Juillet 2007

— MADEMOISELLE Jodi. (La voix de Ricky s’éleva de la banquette arrière plongée dans la pénombre.) J’ai besoin de pisser.

Jodi jeta un œil dans le rétroviseur. Les garçons étaient affalés sur Ricky ; la tête de Kaleb reposait sur son épaule, Donnie et Ross étaient allongés sur ses genoux. Impossible de savoir où l’un commençait, où l’autre se terminait. La famille la plus étrange du monde.

— OK, dit Jodi. Je m’arrête dans une minute.

Le ciel commençait à s’éclaircir, un camaïeu gris ardoise au-dessus des cimes. Les phares avant traçaient une piste de lumière diffuse à travers la verdure. L’accotement était envahi d’arbres et de plantes grimpantes. Soudain, un panneau apparut, à moitié dissimulé par les broussailles.

COMTÉ DE MALONGA, VIRGINIE-OCCIDENTALE

RENDER 20 KM

PAINTER CREEK 25 KM

SALT SULPHUR SPRINGS 37 KM

Les noms défilèrent dans un éclat de peinture réflective, encore et encore derrière les paupières de Jodi tandis qu’elle clignait des yeux. RENDER 20 KM. C’était là. C’était là et là et là. L’accul où le bus scolaire faisait demi-tour pour repartir en direction de Painter Creek ; la casse où vivaient les gamins Weinshotzer, toujours coiffés d’un bonnet en tricot, même en été, afin de ne pas exposer leurs crânes rasés à cause des lentes. La petite maison en brique de Mallory Estep, la fille du médecin, une princesse qui portait des socquettes en dentelle en primaire et qui, une fois au lycée, se faisait coiffer par trois assistantes au fond du bus, un nuage de laque figeant perpétuellement l’air autour d’elles.

Render était encore endormie, sur les porches, des ampoules nues brillaient au-dessus des balancelles et quelques guirlandes lumineuses étaient suspendues aux fenêtres. Jodi traversa la ville, ignorant la station-service Exxon et le besoin pressant de Ricky pour s’engager sur Bethlehem Mountain Road, une piste à une voie qui grimpait entre des blocs de calcaire aussi pâles et nus que des os blanchis par le soleil puis sinuait dans une immensité verdoyante plantée de chênes et de noyers blancs. Juste avant l’embranchement menant à Bethlehem, une enseigne lumineuse attira l’attention de Jodi, des lettres jaunes s’incurvant au-dessus d’une flèche pointée sur l’aval de la rivière. SLATTERLY’S GIRL, OUVERT 24 HEURES SUR 24. BIÈRE. MUSIQUE. ALCOOL.

Jodi ralentit et scruta le panneau. Pendant la plus grande partie de son enfance, l’alcool avait été prohibé dans le comté de Malonga. En 1986, les stations-service avaient commencé à vendre de la bière, mais il n’y avait toujours pas de bars. Ceux qui voulaient boire le faisaient dans leur salon ou sur des routes de traverses, dans des voitures bonnes pour la casse.

D’autres changements ne tardèrent pas à faire leur apparition : une route en gravier coupait à travers l’ancien verger de Jessup, qui s’étalait sur une falaise d’argile schisteuse offrant une vue parfaite sur la ville en contrebas. À présent, une tour se dressait entre les arbres, un haut treillis métallique. Aux abords d’un virage serré, Jodi ralentit et vit un énorme camion couvert de boue cahoter sur les ornières de la nouvelle piste telle une gigantesque créature préhistorique. Juste à côté de l’entrée, un signe peint à la main avait été cloué à un arbre : FRACTURATION HYDRAULIQUE = MENACE ET DANGER PERMANENT = NOTRE EAU, C’EST NOTRE VIE !

— Mademoiselle Jodi, lança Ricky depuis la banquette arrière. Je ne peux plus me retenir.

— Merde, désolée. (Jodi se rangea sur le bas-côté.) Tu n’as qu’à pisser dans le fossé, là.

Lorsque Ricky s’extirpa de sous leurs corps assoupis, les garçons gémirent et Miranda se réveilla en clignant des yeux. Jodi écarta les mèches blondes plaquées sur sa joue couverte de sueur.

— On est presque arrivés, dit-elle.

Quand Ricky remonta dans la voiture, elle le regarda et sourit.

— Appelle-moi Jodi, OK ? Laisse tomber le“mademoiselle”.

