AU matin, Jodi se réveilla seule, baignée d’une chaleur dorée.
— Alfredia veut vous voir, cria une voix derrière la porte. Elle demande si vous comptez rester une nuit de plus ?
Jodi était nue, il planait dans la chambre une légère odeur de sexe. Sous elle, les draps étaient froissés : celui du dessus traînait au sol et celui du dessous était défait, révélant les alvéoles du matelas.
Deuxième jour, c’était déjà le deuxième jour. Impossible de décoller la tête de l’oreiller. Elle testa ses autres membres. Ses jambes se délièrent, son bras se tendit, perturbant la danse des grains de poussière, les envoyant tourbillonner loin de la fenêtre. Mais sa tête resta appuyée contre l’oreiller rêche. Le réveil digital clignotait : 11:32, 11:32, 11:33. Aucun bruit ne venait de la chambre voisine.
Sans bouger la tête, Jodi prit une cigarette sur la table de nuit. À l’extérieur, elle entendit grincer les roues du chariot de la femme de ménage, la rumeur étouffée de sa radio :“En ce jour, le jour du Seigneur, 25 juillet 2007…”
Une voiture traversa le parking à toute allure, projetant un rai de lumière sur le papier peint fleuri. Jodi repensa au spasme électrique qui advenait chaque soir dans la chambre de sûreté. À Atlanta, elle était restée trois semaines en détention provisoire. Elle avait dix-sept ans, elle était terrifiée, agrippée aux barreaux métalliques de son lit, entourée de toxicos malades, de prostituées en plein delirium tremens. La nuit, après la dernière ronde des gardes, le silence s’abattait sur la prison. Un silence à vous faire craindre de ne jamais plus entendre aucun bruit. Et soudain, du tréfonds des tunnels en béton, s’élevait un cri.
Jodi ignorait qui était à l’origine de ce cri, peut-être y avait-il plusieurs crieurs, tout ce qu’elle savait, c’était qu’un cri retentissait chaque soir et qu’elle l’attendait. Pendant que les gardes arpentaient la prison, évoquant les beignets au citron de chez Stella’s, la largeur et la rondeur du cul de la nouvelle aide-soignante, elle attendait, et sitôt que le silence se faisait, elle se mettait à compter. Elle comptait les minuscules points lumineux qui apparaissaient quand elle clignait des yeux. Elle comptait les respirations des autres filles. Elle fermait les yeux pour sonder la profondeur de l’obscurité. Au cœur de la noirceur, elle apercevait des lumières. Elle voyait l’éclat orangé de la cigarette d’Effie – l’odeur du tabac était plus intense que celle des cigarettes industrielles de sa mère – et aussi son visage, ses rides semblables à des balafres, le dentier blanc entre ses lèvres minces.
Jodi comptait, parfois jusqu’à 2 000, et soudain elle l’entendait. Le cri – plus bestial que tout ce qu’elle avait pu entendre dans la montagne. Le cri, suivi du grésillement des haut-parleurs et d’un spasme électrique tandis que s’allumaient tous les néons de la prison.
UNE fraîcheur intense planait dans le bureau d’Alfredia. Les clochettes de la porte vitrée tintèrent et une nappe d’air froid s’éleva vers Jodi, l’attirant à l’intérieur. Les rideaux couvraient presque entièrement les fenêtres en façade ; on entendait seulement la rumeur des voitures qui passaient. La pièce sentait les cigarettes aux clous de girofle.
— Vous comptez rester dans la 232 ?
Deux épais traits d’eye-liner vert réhaussaient les paupières d’Alfredia.
Jodi hocha la tête.
— Ce soir, au moins.
Alfredia se mit à griffonner dans le registre.
— Trente-sept dollars, dit-elle.
Un jeu de tarot reposait sur un coin du bureau en chêne. Trois cartes étaient retournées : deux amants nus, une tour frappée par la foudre et une lune éclatante. Alfredia vit Jodi les regarder lorsqu’elle lui tendit les billets.
— Cinquante dollars pour vous tirer les cartes.
Jodi déclina la proposition.
— Vous connaissez la fille de la 233 ?
Alfredia compta les billets défraîchis deux fois.
— Miranda a réglé sa note ce matin.
Quelque chose s’étrangla dans la poitrine de Jodi.
— Elle a réglé sa note ?
Alfredia ne se donna pas la peine de cacher son sourire.
— Laissez-moi deviner… Elle vous avait promis de vous emmener quelque part.
