Juillet 2007

LES deux mains agrippées à sa tasse, Miranda regarda le beignet à la confiture suinter sur l’assiette en porcelaine. La première bouchée avait percé le flanc de la pâtisserie, qui s’était mise à dégouliner de manière obscène. Maintenant Miranda était incapable de la terminer. Le sucre glace était resté collé à l’arrière de sa langue et son estomac vide ne semblait pas prêt à ingérer quoi que ce soit.

— Café ?

La serveuse se pencha par-dessus le comptoir, faisant osciller sa chaîne en or.

Miranda leva les yeux. Elle aimait ce restaurant, la rangée étroite de tables en formica, le comptoir allongé, le téléviseur tout au fond, un endroit sombre, anonyme et néanmoins chaleureux.

— Oui et euh, vous pourriez me préparer un Screwdriver, aussi ?

— Un Screwdriver ?

— Ouais, avec du jus d’orange et…

— Je sais faire un Screwdriver, ma belle.

La serveuse riait encore lorsqu’elle posa la cafetière sur la plaque chauffante.

Miranda détourna les yeux. Une course de chevaux passait à la télévision, tout ce poids sur ces pattes grêles. Le son était coupé, pourtant elle pouvait entendre leurs sabots marteler la terre dans sa tête.

Elle ouvrit son paquet de Camel. Elle n’avait plus que trois cigarettes.

Putain de merde, qu’est-ce que je fous ?

Elle voulait rester au lit avec Jodi, mais les matins étaient particulièrement difficiles. Trop de lumière, pas assez de comprimés et son manque d’assurance qui enflait au point qu’elle craigne de rester paralysée. Il fallait qu’elle bouge, et vite. Elle avait pris une douche froide, traîné sa valise à la voiture et donné le reste de ses comprimés à Alfredia. Maintenant, elle avait besoin d’un verre, après quoi elle s’en irait retrouver Lee. Malgré leur discussion la veille, elle n’avait pas réussi à lui soutirer de l’argent et le billet de dix dollars enroulé à l’intérieur de son paquet de cigarettes était tout ce qui lui restait, ça et sa carte EBT1.

Elle prit une profonde inspiration et se concentra sur sa cigarette, tâchant de penser à autre chose qu’à ses garçons. Elle aurait dû rester au lit avec Jodi. La veille, elle s’était sentie heureuse pour la première fois depuis longtemps. Elle se revit perchée sur le panneau et, plus tard, dans la chaleur sombre du lit. Les baisers au whiskey de Jodi, ses petits seins parfaits. Miranda frissonna et vit la serveuse avancer lentement vers elle avec un plateau sur lequel trônait un magnifique cocktail jaune orangé.

— Un Screwdriver pour la dame.

La serveuse débarrassa le beignet répugnant et déposa le verre givré devant Miranda, qui faillit sangloter de soulagement. La serveuse refusait de croiser son regard. Tant pis. Miranda alluma une de ses précieuses cigarettes et leva son verre. Alléluia, le Christ est ressuscité.

LA fête foraine était déserte et la chaleur s’immisçait partout dans l’air immobile. Miranda enjamba un trou dans le grillage et slaloma entre les panneaux ZOO EXOTIX et COURSES DE COCHONS, se frayant un chemin jusqu’au petit mobile home qui servait de loge à Lee. Les loges de Lee étaient devenues plus exiguës à mesure que sa popularité avait décliné, et celle-là l’était tout particulièrement. Il s’agissait plus d’un camping-car qu’autre chose, construit dans un matériau peu solide rappelant la surface d’un vieux matelas.

Miranda hésita devant la porte, craignant soudain de le trouver en charmante compagnie.

— Lee ?

Elle ouvrit et fut assaillie par un mur de silence brûlant. Le mobile home était vide. Par-dessus son épaule, elle jeta un œil au-delà de la scène. Le bus de tournée avait disparu. Putain de merde. Elle avait trop traîné dans le restaurant, à discuter avec un commandant de l’armée à la retraite qui était entré au moment où elle terminait son premier verre. Il lui en avait payé deux autres et apparemment le temps avait continué de s’écouler.

Elle resta plantée sur les marches, à fumer sa dernière cigarette, écoutant la rumeur des voitures et la musique de la fête foraine dans son dos. Elle flotta au-dessus du moment présent, s’éloignant des angles acérés de la réalité. Elle n’était pas aussi saoule qu’elle l’aurait voulu, mais elle avait assez bu pour se sentir presque libre.

Dans le mobile home, le robinet fuyait. Elle entra et traversa la pièce en trois enjambées. Sur le plan de travail à côté de l’évier, elle trouva un bas de nylon couleur chair encore tiède, comme si quelqu’un venait de le retirer. Elle s’agrippa au plan de travail, chancelante et nauséeuse.

De fait, c’était elle qui l’avait quitté, mais pas vraiment, seulement parce qu’il l’avait abandonnée une fois de trop, la reléguant chez sa tante avec les garçons, dans un petit pavillon au fond d’une impasse à Delray. Alors elle avait compris que le seul moyen d’attirer son attention était de le quitter. Elle n’était pas partie loin, pas plus loin que Chaunceloraine. Il l’avait rattrapée presque aussitôt, reprenant les garçons. Miranda avait refusé de le suivre, et maintenant ils jouaient au chat et à la souris. Elle lui téléphonait toutes les quelques semaines et refusait de décrocher quand il la rappelait, ou bien elle n’acceptait de lui parler que le temps de lui demander de l’argent. Il se débrouillait pour la retrouver chaque fois qu’il était en ville et, dans les hôtels et les loges, après les concerts, elle lui jetait sa douleur au visage jusqu’à se sentir propre et vide.

Dans le mobile home, l’air était irrespirable, empreint d’une odeur de restes de barbecue. Miranda laissa tomber sa cigarette dans l’évier et saisit le bas. Soudain, de manière très nette, elle se revit chez la mère de Lee à l’âge de dix-sept ans : un filet de lumière jaune pâle filtrait par la fenêtre de la cuisine, traversait la table et remontait le long des jambes de Bella. Allongée sur un matelas gonflable par terre dans le salon, Miranda ne voyait que des jambes. Les jambes de l’homme en costume noir et les jambes de la mère de Lee, gainées dans une paire de collants.

— Vous savez, Bella, pour que l’audition fonctionne, il faut que vous soyez complètement honnête avec moi. Vous souvenez-vous d’un changement ?

Miranda avait été envoyée chez Bella pour mener sa grossesse à terme pendant que Lee terminait sa tournée.

— J’ai besoin que vous plongiez plus profondément dans vos souvenirs, dit l’homme.

Bella claqua ses talons l’un contre l’autre, faisant crisser le cuir blanc de ses escarpins. Ses pieds glissaient de haut en bas dans ses chaussures et les collants scintillaient chaque fois qu’ils accrochaient un rayon. Bella avait expliqué à Miranda que les auditions étaient importantes, une sorte de purge, une façon de remettre le compteur à zéro.

— Bleu ou rose, répondit Bella. Pastel, en tout cas.

Miranda avait caché trois paires de collants appartenant à Bella dans une boîte à cigares en bois. La boîte renfermait d’autres objets, aussi, un flacon d’eau de toilette presque vide, une boule de coton que Bella s’était passée sur les lèvres, la pelure de l’orange Cara Cara qu’elles avaient partagée son premier jour à Los Angeles. La tristesse qu’éprouvait Miranda à l’idée d’être séparée de Lee avait presque été éclipsée par sa joie de passer du temps avec Bella. Elle avait été éduquée à domicile et n’avait jamais eu d’amie proche.

— Arrêtez, rembobinez. C’est ce moment-là.

À Los Angeles, la première chose qu’avait remarquée Miranda, c’était à quel point la lumière était différente. En Géorgie, la main écrasante du soleil s’était abattue sur elle dès qu’elle avait posé le pied sur le tarmac. Elle avait eu du mal à respirer, avec Lee qui la serrait trop fort, promettant de la rejoindre au plus vite. Mais à Los Angeles, la lumière était diffuse, tamisée comme de la farine à gâteau, si bien qu’elle tombait toujours en oblique.

Parfois Bella emmenait Miranda à l’Église de scientologie sur Franklin Avenue. Elle déposait un baiser sur sa joue et l’envoyait sur la terrasse pendant qu’elle discutait avec des gens importants. Le toit terrasse était uniformément blanc : meubles en osier clair sur cour de carrelage crème. Les cimes des palmiers émergeaient au-dessus de la ligne de toit, pareilles à des touffes de cheveux ébouriffés. Derrière les arbres se dressait la silhouette accidentée des monts San Gabriel, que les feux de forêt venaient parfois lécher, engendrant des colonnes de fumée rageuse. Les jours de gros incendie, les gens se rassemblaient sur la terrasse et Bella répétait à qui voulait l’entendre que l’odeur de roussi lui faisait l’effet d’un aphrodisiaque.

