'une pareille faute, comme on ne pouvait la faire périr tout entière, elle tirait au sort, et chaque soldat sur dix était mis à mort. La peine était ainsi infligée, de façon que, si tous n'en étaient pas frappés, tous au moins avaient à la craindre.
Comme il faut de grandes récompenses partout où les peines sont très fortes, afin que les hommes aient un égal motif de craindre et d'espérer, les Romains avaient établi un prix pour chaque belle action ; pour celui, par exemple, qui, pendant le combat, sauvait la vie à son concitoyen, qui sautait le premier dans une ville assiégée ou dans le camp ennemi, qui blessait ou tuait l'ennemi, ou le jetait de son cheval ; tous ces actes de courage étaient reconnus et récompensés par les consuls et publiquement loués de chaque citoyen. Le soldat qui avait obtenu des dons militaires pour quelqu'une de ces belles actions, outre la gloire et la considération dont il jouissait parmi ses camarades, les exposait, de retour dans sa patrie, avec pompe et appareil aux yeux de ses parents et de ses amis. Faut-il donc s'étonner de la puissance d'un peuple qui punissait ou récompensait avec une telle exactitude ceux qui, par leurs bonnes ou mauvaises actions, avaient mérité la louange ou le blâme ?
Les Romains avaient établi une peine particulière que je ne crois pas devoir passer sous silence. Lorsque le coupable était convaincu aux yeux du tribun ou du consul, ceux-ci le frappaient légèrement d'un coup de baguette, et alors il lui était permis de fuir, et aux soldats de le tuer ; chacun lui lançait des pierres ou des traits, ou l'attaquait avec d'autres armes ; il lui était difficile d'aller aussi bien loin, et très peu en échappaient. Mais ceux-ci même ne pouvaient retourner dans leur patrie sans être couverts de honte et d'ignominie, et la mort était pour eux un supplice moins rigoureux. Cette peine des Romains est en usage chez les Suisses. Ils font tuer publiquement, par leurs camarades, les soldats condamnés à mort. Cela est très sage et très bien établi. Le meilleur moyen d'empêcher un homme de défendre un coupable c'est de le charger lui-même de la punition de ce coupable. Car l'intérêt que celui-ci lui inspire et le désir de son châtiment l'agitent tout différemment, lorsque la punition est remise entre ses mains ou confiée à un autre. Si vous voulez donc que le peuple ne devienne pas le complice des coupables projets d'un citoyen, faites que le peuple soit son juge. Manlius Capitolinus peut être cité à l'appui de cette opinion. Accusé par le Sénat, il fut défendu par le peuple jusqu'à ce que le peuple devînt son juge ; dès qu'il fut l'arbitre de sa destinée, il le condamna à mort. Ce genre de peine est donc très propre à prévenir les séditions et à maintenir l'exécution de la justice. Comme la crainte des lois ou des hommes n'est pas un frein assez puissant pour les soldats, les Anciens y joignaient l'autorité de Dieu. Ils faisaient donc jurer à leurs soldats, au milieu de tout l'appareil des cérémonies religieuses, de rester fidèles à la discipline militaire. Ils cherchaient par tous les moyens possibles à fortifier en eux le sentiment de la religion, afin que tout soldat qui violerait son devoir eût à craindre, non seulement la vengeance des hommes, mais encore la colère des dieux.
BAT. Les Romains souffraient-ils qu'il y eût des femmes dans leurs armées, ou que le soldat s'amusât à tous ces jeux qu'on autorise aujourd'hui ?
FABR. L'un et l'autre étaient, chez eux, sévèrement défendus ; et cette défense n'était pas très difficile à maintenir. Ils avaient tant d'exercices ou publics ou particuliers qui tenaient le soldat constamment occupé qu'il ne lui restait pas le temps de songer au jeu ou à l'amour, et à tous les autres amusements de nos soldats oisifs et indisciplinés.
BAT. Cela suffit. Mais dites-moi quelle était leur manière de lever le camp ?