DANS Forrest Park, les feuilles dentelées des arbres projetaient leurs ombres ciselées sur le sol sablonneux. Assise sur un banc vert, Jodi regardait passer les bus dans Wauteegan Street. Toutes les trente minutes, elle apercevait la ligne rouge, le numéro 30, celui qu’Alfredia lui avait dit de prendre, mais elle n’était pas prête. Elle n’avait pas encore atteint la subtile alchimie physique qui lui donnerait le courage d’affronter Dylan, alors elle continuait de traquer les coins d’ombre en buvant de la vodka dans une brique de jus d’orange.
La seule fois où Jodi avait passé une soirée chez Dylan – Paula l’avait emmenée, le jour où elles étaient censées sauver Ricky, en juin 1989 –, la présence de ce dernier avait aspiré tout l’air de la maison. Il n’était pas corpulent, mais il transpirait la violence. Tout chez lui, jusqu’à la délicatesse de ses traits, en était imprégné. Sa femme et ses enfants l’entouraient d’une déférence subtile. Ce n’était pas tant qu’ils se recroquevillaient ; ils donnaient l’impression de ne plus vraiment être là. Ils se débrouillaient pour être les mains qui lui apportaient sa bière et sa nourriture, les bouches qui riaient à ses blagues, tandis que leur être véritable se trouvait ailleurs, à observer la scène de loin. Le seul moment où Jodi avait perçu leur présence, tous ensemble dans la pièce – Paula, Ricky, Anna et elle-même –, c’était après le dîner, quand Dylan avait sorti son violon pour jouer une mélodie lente et belle. Ils avaient écouté en silence et Jodi avait senti combien il leur était difficile de se faire à l’idée qu’un tel homme puisse produire une musique aussi exquise.
LE trajet jusqu’à Shady View dura presque une heure. De l’autre côté de la fenêtre, des lotissements s’étendaient sur les champs desséchés, bardeaux blancs, toits noirs immaculés, jamais moins de deux voitures, et toutes les trois maisons, l’éclat scintillant d’une piscine. Jodi dormit et se réveilla la gorge nouée par l’angoisse. Qu’est-ce que tu fous, bordel ? Tu croyais vraiment que cette fille allait t’aider ? Un rire retentit dans son cerveau lorsqu’elle se remémora la nuit, les tétons de Miranda qui durcissaient entre ses lèvres, son cri quand elle avait joui en serrant les poings.
Presque vide à présent, le bus s’arrêta devant le centre commercial. Le seul autre passager était une fille aux lobes déformés par des créoles. Debout dans la chaleur écrasante du parking, Jodi la regarda marcher en direction du bâtiment rutilant.
Derrière le centre commercial, le bitume perdait de son lustre et se désagrégeait en ornières poussiéreuses. Moins d’un kilomètre plus loin, les maisons flottaient sur l’horizon comme un décor de cinéma, des nuages peints à la bombe sur un ciel trop bleu. Des champs de cacahuètes s’étalaient de part et d’autre de Fairchild Road. Un souvenir palpita à la périphérie des pensées de Jodi, une impression fugace qui ne fit pas tout à fait surface.
Peut-être était-ce ce champ là-bas, ou bien celui-ci. Le champ qu’elles avaient dépassé à toute allure en cette fameuse nuit de juin.“On revient bientôt, Ricky, très bientôt, OK ?” Il y avait des melons, à l’époque. Sous le premier quart de lune, Jodi avait vu leurs formes vertes et lisses, pareils à des ventres de femmes enceintes.“On aurait pu l’emmener, j’ai une arme, tu sais”, avait-elle dit, le regard rivé sur la banquette arrière de la berline. Paula avait répondu qu’elles n’étaient pas prêtes, qu’elles ne pouvaient donner à Ricky ce dont il avait besoin dans l’immédiat. Jodi l’avait regardée conduire, serrant le volant à s’en faire blanchir les phalanges, et sur son visage, elle avait vu non pas du discernement, mais une lâcheté terrifiée.
LA modeste maison recouverte de bardeaux était maculée d’argile rouge et envahie de kudzu. La vigne s’enroulait autour des fils électriques, rampait le long des murs et traversait le jardin jusqu’à l’allée vide où jadis la Skylark de Dylan lançait des éclairs argentés. La voiture ne sortait que le week-end, cependant les enfants la lavaient ou la lustraient chaque jour de la semaine.
Jodi inspecta la maison, les stores baissés, le cendrier en verre et la chaise en métal sur le porche. L’air était immobile. À nouveau, elle jeta un œil sur l’allée vide, sentant se bousculer ses pensées et ses émotions. Avec un peu de chance, Dylan serait absent, mais Ricky ? Peut-être avaient-ils tous déménagé ?