D’autres fois, Bella partait tôt et Miranda se réveillait seule dans l’appartement, ses chambres dépouillées, ses murs qui frémissaient dans la lumière pâle de Los Angeles. Ces jours-là, elle s’allongeait sur le linoléum et posait les mains sur son ventre pour percevoir le chant aquatique de son bébé, les yeux rivés sur la corde à linge tendue en travers de la fenêtre de la cuisine, où séchaient deux rangées de collants, la forme des pieds de Bella encore imprimée dans le nylon. Miranda adorait la force que tirait Bella de sa beauté – aujourd’hui encore, alors qu’elle prenait de l’âge –, sa manière de susciter l’admiration partout où elle allait. Elle ne réclamait pas tant l’attention qu’elle l’attirait, de façon tout à fait naturelle.

— Encore, dit l’homme. Racontez-moi encore.

Le premier jour, Bella était venue la chercher sur le tarmac. Le vent des pales lui rabattait les boucles sur le visage. Un homme qui était peut-être ou peut-être pas l’homme en costume noir les avait emmenées dans les collines et plus tard, quand la chaleur s’était estompée, elles étaient parties se promener ensemble, rien qu’elles deux. Elles avaient emporté des oranges, Bella semant les pelures comme une traînée de miettes qu’elles pourraient suivre plus tard. Elles n’avaient pas de destination particulière. Les mouettes volaient dans le ciel, semblables à des petits avions en papier, et les enfants hurlaient dans la rue. Les sandales de Bella avaient claqué avec assurance sur le trottoir jusqu’à ce qu’elles atteignent la mer. Elles l’avaient sentie avant de la voir, une brume iodée et poissonneuse qui flottait partout dans le quartier. Au détour d’une rue, elles étaient tombées sur un portrait de Bella jeune haut de un étage. Sans rien dire, Bella avait levé les yeux sur les longues jambes nues qui disparaissaient sous une jupe blanche. Une bulle de dialogue s’échappait de ses lèvres peintes, aussi larges qu’une fenêtre : SIPSA COLA, LA BOISSON DES DAMES !

AU Ali Bar, les box sentaient le cuir et étaient si spacieux qu’on pouvait s’allonger dedans. Jodi était la seule cliente, mais Alister feignit de ne pas la reconnaître avant qu’elle commande un troisième verre au comptoir.

— Vous avez retrouvé votre ami ? demanda-t-il enfin.

— Miranda ?

— Non, l’ami qui habite près de Shady View.

Jodi secoua la tête.

— Il y a un musée de la Musique dans le coin ?

— Une femme que je fréquentais m’a traîné à un musée à Savannah. (Alister haussa les épaules.) Un machin des arts plastiques. Moi, j’avais l’impression que n’importe quel gamin aurait pu peindre ces tableaux les yeux fermés.

Sur le mur au-dessus de sa tête, les étagères étaient chargées de pendules anciennes ornées de petites têtes de hibou, de soleils et de lunes, leurs aiguilles dorées figées sous les couches de poussière duveteuse. Le calme intemporel qui régnait dans le bar ainsi que les divagations d’Alister menaçaient de piéger Jodi pour l’éternité, alors elle s’empressa de finir son verre, sortit et traversa la route.

Sa chambre d’hôtel était tout aussi calme, mais le poids du temps y était moins perceptible. Elle s’installa sur une chaise près de la fenêtre ouverte et écouta le vent plaquer une bouée en mousse contre le grillage de la piscine. Une deuxième journée de passée, pensa-t-elle. Un avion surgit à l’horizon, dessinant une traînée blanche dans le ciel. Quelqu’un se dirigeait vers le nord, pressé de rejoindre les montagnes.

Elle avala une gorgée de whiskey, sentant l’alcool couler dans ses veines, puis elle ferma les yeux et visualisa ses montagnes, l’océan préhistorique qui avait précédé leur naissance. Une mer ancienne et algueuse grouillant de créatures myriapodes. De l’eau partout. Le flux et le reflux de vagues géantes.

— SI je ne suis pas de retour dans quinze minutes, dit Paula, ça veut dire qu’ils m’ont laissée entrer.

Elle ouvre la portière et descend de la voiture.

Ne reste plus que le cliquetis du moteur en train de refroidir, l’odeur chimique du vinyle tiède. De la sueur perle sur la lèvre supérieure de Jodi et des plaques humides se forment à l’arrière de ses genoux. Jour après jour, elle évolue, plus mince, plus droite, elle se transforme en sel.

— Tu m’aimes ? crie-t-elle.

Paula fait volte-face et se fend d’un large sourire.

— Je t’aime avec un grand“A”.

Elle lui tend un billet froissé de 10 000 pesos.

Sa voix chaude et sensuelle continue de flotter dans l’habitacle tandis qu’elle s’éloigne, les épaules contractées sous sa chemise blanche amidonnée, les cheveux lissés en arrière, toute son attention concentrée sur les trois étages de briques coloniales à l’extrémité du parking. Ici, même le gravier est immaculé, des petites pierres blanches bordées de sable clair. Aux fenêtres du deuxième étage de l’hôtel, la dentelle délicate des rideaux danse et gonfle dans le vent.

Jodi triture le billet satiné en écoutant un balai cogner contre de vieilles lattes. Un petit homme brun vêtu d’habits bleus trop amples balaye et rebalaye le porche. Elle lisse le billet sur sa cuisse humide. Malgré tout les zéros, il vaut moins d’un dollar aux États-Unis. Elle le sent plisser sous ses doigts et calcule tout ce qu’elles ont dépensé, tout ce qu’elles dépensent, tout ce qu’elles risquent de dépenser encore – soupe de poissons, 24 000 pesos ; pain, 2 000 pesos ; salade de fruits, 5 000 pesos ; riz au lait, 4 000 pesos ; flasque de rhum, bouteille de tequila, chambre d’hôtel, deux grammes de cocaïne, un flacon de Dexedrine, du Valium… C’est une véritable hémorragie.

Le Mexique était censé être un endroit chaud et pas cher où passer l’hiver, hélas aucune des stations balnéaires pour expatriés ne laisse Paula participer à leurs parties. Ici, elle n’a pas d’histoire, pas de nom. Ses économies – l’argent du terrain – ont presque disparu, les parties entre autochtones se jouent avec des pesos dévalués et personne ne parie assez.

Elles avaient quitté le Texas et mis le cap au sud lorsque les comprimés à croix blanches qu’elles prenaient avaient perdu de leur mordant. Paula avait commencé à broyer de la Dexedrine, d’abord pour la sniffer, ensuite pour se l’injecter. La première fois qu’elles s’étaient piquées, Jodi était terrifiée – les phares avant des voitures balayaient le tableau de bord pendant que Paula préparait la dose, la filtrant avec une boule de coton. Jodi n’avait pu regarder ni l’aiguille ni le visage de Paula puis, très vite, cela avait participé du plaisir singulier procuré par la drogue, l’anticipation que ressentait Jodi sitôt que Paula lui garrottait le bras.

Jodi ouvre le sac de voyage sur la banquette arrière : toutes leurs possessions sont fourrées à l’intérieur de cette chenille orange, leurs vêtements, leurs chaussures et, quelque part au milieu de ce bazar, le petit sac en cuir renfermant le .38 d’Effie. Le pistolet effraye Paula, ce qui fait sourire Jodi. Il lui tient compagnie, elle le polit, le nettoie et le graisse durant les longues soirées de poker, quand Paula n’est pas là et qu’elle se retrouve seule sur la banquette arrière de la voiture, à transpirer, en roue libre sur son autoroute mentale.

Elle plie le billet et le glisse à côté du pistolet, puis elle passe le petit sac à son épaule et sort de la voiture. Elle emprunte un chemin en terre qui longe l’hôtel et aperçoit un panneau en bois sur lequel est inscrit le mot PLAYA. La chaleur se dépose en couches autour d’elle, se déplaçant à mesure qu’elle avance. Une odeur de roussi flotte dans l’air, ainsi que quelque chose de plus profond, la puanteur d’un fruit trop mûr.

La courbe épurée de l’eau lèche le sable aussi blanc que du sucre. La plage est déserte, hormis un garçon et une femme hâlée aux cheveux cuivrés sous un parasol près d’une table chargée de noix de coco, de cigarettes, de bouteilles de liqueur bleue et blanche.