FABR. La trompette générale sonnait trois fois. Au premier son, on levait les tentes et on pliait bagages ; au second, on changeait les bêtes de somme ; au troisième, l'armée se mettait en mouvement dans l'ordre que j'ai déjà expliqué, les équipages derrière chaque corps de l'armée et les légions au centre. Ainsi vous ferez d'abord partir une brigade auxiliaire, ensuite ses équipages particuliers, et le quart des équipages publics qui aurait été logé tout entier dans l'un des quatre espaces que j'ai destinés dans le camp aux équipages. Il serait convenable d'assigner à chaque brigade un de ces quartiers afin qu'au moment de décamper, chacun de ceux qui l'occupent sût quelle brigade il devait suivre ; et chaque brigade, suivie de ses équipages particuliers et du quart des équipages publics, marchera dans l'ordre que j'ai expliqué en parlant de l'armée romaine.
BAT. Les Romains avaient-ils d'autres règles de campement que celles dont vous venez de nous entretenir ?
FABR. Je vous répète que les Romains voulaient constamment conserver la forme de leur camp ; toutes les autres considérations cédaient à celle-là. Mais il y a deux points qu'ils ne perdaient jamais de vue : ils cherchaient toujours un lieu sain, et tâchaient de ne jamais courir le risque d'être assiégés par l'ennemi ou de se voir couper l'eau et les vivres ; pour éviter les maladies, ils s'éloignaient des lieux marécageux et exposés à des vents contagieux. Ils reconnaissaient ce danger moins à la qualité du terrain qu'au teint des habitants ; quand ils les voyaient d'une mauvaise couleur, asthmatiques ou attaqués de quelque autre maladie, ils portaient leur camp ailleurs. Pour ne pas courir le risque d'être assiégé, il faut examiner de quel côté et dans quel lieu sont vos amis ou vos ennemis, et juger par là ce que vous avez à craindre. Un général doit donc parfaitement connaître toutes les positions d'un pays, et avoir autour de lui des hommes qui en soient également instruits.
On évite les maladies et la famine en assujettissant l'armée à un régime réglé. Si vous voulez conserver la santé de vos soldats, vous les forcerez de toujours coucher sous la tente ; vous choisirez pour camper des lieux qui leur offrent de l'ombre et leur fournissent du bois pour cuire leur nourriture. Vous ne les ferez pas marcher par la grande chaleur ; vous aurez donc soin pendant l'été de décamper avant le jour. Pendant l'hiver, qu'ils ne se mettent en marche au milieu des glaces et des neiges que lorsqu'ils auront les moyens de trouver du feu pour se réchauffer ; qu'ils soient toujours bien vêtus et qu'ils ne boivent jamais des eaux malsaines. Ayez toujours auprès de vous des médecins pour soigner ceux qui tombent malades ; car il n'y a rien à espérer d'un général qui a également à combattre et les maladies et l'ennemi. Mais le meilleur moyen de maintenir la santé des soldats, ce sont les exercices ; aussi les Anciens exerçaient-ils leurs armées tous les jours. Voyez donc quel est le prix de ces exercices ; dans le camp ils vous donnent la santé, et au combat la victoire.
Il ne suffit pas, pour prévenir la famine, d'empêcher l'ennemi de vous couper les vivres, il faut encore faire dans votre camp d'abondantes provisions et empêcher le gaspillage. Ayez donc toujours à la suite de votre armée des vivres pour un mois ; que vos alliés soient obligés de vous en apporter tous les jours ; établissez des magasins dans quelqu'une de vos places fortes et dispensez vos provisions avec une telle économie que chaque soldat n'en ait chaque jour qu'une mesure raisonnable. Que cette partie de l'administration militaire soit l'objet de toute votre attention, car avec le temps on peut triompher de tout à la guerre, mais la faim seule avec le temps triomphe de vous. Jamais un ennemi qui peut vous vaincre par la faim ne cherchera à vous vaincre par le fer ; si sa victoire alors n'est pas si honorable, elle est plus certaine et plus assurée. C'est un danger inévitable pour toute armée qui n'est pas guidée par l'esprit de justice, et qui consomme ses vivres sans mesure et au gré de son caprice. L'injustice empêche l'arrivée de toutes vos provisions, et le gaspillage les rend inutiles. Les Anciens voulaient que chaque soldat consommât à la fois et dans le même temps toute la portion qui lui était assignée, car l'armée ne mangeait que lorsque le général prenait son repas. L'on sait assez ce qu'il en est à cet égard dans les armées modernes ; loin d'offrir comme les Anciens des modèles d'économie et de sobriété, elles sont au contraire des écoles de licence et d'ivrognerie.