— Bonjour ! cria-t-elle en approchant.
Dans le ciel plat et bleu, une buse à queue rousse fondit sur une proie invisible. Jodi la suivit des yeux et se remémora Ricky ce soir de juin. Il lui avait chuchoté quelque chose à propos de sa cachette en hauteur. Anna préparait le dîner dans la cuisine, Dylan et Paula discutaient sur le porche en fumant des cigarettes.“T’es la meilleure amie de Paula ?” avait demandé Ricky. Jodi avait souri et hoché la tête.“Tu veux voir un truc secret ?” Il l’avait prise par la main pour l’entraîner dehors, puis il avait longé la clôture, s’arrêtant devant un gigantesque chêne.“N’en parle à personne”, avait dit Ricky en se hissant dans l’arbre. Jodi l’avait suivi, s’accrochant tant bien que mal aux branches. Soudain elle avait entendu un battement d’ailes et levé les yeux sur un énorme corbeau qui les observait, perché au sommet du chêne. Ricky avait tendu le bras, le poignet encore enflé et sanguinolent là où Dylan l’avait attaché à la chaise. L’oiseau s’était posé sur son épaule. Voyant Ricky avec cet animal domestique incongru, Jodi s’était rappelé sa jeunesse sauvage et solitaire, avec pour seule compagnie les animaux de la montagne et sa grand-mère recluse.“Je te présente Darling. Je l’ai trouvée dans les herbes hautes quand elle était bébé et depuis, elle m’apporte des trucs.” Le corbeau était resté sur son bras lorsqu’il avait grimpé tout en haut de l’arbre pour montrer à Jodi le nid plein de babioles brillantes : des morceaux d’aluminium, des languettes de canettes de bière, une chaîne de montre, des billes en verre et quelques bagues. Vue de là-haut, la maison de Dylan et Anna paraissait encore plus petite, inoffensive. Jodi avait eu l’impression de pouvoir respirer pour la première fois depuis son arrivée.“Elle m’apporte quelque chose de nouveau tous les jours.” L’énorme oiseau noir s’était élancé et avait survolé le champ. Ricky avait souri, regardant les ailes puissantes fendre l’air.“Elle disparaît souvent, mais elle revient toujours.”
— Bonjour ?
La porte d’entrée s’entrouvrit de quelques centimètres.
Jodi se figea sur la terre craquelée devant le porche.
— Qu’est-ce que vous voulez ?
C’était la voix d’Anna, rauque et voilée par la fumée.
Jodi colla sa langue à l’intérieur de sa joue. Elle essaya de retrouver la bouffée d’énergie que lui avait instillée la vodka, mais tout avait disparu.
— Panne de voiture ? demanda Anna d’une voix quelque peu radoucie.
Jodi secoua la tête.
— Non madame, pas du tout. Je travaille pour le département de la santé et des services sociaux.
Elle monta les marches.
La porte s’ouvrit un peu plus, mais Jodi ne pouvait toujours pas voir à l’intérieur. Elle s’attendit à entendre approcher Dylan puis, rien ne venant, elle prit une profonde inspiration et se jeta à l’eau.
— Je suis bien au domicile de Patrick Dulett ?
— Ouais.
— Vous devez être sa mère, Anna Dulett ? (Elle écouta le débit martial de sa voix, son ton assuré et impersonnel.) Je suis la nouvelle assistante sociale de Ricky. J’ai juste besoin de lui parler quelques instants.
— Il est pas là.
— Ah.
Jodi hésita et s’humecta les lèvres, le temps de changer de tactique. Elle transféra son poids d’une jambe à l’autre, faisant grincer les lattes du porche.
— Puis-je parler à Dylan Dulett ?
La porte s’ouvrit un peu plus avant de repartir dans le sens inverse, manquant se refermer.
— C’est pas vous que Ricky a vue la dernière fois qu’on est allés aux services sociaux, dit Anna. Et ils ont jamais envoyé quelqu’un ici avant.
— Madame. (Jodi se retourna, scrutant la route au cas où la Skylark de Dylan apparaîtrait.) Je suis désolée de vous déranger, mais…
— Je sais pourquoi vous êtes là. Vous voulez usurper son identité.
— Non, madame.
— C’est arrivé à un homme à Sarita Springs. Quand j’ai vu ça à la télé, je me suis dit :“Aussi vrai que la terre est ronde, ils vont essayer de m’avoir.” Je vous attendais. (Elle se tut un instant, prise d’une quinte de toux grasse et gutturale.) Je savais que vous vous en prendriez à une femme comme moi. Vous devriez avoir honte de voler l’identité des gens comme ça.