Au bord de l’eau, la brise salée tournoie autour de Jodi. Elle lève les bras en l’air, sentant le poids du sac en cuir contre sa hanche, puis elle ferme les yeux et prête l’oreille au cas où Paula l’appellerait. Je t’aime avec un grandA”. Elle a besoin d’entendre ces mots encore et encore. Chaque fois que Paula les prononce, la plaie béante dans la poitrine de Jodi se referme un peu plus. Pourtant, elle n’arrive toujours pas à envisager leur avenir ensemble. Elle ne s’est jamais vraiment vue. Elle connaît l’essentiel – âge, poids, éducation –, mais Effie était la seule personne capable de la voir telle qu’elle était. Pas ses parents, elle en est sûre, sinon, pourquoi l’auraient-ils abandonnée ? La plupart du temps, elle se voit flou et c’est seulement grâce à Paula que les choses commencent à s’éclaircir. Elle se l’explique ainsi : elle observe le monde depuis son propre centre, le regard tourné vers l’extérieur, mais elle n’a pas encore réussi à tourner ce regard vers l’intérieur. Si elle parvient à aligner la façon dont le monde devrait percevoir leur amour avec ce qu’elle ressent, alors tout sera plus net. Si elle parvient à ignorer les mots – gouine, lesbienne –, tout se mettra en place et l’issue sera favorable. Parfois, la terreur la saisit à l’idée que personne ne la voie, ou seulement de manière trouble. C’est une sensation qui l’annihilera un jour, elle en est sûre.

UN bruit semblable à une alerte – une alarme, un klaxon – réveilla Jodi, la faisant sursauter. Sur la table de chevet, le téléphone sonnait, à peine visible dans la chambre sombre. Elle saisit le combiné.

— Vous êtes Jodi ? cria une voix de femme.

Jodi tint le combiné à quelques centimètres de son visage.

— Un homme n’arrête pas d’appeler la réception, il veut que vous alliez chez Alister. Je ne vous ai pas transféré ses appels parce qu’il ne connaissait ni votre nom de famille ni votre numéro de chambre.

Jodi scruta l’écouteur d’où jaillissait la voix de la femme.

— Allez-y et dites-lui d’arrêter d’appeler.

DEHORS, le parking réverbérait la chaleur de la journée et Jodi le traversa comme si elle n’avait jamais quitté son rêve : l’air était le même, l’iode en moins.

Avant même d’ouvrir la porte, elle sentit la pulsation du bar, le rythme dense des basses du vendredi soir, une alchimie nouvelle. Lorsqu’elle entra, Alister leva les yeux et lui montra le fond de la pièce où Miranda tournoyait, debout sur une table, l’ourlet de sa jupe effleurant le sommet du crâne de trois hommes. À la vue de sa peau, Jodi fut prise de panique. Elle revit Miranda à l’hôtel, nue dans le lit, la cambrure de son dos, ses seins lourds.

— Salut. (Alister lui fit signe d’approcher.) Miranda est d’humeur festive ce soir. Je me suis dit que vous pourriez passer un peu de temps avec elle. Elle vous cherchait, tout à l’heure.

Jodi leva les yeux au ciel. Elle connaissait à peine cette femme et voilà qu’elle en était responsable, comme une baby-sitter. Mais la vérité, c’est qu’elle avait été heureuse qu’Alister l’appelle, heureuse que quelqu’un se donne la peine de la trouver.

— Hé, Randa cria Alister par-dessus le comptoir. Ton amie est là.

Miranda cessa de tournoyer et sa jupe retomba sur ses jambes. Un homme lui effleura la cuisse, agrippant l’ourlet. Miranda sursauta et repoussa sa main.

— Salut, lança-t-elle à Jodi. Pourquoi t’es partie ?

— Pourquoi moi je suis partie ?

— Je suis passée te voir tout à l’heure.

Jodi leva les yeux au ciel, mais elle l’aida tout de même à descendre de la table et la conduisit au bar en lui tenant la main en l’air, du bout des doigts, comme si Miranda s’apprêtait à faire une révérence.

— Je croyais que tu voulais être clean ?

— Je ne prends plus de comprimés, c’est ça qui me déconcentre.

Miranda écarquilla les yeux.

— Hé mon chou, cria-t-elle à Alister. Sers-moi à boire, et mets-y la dose.

Elles trinquèrent, et quand Miranda posa la tête sur son épaule, Jodi sentit quelque chose vibrer dans sa poitrine, un drôle de courant électrique.

— Ouf, dit Miranda. Je suis tellement contente que tu sois là. Je t’aime.

Jodi rit.

— C’est ça. Moi et tous les clients du bar.

— Non, répondit Miranda sans lever la tête. Juste toi.

Jodi rit à nouveau, sans pour autant s’écarter de Miranda. Sa familiarité excessive était étrange, mais réconfortante aussi. Baissant les yeux sur ses cheveux blonds qui sentaient la transpiration, le shampoing à la noix de coco, Jodi se demanda quand, exactement, ces mots avaient perdu tout sens à ses yeux. Des déclarations étincelantes devenues aussi fades que du beurre sans sel. Elle entendit sa voix qui s’accrochait, suppliante, à ces mêmes mots.“Je t’aime. Mon Dieu, je t’aime tant.” Elle vit le visage impassible de Paula.“Il faut que t’arrêtes de dire ça. Tu sais bien que ces phrases perdent leur pouvoir quand on les répète sans arrêt comme tu le fais.” Mais comment l’exprimer autrement, ce lien grisant ?

— C’est quoi, son nom ?

Jodi déglutit et reporta son attention sur Miranda.

— Ton ami. Alister a dit que tu ne l’avais pas trouvé.

Jodi était fatiguée, déjà saoule. Elle s’agrippa au bar, tâchant de se rappeler ce qu’elle avait bu, exactement. À l’hôtel, elle avait presque terminé la bouteille… c’était il y a combien d’heures, déjà ?

— Tu n’as rien découvert du tout ?

Jodi haussa les épaules.

— Sa mère a dit qu’il travaillait au musée de la musique, mais il n’y a pas de musée ici et…

— Il y a le Folk et Country.

— Le Folk et Country ?

— Le musée du Folk et de la Country, à Delray. Ils ont toute une partie consacrée à Lee.

Jodi se concentra sur le visage empourpré de Miranda.

— Pourquoi personne ne m’en a parlé avant toi ?

— C’est à Delray, en tout cas.

— Tu pourrais m’y emmener ?

Miranda hocha la tête.

La pièce tangua. Jodi saisit son verre de whiskey. Miranda continuait de parler, mais elle ne l’écoutait qu’à moitié.

— Dès que je t’ai rencontrée, j’ai su qu’on avait une connexion spéciale, dit Miranda.

Jodi secoua la tête. Elle préférait prendre les“je t’aime” et les“connexions spéciales” exubérants de Miranda à la légère. En même temps, elle voulait désespérément y croire. Malgré elle, Jodi appréciait les réactions disproportionnées de Miranda, sa façon de déverser si librement ses sentiments. Cela lui rappelait une peinture qu’elle avait vue par la fenêtre d’une galerie d’art à Dallas, du rose, des tons corail et carné étalés en couches épaisses sur la toile, de plus en plus foncés, qui se rejoignaient en une balafre aussi rouge qu’un cœur à vif au centre du tableau.

— Un jour, en Alabama, une météorite est tombée du ciel et s’est écrasée sur une femme endormie, dit Miranda.

La rumeur du bar était à la fois trop proche et très lointaine. Jodi vida la moitié de son verre et se sentit un peu plus stable.

— Une météorite quoi ?

— Elle aurait pu tomber n’importe où, mais elle a traversé le toit et atterri sur la hanche de cette femme. (Miranda fit glisser son verre vide en travers du comptoir.) Ça, c’est ce que j’appelle une coïncidence.

Jodi sourit et regarda la lumière de l’abat-jour émeraude danser sur ses cheveux brillants, les volutes s’amonceler au-dessus de sa tête. Lentement, Miranda se tourna, un nouveau verre à la main, et Jodi imagina une sphère brillante traverser l’univers à toute allure pour s’écraser, violente et précise, sur la peau d’une femme endormie.

— Il est où, le musée de la Musique, déjà ?

Jodi s’adossa au bar.

— À Delray, la même putain de ville où Lee a emporté mes bébés.

ELLES traversèrent Hazeville, Tifton et Willacoochee, rien que des stations-service à une seule pompe, des petits pavillons où le coton poussait jusque dans les jardins.