BAT. Lorsque vous avez commencé de nous parler du campement, vous nous avez dit que vous ne vouliez pas, comme jusqu'alors, opérer sur deux brigades, mais sur quatre, afin de nous apprendre à faire camper une armée complète. J'ai à cet égard deux questions à vous faire : comment tracerai-je mon camp pour des troupes plus ou moins nombreuses ? Enfin, à quel nombre croyez-vous qu'il faille porter une armée pour combattre toute espèce d'ennemi ?
FABR. Je réponds à votre première question, que si l'armée est plus ou moins forte de quatre ou six mille hommes, on ajoute ou on retranche à proportion des rangs de logements, et cette proportion croissante ou décroissante peut ainsi aller à l'infini. Cependant, lorsque les Romains réunissaient leurs deux armées consulaires, ils formaient deux camps qui se joignaient par les derrières. Quant à votre seconde question, je vous observe que l'armée romaine, composée dans les temps ordinaires de vingt-quatre mille hommes environ, n'était jamais portée, dans les plus grands dangers de la république, au-delà de cinquante mille hommes. Ce fut une pareille armée que les Romains envoyèrent au-devant de deux cent mille Gaulois qui attaquèrent l'Italie après la première guerre punique ; et ils n'opposèrent pas à Annibal des forces plus nombreuses. Il est à remarquer que les Romains et les Grecs n'ont jamais fait la guerre qu'avec des armées peu considérables, mais qui avaient pour elles l'art et la discipline ; les peuples de l'Orient et de l'Occident l'ont toujours faite au contraire par le nombre. Le mobile des Occidentaux était leur impétuosité naturelle ; celui des Orientaux, leur profonde obéissance pour leur monarque. Ces deux mobiles n'existant point dans la Grèce ni dans l'Italie, il a fallu recourir à la discipline dont la puissance est tellement invincible que par elle un petit nombre a pu triompher de la fureur et de l'acharnement d'une immense multitude. Comme nous voulons imiter les Grecs et les Romains, notre armée ne sera donc pas portée au-delà de cinquante mille hommes s'il n'est pas même avantageux de resserrer ce nombre, car la multitude n'amène que la confusion et détruit tous les avantages de la discipline et des exercices ; et Pyrrhus avait coutume de dire qu'avec quinze mille hommes il se chargeait de conquérir le monde. Mais passons à une autre question.
Nous avons fait gagner une bataille à notre armée et parlé des accidents divers qui peuvent survenir pendant le combat ; nous l'avons ensuite mise en marche, et prévu tous les dangers qu'elle peut rencontrer sur sa route ; enfin nous l'avons établie dans un camp où nous allons nous reposer un peu de tant de fatigues, et parler des moyens de terminer la guerre : c'est là, en effet, le moment et le lieu de semblables entretiens, surtout s'il reste encore des ennemis en campagne, si l'on a à craindre des villes suspectes ou ennemies et qu'on soit dans le cas de s'assurer des unes et d'attaquer les autres. Il faut vous parler de ces divers objets et surmonter toutes ces difficultés avec la même gloire que nous avons combattu jusqu'ici. Nous allons donc nous occuper de cas particuliers.
Si plusieurs peuples se déterminent à des opérations funestes à eux-mêmes, et utiles pour vous, comme chasser une partie de leurs concitoyens, ou abattre les fortifications de leurs villes, il faut tellement les aveugler sur vos projets qu'aucun d'eux ne pense que vous êtes occupé de lui et que, négligeant de se protéger les uns les autres, ils soient successivement tous écrasés ; ou bien il faut leur imposer vos conditions à tous en un même jour ; chacun se croyant le seul frappé ne songera qu'à obéir et non à résister, et tous seront ainsi soumis sans qu'il en résulte aucun trouble. Si vous suspectez la fidélité de quelque peuple, et que vous vouliez vous en assurer en l'attaquant à l'improviste, le plus sûr moyen de couvrir vos desseins est de communiquer à ce peuple quelque autre projet pour lequel vous réclamerez son assistance, et de paraître vous occuper de tout autre chose que de ce qui le concerne ; ne pensant point alors que vous vouliez l'attaquer, il ne se mettra pas sur ses gardes et vous pourrez sans peine accomplir vos desseins.