LE terrain d’Effie était presque revenu à l’état sauvage. La Chevette peina à s’engager sur le chemin envahi de solidages et de rosiers multiflores.

— On n’a qu’à marcher à partir d’ici, dit Jodi en ouvrant la portière.

Elle fut accueillie par le parfum du chèvrefeuille, ainsi qu’un remugle plus terreux, l’odeur d’un champignon.

Devant eux, les contours fantomatiques de la route étaient encore visibles sous la stramoine – c’était un peu comme comparer le visage d’une femme vieillissante à une photo de jeunesse : la structure osseuse restait inchangée, cependant la surface était méconnaissable.

— Attention aux serpents.

La voix de Ricky retentit dans le dos de Jodi.

— Je veux voir un serpent, dit Donnie.

Jodi pressa le pas, en proie à une inquiétude grandissante. Enfin, elle la vit : la petite cabane de guingois, son toit de tôle qui se décollait de la façade. Jodi ne se rendit pas compte qu’elle retenait son souffle avant d’expirer et de s’élancer, les tiges de smilax griffant les jambes de son pantalon tandis qu’elle courait, craignant à chaque seconde que la vision s’évanouisse, comme un rêve.

Ici, le temps était continu. Le passé avançait parallèle au présent ; si on se retournait assez vite, on avait une chance de l’apercevoir. Dix-neuf ans plus tôt, Jodi avait quitté la cabane sous un ciel chargé de cumulonimbus gris vert qu’elle avait regardé disparaître par la vitre poussiéreuse d’un pare-brise arrière. Des années durant, l’hologramme avait continué de danser. À présent, tout était réel : le porche qui grinçait sous ses pieds, la porte d’entrée ouverte, la flèche de soleil qui tombait sur le plancher en pin, braquée droit sur le poêle en fonte. La fenêtre au-dessus de l’évier était brisée, son cadre hérissé d’éclats de verre, et une rangée de casseroles en cuivre étaient accrochées au mur du fond.

Jodi pénétra dans la cabane, faisant craquer des feuilles mortes et des glands desséchés. Lentement, elle s’avança vers la table de la cuisine, cet inoubliable bloc de chêne traversé par le cœur de l’arbre, une rainure sombre. Trois chaises étaient disposées en biais autour de la table, comme si une partie de cartes venait de prendre fin.

Lorsqu’elle ouvrit le placard à vaisselle, des papillons diaphanes jaillirent des tasses et battirent aveuglément des ailes près de son visage. Un calendrier était accroché au mur. Décembre 2002 – la troisième année de Jodi à Jaxton. Il montrait une femme blonde dont la poitrine débordait d’un T-shirt à motif camouflage. C’était le seul indice que quelqu’un était passé depuis la mort d’Effie en 1988.

Jodi se dirigea vers la cheminée condamnée ; un bocal à conserves rempli d’ongles et d’os minuscules était posé sur la tablette.

“Voici les trois choses les plus importantes”, avait dit Effie à Jodi, alors âgée de dix ans. La première était un Smith & Wesson .38 avec une crosse en bois lisse et les mots LADY SMITH gravés en lettres cursives sous le barillet, la deuxième était un Remington 721 et la troisième, le bocal renfermant les restes de la main droite de Grand-père McCarty.

Le Ladysmith .38 était un cadeau de mariage de Grand-père, le seul avantage, disait Effie, qu’elle avait tiré de cette union. Le Remington était un héritage de l’oncle qui l’avait hébergée, et les morceaux d’os et d’ongles étaient la conséquence des relations adultères que Grand-père avait entretenues avec une ou deux femmes de Render. Quand Effie l’avait appris, elle avait retourné son cadeau de mariage contre son mari, lui emportant la main avant qu’il puisse sortir de la cabane. Leur fils aîné, Phillip, avait suivi son père, pistant les gouttes de sang sur le chemin défoncé. Effie et Andy, le père de Jodi, étaient restés seuls sur le terrain.

— Il t’a dit de faire attention.

La voix de Kaleb résonna sur le porche.

Jodie se tourna juste à temps pour voir Donnie faire irruption dans la cabane en brandissant un grand bâton. Les autres étaient tassés dans l’entrée : Ricky scrutait les murs en rondins. Dressée sur la pointe des pieds, Miranda regardait par-dessus l’épaule de Ricky tandis que Kaleb se pressait derrière elle.