— Mes garçons sont tous nés l’après-midi, dit Miranda.

Elle tira une dernière fois sur sa cigarette avant de la jeter par la fenêtre, visant un panneau de mauvais augure : LE JOUR DE SA COLÈRE VIENDRA ET QUI SERA CAPABLE DE RÉSISTER ?

— J’ai appris plein de trucs sur les heures de naissances dans un livre d’astrologie. Je crois que le fait d’être né l’après-midi a donné de l’avance à mes garçons. Ils sont plus intelligents que la plupart des enfants de leur âge.

Jodi alluma une nouvelle cigarette avec celle qu’elle venait de terminer et répéta les noms des garçons de Miranda, comme une prière tout juste mémorisée.

— Kaleb, Donnie, Ross…

— En fait, il suffit de trouver Kaleb, dit Miranda.

Elle écarta ses cheveux de sa nuque transpirante et les rassembla sur le sommet de son crâne. Dès qu’elle retira sa main, ils retombèrent sur ses épaules.

— Il nous attendra près du bus, et si Donnie et Ross ne sont pas avec lui, on n’aura qu’à lui demander d’aller les chercher.

Une odeur d’essence flottait dans l’air, ainsi qu’un effluve sucré provenant du chewing-gum de Miranda. La chaleur et le manque de sommeil pesaient sur Jodi. Elles étaient restées dans le bar jusqu’à la fermeture, à échanger leurs histoires – Jodi s’émerveillant des coïncidences et comme le monde était petit, Miranda les dédaignant ouvertement. Jodi ne lui avait pas dit toute la vérité, mais elle avait expliqué que Ricky était le petit frère de Paula, prononçant les mots“petite amie décédée” et“mort accidentelle par arme à feu”.

La vérité importait peu à Miranda et le passé de Jodi ne l’intéressait pas vraiment. Elle préférait évoquer ses expériences avec Lee, les rues chaudes et interminables de Los Angeles, les robes à sept cents dollars, la vie pieds nus. Elle n’avait pas prêté attention à Jodi avant que celle-ci mentionne le terrain en Virginie-Occidentale. Pourrait-elle y rester un moment avec les garçons ? avait-elle demandé alors.“On a juste besoin d’un endroit où se reposer quelque part loin d’ici, un endroit où on pourra vivre comme une mère et ses fils sont censés le faire, sans Lee, sa tante et leur jugement.”

Jodi avait fermé les yeux. Son cœur avait été emballé par la requête, pourtant elle savait qu’elle ferait mieux de refuser. Cela ne faisait absolument pas partie de son plan, mais voilà, cette fille avait un joli minois, une peau qui sentait la pomme, elle savait peut-être où se trouvait Ricky et elle possédait une voiture qui pourrait tous les emmener loin d’ici. Et, d’une manière ou d’une autre, elle semblait comprendre ce que représentait le terrain en Virginie-Occidentale, tel que l’avaient toujours envisagé Jodi et Paula : un abri contre le jugement.

— FAUT que tu devines. (Kaleb secoua sa cantine Toy Story pour souligner ses paroles.) Tant que t’auras pas deviné combien de pas on doit faire, Ross refusera de marcher.

— Un million deux cent et trente-sept trillions, quatre-vingts quadrillons, quintillions, dix mille et un ! cria Donnie.

Il avait déjà pris de l’avance, jetant son sac à dos Spider-Man devant lui et courant pour le rattraper. Quant à Ross, il était resté en arrière, debout au coin de la rue, les yeux rivés sur ses chaussures.

— Pas comme ça, dit Kaleb. Tu dois deviner pour de vrai. Il sait quand c’est pour de faux.

Jodi les avait trouvés près du bus. Kaleb portait sa cantine et son sac à dos, ainsi que le sac à dos de Ross. Ross était minuscule, même pour un enfant de six ans, l’air abasourdi et fatigué. Donnie sautillait sur place à ses côtés. Jodi avait attendu que la maîtresse fasse un dernier appel avant de les aborder.

— Et maman, elle est où ?

Kaleb jeta un œil sur l’école en brique rouge, la longue file de bus jaunes.

— Là-bas. (Jodi tendit le doigt.) Tout près d’ici.

Elle les avait convaincus de traverser la rue en leur racontant que Lee l’avait envoyée les chercher pour les emmener manger une glace avec leur maman.“Tu connais papa ?” avait demandé Kaleb, et Jodi avait hoché la tête avec un grand sourire, sentant le mensonge se loger au creux de sa poitrine.

— Elle est où, ta voiture ?

Kaleb scruta la rue avant de reporter son attention sur le terrain de jeu, la glissière rutilante du toboggan, les balançoires vides.

— Deux cent quatre pas, dit Jodi. Je te parie une glace à deux boules qu’il y a deux cent quatre pas, maximum.

Ross sourit et s’élança d’un pas rapide, égrenant des chiffres à voix basse.

Jodi donna une petite poussée à Kaleb, manquant le faire heurter Ross. Elle aurait pu jurer qu’elle entendait des sirènes, des cris et des voix inquiètes fuser dans leur dos. Voyant sa main sur le T-shirt rouge de Kaleb, la manière dont celle-ci recouvrait entièrement l’épaule mince, Jodi se demanda ce qu’elle était en train de faire. Au début, aider une mère à retrouver ses enfants lui avait semblé être une bonne idée et Miranda avait affirmé qu’elle avait encore la garde. À présent, la situation paraissait douteuse et compliquée. Trois jours dehors et sa vie partait déjà à vau-l’eau.

— Donnie, mon chéri !

La voix de Miranda jaillit de la ruelle, s’élevant au-dessus de la circulation de mi-journée.

La Chevette était garée sur un parking en gravier près d’une station de lavage condamnée, toutes portières ouvertes. Miranda les attendait en souriant, débout à côté du véhicule. À la vue de ce sourire, si pur et si démesuré qu’il semblait irradier de chaque centimètre carré de son corps, Jodi commença à se détendre.

Miranda serra Donnie dans ses bras, le soulevant à quelques centimètres du sol, lui calant la tête sous son menton, mais il se libéra aussitôt de son étreinte, retira son sac à dos et bondit sur la banquette arrière.

— Pas de teintures de sécurité, cria-t-il. Y a pas de teintures de sécurité.

— Ceintures, rectifia Kaleb, sans s’adresser à personne en particulier. Des ceintures de sécurité. Il faut des ceintures de sécurité, c’est une voiture.

— Rossie ! s’écria Miranda d’une voix aiguë en se penchant sur son fils.

Ross continua d’avancer sans lever les yeux, jusqu’à ce que son nez touche la carrosserie bordeaux de la portière.

— Quatre cent trente-six pas, déclara-t-il.

— Ross, mon bébé, viens par là.

Miranda s’accroupit et l’attira à elle, mais il resta raide dans ses bras.

— Tu t’es trompée, dit-il, regardant Jodi par-dessus son épaule. Il y avait quatre cent trente-six pas. Tu t’es trompée.

— Oui, oui, allez, en voiture.

Jodi plaqua sa main sur le dos de Kaleb, qui refusa de bouger.

— Bonjour maman, dit-il en se tournant vers Miranda. Neenee dit qu’on n’a pas le droit de te suivre.

Surprise, Miranda cligna des yeux.

— D’accord, dit-elle. Moi aussi, je suis contente de te voir.

Donnie avait raison. Il n’y avait pas de ceintures de sécurité sur la banquette arrière.

— C’est dangereux, dit Kaleb.

Jodi hocha la tête.

— Grimpez à bord, dit-elle en surveillant la rue.

— Je vous aime tant, les garçons.

Miranda s’installa derrière le volant, scrutant ses fils dans le rétroviseur.

— J’aime mieux les glaces au chocolat, poil au bras, chantonna Donnie pendant que Miranda conduisait.

Kaleb perfectionna ses réflexes de protection, projetant ses bras en travers du torse de ses frères chaque fois que la voiture freinait.

— On va où ? demanda-t-il. On pourrait acheter de la glace au Freez-E. C’est juste à côté de chez Neenee.

Miranda leva les yeux au ciel et alluma la radio.“Le cours des actions a grimpé de 1,3 point… Crimson and clover, over and over… Un pyromane non identifié dans le centre-ville d’Albany… La chorale de l’église du Christ de Delray a remporté la première place au concours de l’État de Géorgie aujourd’hui…”

— Neenee dit qu’il vaut mieux acheter en gros, dit Kaleb. On n’a qu’à acheter des glaces au Walmart et les manger chez Neenee.

— Ne t’inquiète pas pour l’argent, c’est moi qui régale, dit Miranda.