Quand vous soupçonnez qu'il y a dans votre armée un traître qui avertit l'ennemi de vos projets, il faut tirer partie de sa perfidie, lui communiquer quelque entreprise à laquelle vous êtes loin de penser, et lui cacher celle que vous méditez ; feindre des craintes sur quelque dessein qui ne vous donne aucune inquiétude et dissimuler vos craintes véritables ; par là, l'ennemi croyant avoir pénétré votre pensée, se portera à quelque mouvement prévu d'avance et tombera ainsi dans le piège que vous lui aurez tendu.
Si vous voulez, comme dit Claudius Néron, diminuer votre armée pour envoyer du secours à quelque allié sans que l'ennemi s'en aperçoive, vous aurez soin de ne pas resserrer votre camp, de maintenir les mêmes rangs et les mêmes drapeaux, enfin de ne changer en rien le nombre des gardes et des feux. Si vous voulez au contraire cacher à l'ennemi que vous venez de recevoir des nouvelles troupes, vous vous garderez d'augmenter l'étendue de votre camp. L'on voit que, pour ces divers stratagèmes, l'habitude du secret est de la plus haute importance. Aussi Metellus, faisant la guerre en Espagne, répondit-il à quelqu'un qui lui demandait ce qu'il ferait le lendemain : « Si ma chemise en était instruite, je la brûlerais sur-le-champ. » Un homme de l'armée de Crassus lui demandait quand il ferait lever le camp. « Vous croyez donc être le seul, lui dit-il, qui n'entendrez pas la trompette ? »
Pour pénétrer les secrets de l'ennemi et connaître ses dispositions, quelques généraux lui ont envoyé des ambassadeurs accompagnés d'habiles officiers, déguisés en valets, qui, saisissant cette occasion d'examiner son armée, d'en observer le fort et le faible, ont donné les moyens de le vaincre ; d'autres ont exilé un de leurs confidents qui, se retirant chez l'ennemi, a pu découvrir et transmettre tous ses desseins : les prisonniers servent également à faire connaître les projets de l'ennemi. Marius, dans la guerre contre les Cimbres, voulant s'assurer de la fidélité des Gaulois cisalpins, alliés du peuple romain, leur envoya des lettres cachetées et d'autres ouvertes ; dans celles-ci, il leur recommandait de n'ouvrir les autres qu'à une époque déterminée, mais, les leur ayant redemandées avant cette époque, il vit qu'elles avaient été décachetées et qu'il ne pouvait compter sur eux.
D'autres généraux, au lieu d'aller au-devant de l'ennemi qui venait les attaquer, ont été porter la guerre dans son pays, afin de le forcer à revenir pour arrêter leurs ravages : ce moyen a très souvent réussi. Par là le soldat se forme à la victoire ; il acquiert de la confiance et du butin, tandis que l'ennemi, s'imaginant que la fortune lui est devenue contraire, commence à perdre courage. Cette diversion est très utile, mais elle ne peut avoir lieu que lorsque votre pays est plus fortifié que celui que vous attaquez, autrement elle vous perdrait. Souvent un général, assiégé dans son camp, a dû son salut au parti qu'il a pris d'entamer des négociations et de s'assurer une trêve de quelques jours ; la surveillance de son adversaire s'est alors ralentie, et profitant de cette négligence, il a pu ainsi sauver son armée. C'est par ce moyen que Sylla échappa deux fois très heureusement, et qu'Asdrubal trompa en Espagne les desseins de Claudius Néron qui le tenait assiégé. Dans une pareille circonstance, vous pouvez encore faire quelque mouvement qui tienne l'ennemi en suspens, soit en l'attaquant avec une partie de vos forces, de manière qu'attirant de ce côté toute son attention vous ayez le temps de sauver le reste de votre armée, soit en faisant naître quelque événement imprévu dont la nouveauté le tienne dans l'incertitude et l'embarras. C'est le parti que prit Annibal qui, étant investi par Fabius, attacha pendant la nuit des fascines aux cornes de plusieurs troupeaux de bœufs et y fit mettre le feu ; ce spectacle inattendu fixa toute l'attention de Fabius, et il ne pensa pas à fermer tous les autres passages à Annibal.