— On se croirait dans La Petite Maison dans la prairie.

Jodi gloussa, soulagée de voir Miranda sourire.

BECKLEY était à une heure de Bethlehem. Jodi fit le trajet seule, laissant Miranda, Ricky et les garçons à la cabane. À une rue du Service pénitentiaire d’insertion et de probation, se rappelant qu’elle n’avait pas son permis et ne devrait pas être vue en train de conduire, elle gara la Chevette à l’ombre d’un pin blanc et gagna le bâtiment de brique rouge à pied, se composant une expression de déférence solennelle.

L’agent Ballard la regarda à peine. Il dormait à son bureau et la jeune réceptionniste dut se racler la gorge, criant“Benny” deux fois pour qu’il se réveille et daigne lever les yeux sur Jodi.

— Il y a une nouvelle libérée sous conditions pour toi, dit la réceptionniste.

Elle s’empressa de faire demi-tour.

La tête de Benny Ballard était trop grosse pour son cou et son visage arborait un air de profond et perpétuel agacement. Il passa la main dans ses cheveux poivre et sel, pivota sur son fauteuil et saisit la cafetière brûlante posée sur une plaque derrière lui, emplissant le bureau d’une odeur âpre et douce-amère.

— J’imagine que vous vous attendez à ce que je vous serre la main et que je vous demande comment vous allez, etc., dit-il, versant les dernières gouttes de café dans un mug sur lequel on pouvait lire : SARCASME : MON OFFRANDE GÉNÉREUSE À L’UNIVERS. On va s’épargner les chichis et tâcher d’en finir au plus vite, histoire que je quitte le bureau tôt aujourd’hui.

Jodi s’assit en silence sur la chaise pliante. Voilà qui ne devrait pas être trop difficile. Elle connaissait ce profil. Il y avait ceux qui prenaient leur travail trop au sérieux, s’imaginant que réhabiliter les criminels relevait de leur mission personnelle, et il y avait les autres, ceux qui, comme Ballard, comptaient les heures les séparant de l’instant où ils pourraient rentrer se vautrer devant la télé. Si vous leur témoigniez assez de respect, ils vous laissaient tranquilles la plupart du temps.

Ballard posa son mug sur une pile de papiers et sortit un dossier en papier kraft.

— Vous êtes bien Jodi McCarty, domiciliée au 611 Murdock Street, à Render ?

— Oui, monsieur.

— Très bien, allons-y alors.

Les yeux mi-clos, il fixa un point au-dessus de l’épaule de Jodi et entreprit de débiter une succession de règles à un rythme frénétique. Sa voix monotone rappela à Jodi la présentation de Ricky au musée.

— Vous ne devez pas quitter le périmètre imposé par le certificat de libération sans permission écrite de la part de votre agent de probation. Vous devez fournir un rapport écrit complet à votre agent entre le premier et le troisième jour de chaque mois ainsi que le dernier jour de votre liberté conditionnelle. Vous devez répondre à toutes les convocations de votre agent et lui fournir des informations précises et exhaustives. Vous ne devez pas enfreindre la loi. Vous ne devez pas vous commettre avec des individus engagés dans une activité criminelle. Vous devez trouver un emploi stable, à moins que votre agent de probation ne vous en dispense, et subvenir du mieux que vous le pouvez aux besoins de vos dépendants légaux, le cas échéant. (Ballard leva les yeux.) En d’autres termes, débrouillez-vous pour trouver un travail et le garder.

Jodi hocha la tête et se mit à contempler une étagère verte au sommet de laquelle trônait une plante morte. En prison, on n’avait pas vraiment le droit d’être un individu responsable de ses propres décisions, mais une fois dehors, soudain on était censé tout savoir.

— Il n’y a pas tant d’opportunités que ça à Render, dit Jodi.

Ballard fit craquer les articulations de sa main droite.

Jodi prit une profonde inspiration et le regarda à nouveau. Il haussa les sourcils.

— En fait, commença-t-elle, fixant une mouche qui se nettoyait les ailes sur le rebord du mug de Ballard, j’aimerais bien élever des veaux et, ensuite, avoir un petit élevage allaitant.

Ballard empoigna son mug et la mouche voleta sur sa main. Il ne sembla pas la remarquer.