— Comme ça, Neenee pourra manger de la glace aussi, dit Ross.

— Moi je mangerai Neenee, cria Donnie.

Il secoua la tête d’avant en arrière, se cognant le visage contre la vitre.

Kaleb abattit ses bras devant ses frères.

— Attention, dit-il. On va peut-être devoir faire un arrêt d’urgence.

Devant le Dairy Queen, Miranda sembla prise de panique.

— Tu ne veux pas de glace ? demanda-t-elle en regardant Jodi.

— Je dois aller retrouver Ricky.

— Je sais, mais tu pourrais quand même manger avec nous.

Miranda se tourna vers les garçons.

— Vous avez envie que tante Jodi mange avec nous, pas vrai ?

— Jodi ? gazouilla Ross en se recroquevillant dans le coin. C’est qui Jodi ?

Donnie ouvrit la portière et descendit de la voiture.

— Reviens ici.

Miranda passa le bras par-dessus le siège, comme s’il lui suffisait de tendre la main pour cueillir Donnie sur le parking animé et le remettre à l’abri.

Kaleb glissa de la banquette et rattrapa Donnie par l’ourlet de son T-shirt. Miranda abaissa son bras sans pour autant se donner la peine de les suivre. À nouveau, Jodi se demanda ce qu’elle faisait là, avec cette fille-mère et tous ses problèmes. Elle s’était laissée berner par la commodité de la voiture, la beauté blonde et radieuse de Miranda.

Effie n’aurait pas approuvé. Quand Dieu vous lançait une balle courbe, répétait-elle souvent, mieux valait avoir des réflexes rapides et l’esquiver. Cependant Miranda avait une force, un élan qui aiderait peut-être Jodi à mettre le plan Ricky à exécution et à les ancrer tous dans le présent. Parce que Jodi avait une crainte – peut-être n’était-ce pas tant une crainte que la conscience d’un danger bien réel : si elle partait seule avec Ricky, ils risquaient de passer à travers la toile du temps, de se perdre quelque part entre rêves et souvenirs.

— J’en ai pour une heure, maximum, dit Jodi. Tu as de quoi payer, pas vrai ?

Miranda descendit de la Chevette, ouvrit la portière arrière et prit Ross dans ses bras.

— Je te commande quelque chose ?

Jodi fit non de la tête et s’installa derrière le volant.

Devant la voiture, Kaleb était encore agrippé au T-shirt à rayures bleues de Donnie, qui faisait du sur place, les bras tendus vers le Dairy Queen.

LE musée de la Folk et de la Country avait été aménagé dans un ancien magasin Woolworth donnant sur Main Street. Le nom du musée était inscrit sur la devanture en grosses lettres de néon. Des mannequins poussiéreux étaient exposés en vitrine, les hommes en costume à paillettes, les femmes en minijupes aux couleurs passées. Ils avaient tous une guitare en carton à la main.

La rue était presque déserte excepté une Honda blanche sur le parking jouxtant le musée, un Winnebago garé devant l’entrée. Jodi se rangea derrière le Winnebago et coupa le contact. Avant même d’avoir quitté le parking du Dairy Queen, elle avait calé deux fois, la bouche sèche, les mains tremblant sous l’effet de la peur. Mais il lui avait suffi de rouler jusqu’au centre-ville pour se rappeler qu’elle adorait conduire. Elle écouta le bruit du moteur qui refroidissait, puis elle ferma les yeux et visualisa le visage de Ricky, son regard bleu plein d’espoir. Elle compta jusqu’à trois et sortit dans la chaleur cotonneuse.

À l’intérieur, l’air était un peu plus frais mais trop immobile. Des rangées d’ampoules tremblotantes éclairaient la grande pièce cloisonnée par des parois beiges. Dans le silence, Jodi entendit la voix fluctuante d’un guide s’élever du fond du musée.

“Voici l’exposition consacrée à Lee Golden, la collection la plus impressionnante et la plus importante du musée, non seulement parce que Delray a l’honneur d’être la ville natale de Lee Golden, mais aussi parce que Lee Golden offre une conclusion idéale à votre visite : sa musique rassemble tous les styles que nous avons survolés dans les expositions précédentes, de l’Old-time à la country, en passant par le rock.”

Jodi suivit la voix, jetant un œil aux différentes expositions. Elles étaient assemblées comme des dioramas, avec des plaques nominatives, des mannequins et des photos. Elle vit des images noir et blanc de Fiddlin’ John Carson au-dessus d’une table en bois couverte de vieilles bouteilles de whiskey ; un homme au regard d’épervier du nom de Gid Tanner ; un mannequin à l’image de Brenda Lee, chevelure imposante, jupe minuscule ; un grand portrait du beau gosse frisé Jerry Reed avec sa guitare rouge scintillante au festival folk de Newport, à ses côtés une femme, Hedy West et son banjo clawhammer ; enfin les Allman Brothers et Gram Parsons dans un costume éblouissant.

“Élevé ici même à Delray par ses grands-parents maternels pendant que sa jeune mère cherchait à faire carrière à Hollywood. Le talent de Lee Golden fut reconnu à un âge précoce par le pasteur de l’Église baptiste que fréquentait sa famille.”

Jodi avança jusqu’à la partie consacrée à Lee, un salon modeste avec un tapis orange à poils longs, un canapé de velours vert, les photos ovales d’une famille blonde dans des cadres dorés, ainsi qu’une chapelle pourvue d’une chorale de mannequins chanteurs.

Dans la dixième salle, elle rattrapa le groupe. Un homme grand, épaules larges, tignasse noire, s’adressait à un couple âgé arborant sweat-shirts et visières assortis. Ils se tenaient devant une sorte de maison de poupée haute de deux mètres, réplique d’un bâtiment immaculé aux nombreuses tourelles et fenêtres. Des palmiers étaient peints en arrière-plan et un panneau sur le toit signalait SCIENTOLOGIE.

“En décembre 1978, Lee Golden, alors âgé de treize ans, fit la connaissance de Tamara Monti, des Monti Singers, à l’Église de scientologie de Los Angeles. Monti, qui appréciait le savoir-faire de Lee en matière de cunnilingus, invita ce dernier à participer à une tournée internationale en tant que choriste et clavier.”

Jodi s’immobilisa dans l’entrée, une main plaquée sur la bouche, ne sachant si elle avait bien entendu le mot cunnilingus énoncé de manière si nonchalante lors de la présentation. Ricky – parce qu’il s’agissait bien de Ricky, version adulte, grandeur nature – continua d’égrener les noms et les dates comme si de rien n’était.

“… se sépara de Monti à l’âge de dix-huit ans et commença à enregistrer ses propres albums. On disait de lui qu’il était le nouveau Gram Parsons.”

“Le 11 juillet 1986, il épousa Chelsea Jean Miller, à Los Angeles.”

Ricky et le couple s’éloignèrent de la section Los Angeles et Jodi se cacha derrière une cloison avant de les suivre, écoutant Ricky décrire la scission du premier groupe et le mariage de Lee avec Miranda Matheson. Un poster de la tournée“Tamara Monti-Lee Golden” énumérait les noms de villes européennes sous une photo de Lee et de Tamara avec une fille en mini-robe ressemblant à une jeune Miranda. On trouvait également une couverture de Star Magazine encadrée sur laquelle Miranda, l’air épuisée, tenait un bébé contre sa hanche. Deux autres bébés étaient assis à ses pieds. LA VIE DE FAMILLE NE CONVIENT PAS À NOTRE JEUNE PRODIGE, indiquait la légende. Venaient ensuite deux autres photos, Lee sur la scène de la Grand Ole Opry, Lee sur un taureau en train de ruer. Pour finir, des mannequins habillés en cow-boys censés représenter les Gemini se braquant les uns les autres avec des pistolets.

La voix de Ricky s’amplifiait et s’estompait à mesure qu’il se déplaçait, s’éloignant peu à peu de Jodi. Elle fixa la moquette marron constellée de taches, en proie à une terreur étrange. Elle ignorait comment se dérouleraient leurs retrouvailles, mais elle n’avait certainement pas prévu cela : Ricky en train de parler de cunnilingus dans un musée bizarre qui sentait le renfermé, vêtu comme un VRP ou un témoin de Jéhovah, chemise rentrée dans un pantalon en toile froissé. À présent, elle comprenait que cet instant si important, ce moment de gloire et de triomphe instantanés qu’elle s’était tant imaginé, était associé à l’idée de la joie qu’éprouverait en la voyant un petit garçon aux yeux bleus.