— Ce n’est pas mon intention, madame. J’aimerais juste savoir où se trouve mon client.
— Je sais me protéger.
Anna cessa de parler, plus de mots, rien que sa respiration sifflante dans l’entrebâillement de la porte. La peinture écaillée de l’embrasure révélait des couches de couleur anciennes, bleu ciel, vert pâle.
— Je ne jette jamais le courrier à la poubelle. Je garde tout ici. Ricky monte les sacs au grenier et…
Jodi fit un pas en avant.
— Où est Ricky ?
La porte s’ouvrit, juste assez pour laisser apparaître un visage minuscule et parfaitement rond. Les boucles blanches d’Anna étaient plaquées contre ses joues en sueur. Elle inspecta Jodi de la tête aux pieds.
— Attendez, dit-elle en lâchant la porte. C’est pas ça du tout, en fait.
Elle sortit sur le porche, les pans de sa robe d’intérieur violette laissant échapper une odeur de talc. Quelque chose remua dans le couloir, Jodi se pencha en avant pour en avoir le cœur net, puis les paroles d’Anna captèrent son attention à nouveau.
— Je sais qui vous êtes. (Son regard croisa celui de Jodi avant de se poser quelque part juste au-dessus de son épaule.) Oh mon Dieu, je me souviens de vous.
Respire, pensa Jodi. Contente-toi de respirer.
La thérapeute disait toujours,“Comptez, respirez et suivez votre respiration”, mais Paula était étendue au sol et le sang n’arrêtait pas de couler. Toutes les serviettes de l’hôtel étaient imbibées, pourtant le sang continuait de couler.
Respire.
— Pourquoi vous êtes pas en prison ?
Anna approcha de Jodi.
— Où est Ricky ? demanda Jodi.
À nouveau, elle se retourna, persuadée d’avoir entendu des pneus crisser sur le gravier, mais la route était déserte.
Anna agita les mains, faisant trembler son mouchoir, et Jodi lui agrippa le bras.
— Dites-moi où est Ricky.
La peau d’Anna lui parut sèche et parcheminée, ses os fragiles, son corps aussi léger que celui d’un enfant.
— Je vais hurler, menaça-t-elle. Je vais hurler jusqu’à ce que quelqu’un vienne.
Jodi lui plaqua une main sur la bouche. Elle sentit la chaleur humide du souffle d’Anna et quelque chose se réveilla dans sa poitrine – la vieille rage douloureuse.
— Pourquoi vous avez jamais crié avant ? demanda-t-elle, la colère infusant ses veines comme une drogue. Pendant toutes ces années, vous avez regardé Dylan les frapper et vous n’avez jamais pensé à hurler ?
Anna se débattit et Jodi la poussa à l’intérieur de la maison.
Le couloir était sombre, la chaleur intense, empreinte d’une odeur d’urine et de lait caillé. Quand ses yeux s’habituèrent à la pénombre, Jodi perçut un mouvement à leurs pieds. Des chats. Partout dans le couloir, le va-et-vient constant de chats furtifs à poils longs… dix, non, vingt ou plus.
Leur puanteur nauséabonde et l’ambiance malsaine de la maison explosèrent dans la poitrine de Jodi. Elle poussa Anna contre le mur.
— Il est où ?
Anna se mit à trembler puis elle se détendit, s’abandonnant à la poigne de Jodi. Jodi comprit alors que Dylan avait dû la battre, elle aussi, possédé par une rage insensée semblable à celle qu’elle-même éprouvait en ce moment précis.
— Au musée.
Anna contempla le couloir.
Jodi desserra sa prise.
— Où ça ?
— Au musée de la Musique.
Jodi lâcha Anna et lissa la manche de sa robe d’intérieur.
— À Chaunceloraine ?
— Dylan le fait travailler à plein temps.
— OK, et il est où, ce musée ?
Anna ferma les yeux.
Jodi scruta l’extrémité du couloir, la cuisine obscure où trois chats dormaient entre les assiettes éparpillées sur la table en bois.
— Dylan ne me dit pas grand-chose.
Jodi reporta son attention sur Anna. Malgré ses rides et ses cheveux blancs, elle ressemblait de plus en plus à une enfant apeurée.
— Vous aviez quel âge, quand vous l’avez épousé ?
Anna n’esquissa pas le moindre geste.
— Vous avez déjà essayé de le quitter ?
Elle rouvrit les yeux et braqua son regard sur Jodi.
— Sortez, cracha-t-elle. Sortez immédiatement de chez moi.