Un général doit chercher par-dessus tout à diviser les forces qu'il a à combattre, soit en rendant suspects au général ennemi les hommes dans lesquels il se fie davantage, soit en lui donnant quelque raison de séparer ses troupes et d'affaiblir ainsi son armée. Dans le premier cas, il ménagera les intérêts de quelques amis de son adversaire, fera respecter, pendant la guerre, leurs possessions, et leur renverra sans rançon leurs enfants ou leurs amis prisonniers. Annibal ayant fait brûler toutes les campagnes autour de Rome n'épargna que les possessions de Fabius. Coriolan, arrivé aux portes de Rome avec son armée, respecta les biens des nobles, et fit brûler et saccager ceux du peuple. Metellus, dans la guerre contre Jugurtha, engageait tous les ambassadeurs que lui envoyait celui-ci à remettre leur maître entre ses mains ; et dans les lettres qu'il leur écrivait ensuite, il ne les entretenait que de ce même projet. Par ce moyen, tous les conseillers de Jugurtha devinrent suspects à ce prince, et il les fit successivement périr. Annibal s'étant réfugié chez Antiochos, les ambassadeurs romains eurent avec lui des conférences si intimes en apparence qu'Antiochos en fut inquiet, et Annibal n'eut plus aucune part à sa confiance.
Le plus sûr moyen de diviser les forces de l'ennemi est d'attaquer son pays ; il sera forcé d'aller le défendre et d'abandonner ainsi le théâtre de la guerre. C'est le parti que prit Fabius, qui avait à soutenir les forces réunies des Gaulois, des Étrusques, des Ombriens et des Samnites. Titus Dimius, étant en présence d'un ennemi supérieur en forces, attendait une légion à qui celui-ci voulait fermer le passage ; Dimius, pour prévenir ce dessein, répandit le bruit dans toute son armée qu'il livrerait bataille le lendemain, et fit en sorte que quelques-uns de ses prisonniers eussent l'occasion de s'échapper. Ceux-ci ayant répandu cette nouvelle dans leur camp, l'ennemi, pour ne pas diminuer ses forces, renonça au projet d'aller attaquer la légion qui arriva sans obstacle au camp de Dimius. Il s'agissait ici, non pas d'affaiblir les forces de son adversaire, mais d'augmenter les siennes propres.
Plusieurs généraux ont laissé à dessein l'ennemi pénétrer dans leur pays et s'emparer de quelques places fortes, afin qu'étant obligé de mettre des garnisons dans ces villes, et d'affaiblir ainsi ses forces, ils pussent plus aisément l'attaquer et le vaincre. D'autres généraux, méditant d'envahir une province, ont su feindre d'avoir des vues sur une autre ; et, tombant subitement sur celle où on les attendait le moins, ils s'en sont emparé avant qu'on eût été à portée de la secourir ; car l'ennemi, ignorant si vous n'avez pas l'intention de revenir sur le point que vous aviez d'abord menacé, se voit obligé et de ne point abandonner celui-ci, et de secourir celui-là, et ne peut ainsi défendre bien ni l'un ni l'autre.
Un point bien important pour un général c'est de savoir habilement étouffer un tumulte ou une sédition qui se seraient élevés parmis ses troupes. Il faut, pour cet effet, châtier les chefs des coupables, mais avec une telle promptitude que le châtiment soit tombé sur leur tête avant qu'ils aient eu le temps de s'en douter. S'ils sont éloignés de vous, vous manderez en votre présence, non seulement les coupables, mais le corps entier, afin que, n'ayant pas lieu de croire que ce soit dans l'intention de les châtier, ils ne cherchent pas à s'échapper et viennent, au contraire, d'eux-mêmes, se présenter à la peine. Si la faute a été commise sous vos yeux, il faut vous entourer de ceux qui sont innocents et, avec leur secours, punir les coupables. S'il s'est élevé un esprit de discorde parmi vos troupes, envoyez-les au danger, une peur commune les tiendra réunies.