Tout allait un peu trop vite. Elle avait juste besoin de prendre l’air. Elle franchit la porte du musée, les yeux rivés au sol, et fut aussitôt assaillie par une vague de bruit et de chaleur.

À l’extrémité du parking, les wagons jaunes et noirs d’un train de marchandises défilèrent entre les troncs d’un bosquet d’érables, le rythme de leurs roues vibrant sous ses pieds. Elle alluma une cigarette et s’adossa à la Chevette. Elle s’était repassé le film de leurs retrouvailles tant de fois qu’il lui semblait plus réel que l’instant présent. Cet instant au cours duquel elle était venue ici avec des enfants volés, dans une voiture probablement volée elle aussi, une voiture que Jodi n’était pas vraiment capable de conduire, et voilà qu’elle s’apprêtait à, quoi, fondre sur Ricky et l’emmener loin d’ici ?

Elle n’avait jamais vraiment compris Ricky. Simple, c’était ainsi que le décrivait Paula, et quand Jodi lui avait demandé de développer, elle avait répondu que Dylan et Anna l’avaient retiré de l’école au prétexte qu’il n’arrivait pas à suivre, que son esprit s’échauffait vite. Maintenant que Jodi l’avait sous les yeux, elle voyait qu’il était comme tous les autres cul-terreux sous-éduqués qui habitaient dans une petite ville.

Pourtant il vivait toujours à Chaunceloraine, dans cette maison sinistre avec Dylan – une prison bien pire que Jaxton, d’une certaine manière.

Jodi serra sa cigarette entre ses dents.“J’aime ton style”, avait dit Miranda.“Tu te pointes en ville avec rien d’autre qu’une conviction et une vieille adresse.” Elle tira une dernière fois sur sa cigarette et la laissa tomber sur le bitume. Si c’était trop tard pour Ricky, alors c’était trop tard pour elle, or il était impossible que ce soit trop tard pour elle. Le couple aux sweat-shirts et visières sortit du musée et se dirigea vers le Winnebago.

À l’autre bout de la ville, le train poussa une longue plainte solitaire, prit de la vitesse et disparut au loin. Jodi se redressa et s’élança vers le musée.

— Ricky, cria-t-elle. Ricky Dulett.

Il était debout dans la vitrine, parmi les mannequins. À son approche, il se tourna lentement, ses épaules voûtées et ses cheveux noirs se découpant dans la lumière pâle de l’après-midi.

— Ricky, tu te souviens…

Il l’arrêta d’une main.

— Jodi, dit-il.

La gorge de Jodi se noua et elle dut fermer brièvement les yeux pour retenir ses larmes.

Il descendit de la vitrine et vint à sa rencontre. Après toutes ces années, Ricky était enfin là, à moins d’un mètre d’elle.

— Je suis revenue te chercher, dit Jodi.

La pièce respirait au rythme assourdissant des climatiseurs aspirant puis expirant l’air.

— Ah bon ? dit Ricky.

Jodi hocha la tête et détourna les yeux. Dehors, le Winnebago s’éloigna, projetant des éclairs sur les murs. Jodi reporta son attention sur Ricky.

— Dylan te fait travailler ici à plein temps ?

— La plupart des jours, ouais.

— Tu fais toujours le guide ?

Derrière sa frange hirsute, Ricky la dévisagea.

— Des fois j’en ai un peu marre de répéter le même discours. Alors j’ajoute un petit quelque chose.

— Comme le cunnilingus ?

Ricky esquissa un sourire.

— Des fois.

— Tu habites toujours avec Dylan et Anna ?

Il hocha la tête et se dirigea vers les portes vitrées, extirpant un paquet de Winston de la poche de sa chemise.

— Maman et papa disent que je ne dois pas fumer. (Il se retourna.) Ils disent que je ne dois pas jouer avec le feu, pourtant l’ange du Seigneur lui apparut dans une flamme de feu, du milieu du buisson. Il regarda…

Le buisson était en feu et le buisson n’était pas dévoré, dit Jodi.

Le sourire de Ricky s’agrandit.

— Je suis allée chez eux hier, dit-elle, suivant Ricky sur le parking. Je te cherchais.

Ricky la regarda avant de reporter son attention sur sa cigarette.

— J’ai du mal à respirer dans cette baraque, dit-il. Trop de chats. Papa a dit qu’il allait gagner beaucoup d’argent en élevant des chats de race. Mais les chats n’arrêtent pas de se reproduire et y a toujours pas d’argent.

À son tour, Jodi alluma une cigarette et inspira profondément.

— Tu te rappelles que Paula et moi, on avait promis de revenir te chercher ? De te sauver de cette baraque ?

Ricky ne la regardait pas.

— Ma famille possède un terrain en Virginie-Occidentale, tu pourrais m’accompagner là-bas. Je compte prendre la route ce soir.

Ricky tint sa cigarette à bout de bras, puis il la coinça entre ses lèvres à nouveau.

— Je ne peux aller nulle part.

— Bien sûr que si.

Ricky avala la fumée et la recracha par le nez, le regard tourné vers l’autre bout du parking. L’air était encore chaud, mais une brise s’était levée, empilant les nuages en couches épaisses sur l’horizon.

— Tu aimes travailler ici ?

— Je suis payé. (Ricky consulta sa montre à affichage numérique.) Tous les premiers vendredis du mois.

— C’est Dylan qui touche ton argent.

— C’est lui qui encaisse le chèque, oui, et moi, je m’achète un nouveau CD.

— Il te fait travailler à plein temps et il te donne juste de quoi t’acheter un CD ?

Ricky montra la Chevette du doigt.

— C’est votre voiture ?

— Elle appartient à une amie, répondit Jodi.

Elle ne savait pas si elle devait mentionner Miranda, ses garçons, le fait qu’eux aussi allaient en Virginie-Occidentale. Il lui semblait que Lee ne tenait plus Miranda en haute estime et Jodi n’était pas certaine que Ricky voie leur amitié d’un bon œil.

— Elle monte à combien ?

— Elle va aussi vite que j’ai besoin qu’elle aille, je suppose. (Jodi haussa les épaules.) Tu veux l’essayer ?

Ricky se figea, la cigarette à mi-chemin de sa bouche.

— Je ne sais pas conduire.

— C’est pas grave. Je vais t’apprendre.

LA pluie se mit à tomber sitôt qu’ils montèrent dans la Chevette, de grosses gouttes qui serpentaient sur le pare-brise poussiéreux. Au milieu du parking désert, Jodi posa sa main sur celle de Ricky et l’aida à manier le levier de vitesse tandis qu’ils décrivaient des cercles sur le bitume.

— Passe la première, maintenant attends… Tu le sentiras, quand ce sera le moment de passer la seconde.

Après un temps, Ricky prit le coup et Jodi put se laisser aller contre le dossier pour regarder les gouttes obèses dégouliner le long des vitres, le néon rouge du musée diffuser sa lumière vaporeuse. Au premier étage d’un immeuble de l’autre côté de l’allée, une porte s’ouvrit et deux fillettes se précipitèrent sur le balcon. Debout sous les avant-toits, elles chantonnaient en se tapant dans les mains, leurs jeunes voix peinant à couvrir le grondement du moteur.

Am stram gram

Pic et pic et colégram

Du coin de l’œil, Jodi inspecta Ricky, sa barbe naissante et ses épaules voûtées. Il était penché sur le volant, une main velue posée sur le levier de vitesses. Quand elle l’observait trop longtemps, elle était parcourue d’un frisson glacial et troublant. Elle n’arrivait pas à associer cet homme massif et taciturne au garçon de dix ans qu’elle avait connu, ses yeux brillants, sa voix pure. Elle se revit adolescente, une jeune femme triste et sauvage dont le grand espoir était de réparer leurs vies à tous. Le Ricky qu’elle avait sous les yeux, cet adulte étrange, était une preuve physique du gouffre qui existait entre le plan d’alors et le plan d’aujourd’hui. Pourtant le plan était tout ce qui restait de la trajectoire dont Jodi avait dévié. Si elle n’arrivait pas à le convaincre de l’accompagner, elle les décevrait tous – l’adolescente qu’elle était, Paula, le garçon de dix ans avec son corbeau domestique. Alors tout ce que Ricky avait dû penser en son absence, qu’elle ne reviendrait jamais, qu’il ne valait pas la peine d’être sauvé, serait vrai.

— Ce soir, quand tu rentreras chez Dylan et Anna…

Jodi s’efforça d’adopter un ton calme malgré le sang qui rugissait dans ses veines.