Au reste, le véritable lien d'une armée, c'est la considération dont le général y jouit, qu'il ne doit jamais qu'à ses talents, et qu'il espérerait en vain de sa naissance ou de son autorité. Le premier devoir d'un général est d'assurer également la solde et les châtiments de son armée ; car, sans la solde, c'est en vain qu'il voudrait punir. Comment, en effet, empêcher un soldat de voler lorsqu'il n'est pas payé et qu'il n'a que ce moyen de soutenir sa vie ? Mais, si en ayant soin que la solde ne manque jamais à l'armée, l'on ne maintient pas la sévérité des peines, le soldat devient insolent et perd tout respect pour son général ; celui-ci n'a plus aucun moyen de maintenir son autorité, et de là naissent les haines et les séditions qui sont la ruine d'une armée.
Les anciens généraux avaient à vaincre une difficulté qui n'existe pas pour les généraux modernes ; c'était d'interpréter à leur avantage les présages sinistres. S'il tombait la foudre sur l'armée, s'il arrivait une éclipse de lune ou de soleil, ou quelque tremblement de terre ; si le général tombait en montant ou en descendant de cheval, tous ces accidents étaient défavorablement interprétés par les soldats, et ils en concevaient tant de frayeur que si, dans ce moment, on les eût conduits au combat, on devait s'attendre à une défaite. Les généraux devaient alors expliquer ces accidents comme des effets naturels, ou les interpréter à leur avantage. César, étant tombé au moment où il débarquait en Afrique, s'écria : Je te tiens, Afrique ! D'autres sont parvenus à expliquer à leurs soldats les causes des éclipses de lune ou des tremblements de terre. De pareilles circonstances ne se présentent plus de nos jours, soit que nos soldats soient moins superstitieux, soit que notre religion écarte de notre esprit de semblables frayeurs ; mais s'il survenait, par hasard, quelque événement de cette nature, il faut alors se conduire d'après l'esprit de ces anciens généraux.
Si l'ennemi, poussé à un coup de désespoir par la faim ou quelque autre nécessité semblable, ou un aveugle esprit de fureur, vient sur vous pour vous combattre, restez dans votre camp et différez le combat le plus longtemps que vous pourrez ; c'est le parti que prirent les Lacédémoniens contre les Messéniens, et César contre Afranius et Petreius. Le consul Fulvius, faisant la guerre contre les Cimbres et ayant, pendant plusieurs jours, engagé des escarmouches de cavalerie, observa que l'ennemi sortait toujours de son camp pour le poursuivre ; il posa en conséquence une embuscade derrière le camp des Cimbres, fit attaquer de nouveau par sa cavalerie qui fut encore poursuivie par l'ennemi, et alors ceux qui étaient en embuscade fondirent sur le camp et le mirent au pillage.
Deux armées étant en présence, un général a souvent envoyé ravager son propre pays en donnant à quelques-unes de ses troupes des drapeaux semblables à ceux de l'ennemi ; celui-ci, trompé pas l'apparence, est venu pour aider ces troupes et partager leur butin ; et le désordre se mettant ainsi dans ses rangs, il a été aisément vaincu : c'est un stratagème qui a souvent réussi, et particulièrement à Alexandre, roi d'Épire, dans la guerre contre les Illyriens ; et à Leptène de Syracuse contre les Carthaginois.
D'autres généraux, affectant une fausse peur, ont abandonné leur camp rempli de viandes et de vins, laissant ainsi à l'ennemi le moyen de boire et manger sans mesure ; et lorsque celui-ci s'en était rempli avec excès, ils sont revenus sur lui et en ont fait un grand carnage. Tamiris attaqua de cette manière Cyrus, et Gracchus les peuples de l'Espagne. Quelques-uns enfin ont empoisonné ces mêmes vivres afin d'être plus sûrs de la victoire.