— … tu n’auras qu’à rassembler les affaires que tu veux emporter loin de cette baraque pleine de pisse de chat. Je vais prendre un hôtel dans le coin pour te donner le temps de réfléchir. Tout ce que tu veux emporter dans ta nouvelle vie, prends-le avec toi demain matin.

Ricky enfonça le frein et se tourna lentement vers Jodi, une expression insondable sur le visage.

— Dylan passe me chercher à six heures, dit-il. Je ferais mieux d’y aller avant qu’il arrive.

Il la salua d’un signe de tête et sortit sur le parking humide.

Jodi ne put résister à l’opportunité d’apercevoir Dylan. C’était la pire idée au monde, mais aussi la plus parfaite. À l’extrémité du parking, elle attendit, le moteur au point mort, la radio allumée à faible volume. La pluie s’intensifia. Elle ne pouvait pas distinguer grand-chose avec les essuie-glaces, mais vers six heures, une voiture bifurqua sur le parking et Jodi baissa la vitre pour mieux voir la Skylark, vieille à présent, son pare-chocs avant rouillé, et le visage blafard déformé par la pluie derrière le pare-brise. Son estomac se serra et la bête immonde se réveilla. Tandis qu’elle agrippait le volant, Ricky sortit du musée en courant, plié en deux pour éviter les gouttes, et s’engouffra dans la voiture.

AVEC sa moquette tachée et son lavabo qui fuyait, le motel Belmont n’était pas un endroit idéal pour la petite famille de Miranda, les garçons trouvèrent malgré tout aussitôt de quoi s’occuper : Ross étudia l’annuaire, Donnie s’amusa à glisser du lit tête la première et Kaleb se planta devant un documentaire sur les mocassins d’eau.

Jodi alla acheter un pack de bière et une bouteille de whiskey de l’autre côté de la rue. À son retour dans la chambre, elle fut sidérée par la familiarité entre Miranda et ses garçons, la facilité de leurs échanges.

Allongée sur le lit, Miranda fumait une cigarette.

— Tu veux un peu de Coca ?

Elle tendit une bouteille à Donnie, qui rampa sur la moquette, les bras plaqués le long du corps, les jambes collées l’une à l’autre, battant l’air.

— Je suis un guppy, dit-il. Je suis un guppy, gup-pyyyyy !

— Tu dois avoir soif, à force de t’agiter comme ça, dit Miranda.

Il grimpa sur le lit en se tortillant et vint se blottir près d’elle, poussant la bouteille du bout du nez. Elle posa sa cigarette dans le cendrier et lui ébouriffa les cheveux.

Jodi sourit, euphorique et grisée avant même d’avoir bu un seul verre. Ils n’avaient pas encore pris la route que déjà elle était en retard – si elle n’arrivait pas en Virginie-Occidentale à temps pour sa convocation le surlendemain, elle serait en violation de ses obligations –, pourtant tout semblait enfin s’arranger et le joyeux désordre de la famille de Miranda dissipait son angoisse. Ils dégageaient quelque chose d’indéfinissable, une sorte de confiance ; ils avaient une attitude de propriétaire. En quelques instants, ces quatre personnes avaient transformé la chambre en foyer, ils avaient investi l’espace de manière si totale que le monde extérieur semblait accessoire.

Elle avait remarqué le même phénomène dans sa propre famille, d’abord entre ses parents, puis entre ses parents et les jumeaux. Une autarcie qui avait le pouvoir de transformer l’environnement, si bien que soudain, le box d’un restaurant, un trottoir ou un parc devenait indéniablement le leur. Jodi était toujours exclue. Le lien entre ses parents était si fort qu’il n’y avait presque pas de place pour un tiers, et avec leur lien unique, les jumeaux avaient créé leur propre espace. Jodi était restée en dehors, à leur tourner autour.

— Gup-pyyyyy !

Donnie se laissa glisser par terre et rampa le long de la plinthe. Jodi versa une généreuse rasade de whiskey dans des gobelets et en tendit un à Miranda.

— Tu penses vraiment qu’ils ne risquent pas de nous retrouver ici ? demanda-t-elle, se penchant tout près de Jodi.

— On n’a rien fait de mal. Tu profites de tes enfants, c’est tout. De toute manière, tu as encore la garde, pas vrai ?

Miranda hocha la tête.

Jodi s’installa à côté de Kaleb, qui fixait intensément l’écran du téléviseur envahi de bébés serpents.

— Tu sais, tout ce qui le retient d’emporter les garçons loin d’ici, c’est sa mère, chuchota Miranda d’une voix étouffée, bien que pas assez. Il ne peut pas vivre sans elle, et elle refuse de quitter la région.

“La femelle mocassin donne naissance à des serpents vivants”, expliqua la voix off.“Elle peut avoir jusqu’à vingt petits entre la fin de l’été et le début de l’automne.”

— C’est comme si elle le tenait par les couilles chaque seconde de sa vie. Tu sais à quel point c’est difficile de respecter un homme comme ça ?

Ayant complété son tour de la chambre, Donnie se hissa à nouveau sur le lit. Il s’allongea près de Miranda et plaqua son nez contre la bouteille de Coca.

— Utilise tes mains, chéri, dit Miranda.

Il serra le goulot de la bouteille entre ses dents et secoua violemment la tête de gauche à droite.

— Utilise…

— Il ne peut pas, dit Kaleb.

Le regard de Miranda passa d’un garçon à l’autre.

— C’est un guppy, expliqua Kaleb. Il n’a pas de mains.

Jodi capta l’éclair de satisfaction qui traversa ses yeux alors, le plaisir de corriger sa mère.

Grisé par la validation de Kaleb, Donnie se redressa d’un seul coup, la bouteille encore à la bouche. Il bascula en arrière, heurta la tête de lit et rebondit en direction de la table de chevet. Il y eut le bruit mat de l’impact, suivi d’un long silence et d’un cri.

Donnie se recroquevilla en boule par terre, le visage livide excepté le voile écarlate qui s’étalait sur son menton et son cou. La bouteille de Coca reposait à côté de sa tête, luisante de salive.

— Et merde, dit Miranda.

Jodi l’aida à prendre Donnie dans ses bras pour le porter jusqu’à la salle de bains. Ses hurlements étaient si forts à présent qu’ils éclipsaient tous les autres bruits.

— Et merde ! cria à nouveau Miranda en ouvrant le robinet. Oh mon Dieu.

Donnie se débattait, s’étouffant avec sa morve et son sang.

La plaie était petite mais profonde, et elle palpitait.

— On l’emmène à la voiture, dit Jodi.

Miranda secoua vigoureusement la tête.

— Je ne peux pas aller à l’hôpital, dit-elle, la voix déformée par les larmes.

— Comment ça ?

Jodi s’approcha de Miranda, qui maintenait le visage de Donnie sous l’eau froide. Il s’agitait en hurlant, des cris qui enflaient et culminaient en de gros soupirs mouillés.

— Oh là là. (Dans la chambre, la voix de Kaleb s’éleva au-dessus du bruit de la télévision.) On devrait appeler Neenee.

Miranda essuya le sang et rapprocha les bords de la plaie. La coupure, un centimètre et demi de long, se referma facilement, mais le sang afflua presque aussitôt, l’ouvrant à nouveau.

— Dis-moi la vérité, dit Jodi. Tu m’as menti, à propos de la garde ?

Miranda prit une profonde inspiration.

— Non, mais cette histoire ne va pas jouer en ma faveur.

La réalité de ce constat résonna dans l’air brûlant, évident et indéniable.

Jodi fit un pas en arrière et regarda la mère et son fils lutter près de la baignoire. Voyant le sang rouge vif qui recouvrait le visage de Donnie, coulait le long de sa mâchoire, perlait sur ses oreilles minuscules, elle se rappela les mains calleuses de son père, la paume qui avait plaqué son petit frère contre la table de la cuisine tandis que l’autre main était occupée à recoudre sa lèvre fendue.“Les gens jettent leur argent par la fenêtre, à payer des docteurs pour faire ça”, avait-il expliqué à Jodi, alors âgée de six ans.“Si la plaie n’est pas trop grosse, tout ce qu’il te faut, c’est une main stable et une aiguille propre.”

— Attends une seconde, dit Jodi, se détournant de la scène chaotique. Je reviens tout de suite.

La réception était déserte. Rien qu’une cage en verre aux vitres embuées par la pluie qui sentait le tabac et le détergent.

— Il y a quelqu’un ? hurla Jodi.

Sa voix résonna, se mêlant au bruit de l’eau qui s’écoulait des gouttières.

— Putain de merde, dit-elle.

Elle s’apprêtait à faire demi-tour quand un visage apparut dans l’encadrement de la porte derrière le bureau, un joli minois à la peau mate et aux longs cheveux noirs.