Je vous ai déjà fait observer que je n'avais pas remarqué que les Anciens tinssent pendant la nuit, hors de leur camp, des gardes avancées ; je crois que leur motif était de prévenir tous les dangers qui pouvaient en résulter. En effet, souvent même, pendant le jour, des vedettes posées en avant pour observer l'ennemi ont causé la ruine d'une armée ; car si, par hasard, elles sont tombées entre ses mains, il leur a fait faire par force le signal convenu pour appeler leurs propres troupes qui, arrivant aussitôt, ont été prises ou égorgées.
Il importe souvent de tromper l'ennemi en changeant vos habitudes, car alors il se perd en se réglant sur celles que vous aviez affectées. C'est ainsi qu'un général qui avait coutume de faire annoncer l'arrivée de l'ennemi, la nuit par des feux, et le jour par de la fumée, fit faire tout à coup, sans interruption, beaucoup de feu et de fumée, qu'il éteignit à l'arrivée de l'ennemi ; celui-ci, s'avançant sans apercevoir le signal de sa présence, crut qu'il n'était pas découvert, et, dans cette confiance, marchant sans aucune précaution, il fut mis sans peine en déroute. Memnon de Rhodes, voulant faire abandonner à l'ennemi une position très forte, lui envoya un faux transfuge qui l'assura que l'armée de Memnon était en révolte et se débandait en grande partie ; et celui-ci, pour le confirmer dans cette opinion, fit naître, à dessein, quelques tumultes dans son propre camp ; l'ennemi alors s'avança avec confiance pour l'attaquer et fut complètement battu.
Il ne faut jamais pousser son ennemi au désespoir, c'est une règle que pratiqua César dans une bataille contre les Germains : s'apercevant que la nécessité de vaincre leur donnait de nouvelles forces, il leur ouvrit un passage et aima mieux avoir la peine de les poursuivre que de les vaincre avec danger sur le champ de bataille. Lucullus, ayant remarqué que quelques cavaliers macédoniens passaient du côté de l'ennemi, fit aussitôt sonner la charge, et ordonna au reste de son armée de les suivre ; l'ennemi crut alors que Lucullus voulait engager le combat, et fondit avec une telle impétuosité sur ces cavaliers macédoniens que ceux-ci furent obligés de se défendre et, au lieu de déserter, combattirent avec vigueur.
Il est encore fort important de d'assurer, avant ou après la victoire, une ville dont la fidélité est suspecte. On peut, à cet égard, imiter quelques-uns des exemples suivants. Pompée, se défiant de la fidélité des habitants de Catina (Catane), les pria de recevoir dans leurs murs quelques malades de son armée et leur envoya sous ce déguisement quelques-uns de ses plus intrépides soldats qui s'emparèrent de la ville. Publius Valerius, ayant de semblables soupçons sur les habitants d'Épidaure, les fit appeler à une cérémonie religieuse qui avait lieu dans un temple hors des murs de la ville et, lorsque tout le peuple fut sorti, il ne laissa rentrer que ceux dont il n'avait rien à craindre. Alexandre le Grand, près de partir pour l'Asie, voulant s'assurer de la Thrace, emmena avec lui tous les princes du pays, à qui il donna des emplois dans son armée, et il les fit remplacer par des hommes sans considération. Il maintint ainsi ces grands dans la fidélité à son service, en leur donnant un traitement considérable, et le peuple dans l'obéissance, en éloignant de lui tous ceux qui auraient pu le pousser à la rébellion.
Au reste, le meilleur moyen de se gagner les peuples est de leur donner des exemples de justice et de modération. C'est ainsi que Scipion, étant en Espagne, rendit à son père et à son mari une jeune fille extrêmement belle, et réussit par là, beaucoup plus que par les armes, à conquérir tous les cœurs espagnols. César, ayant fait payer le bois qu'il avait fait couper dans la Gaule pour faire une palissade autour de son armée, acquit une grande réputation de justice qui lui facilita la conquête du pays. Il me semble que je n'ai plus rien à ajouter aux diverses considérations que je viens de développer, et que j'ai épuisé tout ce qu'il y a à dire sur les différentes circonstances où peut se trouver une armée. Il me reste à vous parler de la manière d'attaquer et de défendre les places fortes ; si je ne vous ennuie pas trop, je m'étendrai volontiers sur cette dernière partie de l'art de la guerre.
BAT. Votre bonté est si grande que vous satisfaites à tous nos désirs sans nous laisser la crainte d'être indiscrets, puisque vous nous offrez généreusement ce que nous n'oserions vous demander. Je dois seulement vous dire que vous ne pouvez nous faire un plus grand plaisir et nous rendre un plus grand service que de poursuivre cet entretien. Mais, avant de passer à une question, je vous prie de m'éclaircir un doute. Vaut-il mieux continuer la guerre pendant l'hiver, comme on fait aujourd'hui, ou tenir la campagne pendant l'été seulement, en prenant, à l'exemple des Anciens, des quartiers d'hiver.
FABR. Sans votre sage observation, j'oubliais une considération importante qui mérite d'être examinée. Je vous répète que les Anciens faisaient tout avec plus de sagesse et mieux que nous ; et si nous errons quelquefois dans les autres affaires de la vie, à la guerre nous errons toujours complètement. Rien de plus dangereux et de plus imprudent que de faire la guerre pendant l'hiver ; et beaucoup plus dangereux pour l'agresseur que pour celui qui attend l'attaque. En voici la raison. Tout le soin qu'on donne à la discipline militaire a pour but d'ordonner une armée pour livrer bataille à l'ennemi. C'est là le principal objet d'un général, puisque du résultat d'une bataille dépend le succès de la guerre. Celui qui sait donc le mieux ordonner son armée et la tenir la mieux disciplinée a le plus d'avantage le jour d'une bataille et le plus d'espérance de vaincre ; d'un autre côté, il n'y a pas de plus grand obstacle au succès des manœuvres militaires que les terrains inégaux, ou les temps de pluie ou de gelée, parce que les terrains inégaux ne vous permettent pas de déployer vos rangs selon les règles de la tactique, et que vous ne pouvez dans les temps froids et humides réunir vos troupes et vous présenter en masse à l'ennemi ; que vous êtes obligé, au contraire, de loger sans ordre, à de grandes distances, et de vous régler d'après les villages, les châteaux et les fermes où vous cantonnez, ce qui rend inutile toute la peine que vous avez prise pour exercer votre armée. Ne soyez pas surpris, au reste, qu'on fasse à présent la guerre pendant l'hiver ; comme il n'y a aucune discipline dans nos armées, on ne connaît pas le danger de ne pas tenir réunis tous les corps de l'armée, et l'on ne s'inquiète pas de négliger des exercices et une discipline dont on n'a aucune idée. On devrait réfléchir pourtant à quels risques on s'expose en tenant la campagne pendant l'hiver, et se rappeler qu'en l'an 1503, ce fut l'hiver seul et non les Espagnols qui détruisit les Français sur le Garigliano. Et dans cette guerre, comme je vous l'ai déjà dit, c'est l'assaillant qui a le plus de désavantages et qui souffre le plus des injures du temps lorsqu'il a porté la guerre dans le pays ennemi. S'il veut tenir ses troupes réunies, il doit supporter toutes les rigueurs du froid et des pluies excessives ; ou s'il craint ces inconvénients, il sera forcé de séparer les différents corps de son armée. Mais, comme celui qui l'attend est maître de choisir son poste, qu'il peut réunir des troupes fraîches en un instant et fondre ainsi à l'improviste sur un corps isolé, il n'aura aucun moyen de résister à une pareille attaque. Telle fut la cause de la défaite des Français, et tel sera le sort de tous ceux qui attaqueront pendant l'hiver un ennemi qui ne manquera pas d'habileté. Que celui donc qui ne veut tirer aucun parti des forces, de la discipline, des manœuvres et du courage d'une armée fasse la guerre pendant l'hiver. Comme les Romains, au contraire, voulaient que tous ces avantages qu'ils mettaient tant de soins à acquérir ne leur fussent pas tout à fait inutiles, ils évitaient la guerre d'hiver, comme la guerre de montagnes et toute autre guerre qui ne leur eût pas permis de déployer leurs talents militaires et toute leur valeur. Je n'ai plus rien à ajouter sur cette question et je vais vous entretenir de l'attaque ou de la défense des places fortes, des postes militaires, et vous développer mon système de fortification.