— Ouf, merci mon Dieu, j’ai besoin d’une trousse de premier secours.

Jodi se pencha au-dessus du comptoir.

La fille posa une pile de serviettes sur son chariot de ménage et approcha du bureau, puis elle recula aussitôt, les yeux écarquillés. Jodi regarda ses mains et vit la traînée de sang rouge vif que ses doigts avaient laissée sur le comptoir.

— Oh merde, désolée. (Elle s’essuya sur son pantalon.) Ce n’est rien, juste une petite coupure.

— J’appelle 911 ? demanda la fille, qui avait un accent marqué.

— Non. (La réponse alarmée de Jodi fusa trop vite.) Euh, non, on a juste besoin d’une trousse de premier secours, tout ce que vous pourrez nous donner, en fait. Une aiguille stérilisée serait idéale, mais une bandelette de suture fera aussi l’affaire.

La fille secoua la tête.

— Non, dit-elle. Pas anglais.

— Ah… (Jodi ferma les yeux et se concentra.) Ayuda.

Le premier mot lui revint facilement, mais le reste reflua dans ses souvenirs, juste hors de sa portée.

Ayuda… Necesito… ayuda2.

La bouche de la femme s’entrouvrit, elle cligna des yeux et hocha la tête.

Sí. (Elle s’empressa de décrocher le téléphone sur le bureau.) ¿Quiere que llame una ambulancia ? ¿Y policía, señora3 ?

— Non, non. (Jodi vacilla et passa le bras par-dessus le comptoir, comme si elle voulait lui arracher le téléphone des mains.) Telefono no. No, répéta-t-elle d’une voix désespérée. J’ai juste besoin de, merde, j’ai besoin… ¿Una venda4 ?

La fille continua de serrer le combiné, même après avoir compris que Jodi cherchait une trousse de premier secours. Elle attrapa une boîte blanche sur l’étagère, l’ouvrit et la fit glisser en travers du comptoir. Jodi jeta un œil sur les emballages et hocha la tête, puis elle regarda le combiné dans la main de la fille.

No telefono, répéta-t-elle.

Elle espérait que son ton était ferme, non pas suppliant.

À son retour dans la chambre, elle trouva Miranda par terre, en train d’appuyer un gant rempli de glaçons sur le menton de Donnie, qui était calé entre ses jambes.

Blue jean, baby queen, chantonnait-elle.

Jodi étala le contenu de la trousse sur la commode. Tout ce qui se trouvait à l’intérieur était jauni par l’âge mais intact, l’aiguille était encore sous plastique. Jodi remercia qui elle put, l’univers, supposa-t-elle, et versa du whiskey dans trois gobelets. Elle en but un et tendit le deuxième à Miranda, puis elle entreprit de couper le troisième, trois-quarts de whiskey, un quart de Coca, avant de le verser dans la gorge de Donnie. Il se débattit et voulut recracher l’alcool, mais Miranda l’en empêcha.

— C’est du jus, susurra-t-elle. Du bon jus.

Elles l’étendirent sur le dessus-de-lit à fleurs.

— Il a juste besoin de deux points de suture, dit Jodi. Tiens-lui les mains et les jambes le temps que je le recouse.

D’une main, elle saisit la petite mâchoire de Donnie, s’efforçant de ne pas croiser ses yeux verts terrifiés. Une main stable et une aiguille propre, répéta-t-elle en son for intérieur. Elle voulait désespérément être le genre de personne capable de gérer une situation comme celle-là, hélas son cœur faisait des bonds erratiques et sa main n’était pas si stable. Elle prit une profonde inspiration et désinfecta la plaie avec une lingette désinfectante.

L’aiguille s’enfonça dans la peau de Donnie avec une facilité qui lui souleva le cœur. Il hurla. Nos corps, pensa Jodi, renforçant les points pour faire bonne mesure, ne devraient pas être si vulnérables. Notre peau nous semble hermétique, impénétrable, pourtant une petite pression, et voilà que nous sommes exposés.

Elle coupa le fil et fit un pas en arrière.

— C’est fini, annonça-t-elle, scrutant le fil sombre sur le petit menton.

Dès qu’elles le libérèrent, Donnie porta ses mains à son visage. Miranda se précipita.

— Non, non, non, ne touche pas, dit-elle en se penchant vers lui. Pose tes mains ici, mon chéri. N’oublie pas, tu es une otarie !

Il secoua la tête.

— Noooon, protesta-t-il d’une voix étranglée. Je… Je…

— C’est un guppy, leur rappela Kaleb.

MIRANDA installa Donnie et Ross dans son lit, Kaleb dans celui de Jodi. La voyant organiser leur nuit, Jodi repensa à ses larmes, à ses baisers insistants, à son corps nu dans la chambre d’hôtel à Chaunceloraine. Miranda était-elle particulièrement saoule ce soir-là, s’en souvenait-elle seulement ? La veille, elles avaient dormi blotties l’une contre l’autre, et la nuit précédente – Jodi aurait pu le jurer, à moins qu’elle ne l’ait rêvé, mais non – elle s’était réveillée nue. À présent, elle éprouvait un choc brûlant à l’idée que Miranda, à la beauté si éclatante, ait pu la désirer une seule seconde.

Allongée dans le noir, elle se concentra sur la respiration régulière des garçons, se disant que ce n’était pas grave, elle n’avait pas besoin d’une femme comme Miranda en ce moment. Une demi-heure plus tard, cependant, quand Miranda approcha sur la pointe des pieds, qu’elle prit Kaleb dans ses bras et le déposa dans le lit de ses frères, le pouls de Jodi accéléra. Miranda prit la place tiède laissée par Kaleb et se colla à elle, lui effleurant les hanches des doigts. Jodi tâcha de calmer son cœur, veillant à ne pas s’abandonner à l’étreinte, sans trop se raidir, non plus.

— J’ai peur, chuchota Miranda.

Sur la hanche de Jodi, sa main était brûlante.

— Donnie va s’en remettre.

— Non, ce n’est pas ça. J’ai l’impression… Je ne suis pas sûre de pouvoir m’occuper des garçons sans comprimés. Je ne sais pas, je…

— Bien sûr que si, dit Jodi.

C’était agréable de réconforter quelqu’un, de pouvoir exprimer une certitude à propos de l’avenir de Miranda alors qu’elle-même doutait du sien.

Miranda lova son menton contre la nuque de Jodi et elles écoutèrent la pluie tambouriner sur la rambarde métallique dehors.

— Tu sais, chuchota Miranda, quand j’étais petite, je pensais que l’univers avait un plan pour moi. Je pensais qu’il existait un espace rien que pour moi, et que je le reconnaîtrais dès que je le verrais. Comme une clé qui entre dans une serrure. Je me glisserais dans le trou en cliquetant et je m’élancerais vers un nouvel avenir. Je pensais qu’il existait des centaines de millions d’espaces dans l’univers et qu’il suffisait de trouver le bon.

Jodi se laissa aller dans les bras de Miranda, regardant les formes sombres de la chambre, la table de nuit, le réveil projetant son éclat rouge cerise sur le plafond, le reflet aquatique des flaques sur le tissu des rideaux entrouverts.

— Après l’école, j’allais souvent me promener, poursuivit Miranda. On habitait dans un lotissement, tu sais, avec ces maisons qui ont des faux volets collés de chaque côté des fenêtres. Ils en construisaient sans cesse de nouvelles. Au bout de ma rue, il n’y avait que des champs, de grands champs nus et boueux. Alors je marchais. J’allais dans l’impasse, je ramassais une feuille ou une brindille, je laissais le vent l’emporter et, quelle que soit la direction qu’elle prenait, je la suivais. Je savais que si je marchais assez longtemps, je finirais par trouver mon espace. Quelque chose cliquetterait, et je glisserais en place.

Jodi laissa les mots de Miranda déferler sur elle, la submerger. Soudain, dans la pénombre de cette chambre anonyme, elle sut qu’ils s’appliquaient aussi à sa vie. Je glisserais en place, répéta-t-elle en son for intérieur. Elle imagina le terrain en Virginie-Occidentale, l’odeur du blé dans le champ, le soleil qui perçait à travers les arbres. Là-bas, elle s’était toujours sentie en accord avec le rythme des journées, l’air même qui l’entourait.

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1 Carte permettant le transfert électronique des coupons alimentaires.

2 Aide… J’ai besoin… Aide.

3 Oui. Vous voulez que j’appelle une ambulance ? Et la police, madame ?

4 Téléphone, non. Non […] Un bandage ?