— Il vous faut un emploi digne de ce nom. (Il posa son mug et la mouche atterrit dessus.) Vous comptiez les élever où, de toute manière ? Dans votre jardin, à Render ?

— Non, pas du tout.

Jodi ferma les yeux. Putain de merde. Elle avait failli révéler à cet homme qu’au lieu de vivre à l’adresse indiquée sur le dossier, elle avait l’intention de squatter un terrain dont elle n’avait pas payé les taxes depuis trop longtemps. Putain de merde.

— Non, je suppose que je n’ai pas pensé à tout.

Ballard ricana.

— Il faut que quelqu’un vous embauche et vous paye.

Jodi le regarda.

— Et qui va m’embaucher après avoir lu mon casier judiciaire ?

Ballard haussa les épaules.

— Certaines de mes codétenues racontaient que même McDonald’s refusait d’embaucher les criminels.

— Hmm, c’est pas faux. (Ballard fit craquer les articulations de sa main droite.) Que font vos parents ?

— Ils sont invalides. (Jodi contempla ses genoux.) Avant, papa était gardien de prison. La prison fédérale, c’est à peu près le seul endroit où on peut trouver un emploi à Render.

À nouveau, Ballard s’esclaffa.

— Merde alors. Vous n’aurez qu’à me prouver que vous cherchez. Après un temps, si vous n’avez toujours rien trouvé, vous pourrez peut-être passer votre permis poids lourds. Les entreprises de transports routiers prennent parfois des criminels.

Jodi le dévisagea. Il haussa les sourcils et les coins de sa bouche se retroussèrent en un sourire moqueur.

— Donnez-moi un rapport écrit entre le premier et le troisième jour de chaque mois. Si je suis absent, confiez-le à ma secrétaire. Si vous êtes ponctuelle et factuelle, nous n’aurons pas de problème, mais si vous me causez le moindre souci, je ferai de votre vie un véritable enfer. (Il fit un clin d’œil.) C’est clair ?

Jodi le regarda dans les yeux.

— Oui, monsieur.

— Très bien, c’est tout, c’est ma part du contrat. (Il jeta le dossier sur le bureau, avec les autres papiers, tous les rapports de vies meurtries et cabossées.) Vous êtes officiellement en liberté conditionnelle. Maintenant, hors de ma vue.

LES parents de Jodi vivaient en bordure de la ville, dans une petite maison bleue au fond d’une impasse derrière la prison du comté et le terrain de base-ball.

Quand ils approchèrent de leur rue, Jodi ralentit et les garçons se bousculèrent pour regarder par la fenêtre.

— Tu ne parleras pas de Lee, d’accord ?

Jodi observa Miranda.

Distraite, elle était occupée à gratter des écailles de vernis rouge sur ses ongles.

À la cabane, elles avaient tout passé en revue, envoyant les garçons jouer dehors le temps de mettre au point une histoire dans laquelle le nom de Lee Golden n’apparaissait pas. Elles avaient décidé de raconter que le mari de Miranda était mort dans un accident de voiture la semaine précédente, à la suite de quoi Miranda avait décidé d’accompagner Jodi en Virginie-Occidentale.

— Lee est bien trop lâche, dit Miranda en inspectant ses cuticules. Jamais il n’enverra la police à mes trousses, j’ai trop de trucs à leur balancer.

Jodi fut traversée par une bouffée d’agacement intense. Plus elle s’efforçait de préserver les garçons de la vérité complexe de leur situation, plus Miranda sapait ses efforts, déblatérant sans aucune considération pour son auditoire.

— Eh bien, chuchota Jodi en montant le volume de la radio pour que le bruit couvre sa voix. Quelqu’un les recherche forcément, d’accord ? Leur Neenee adorée, par exemple.

Miranda posa les yeux sur elle ; soudain son regard s’illumina.

— Si on te teignait les cheveux ?

Jodi éclata de rire.

— Tu préfères quoi, rouge ou noir ?

Miranda abaissa le pare-soleil et découvrit le miroir.

La voyant grimacer devant son reflet, Jodi repensa au grand panneau à la dentition parfaite, à la fierté de Miranda. C’est mon papa ! Cette femme n’avait jamais rien accompli seule, elle était passée directement du Roi des dentiers aux bras de son mari, et tout, même la pauvreté et la perte de ses enfants, semblait être un jeu à ses yeux, une comédie musicale dramatique dont elle était la star.

— On est arrivés ? demanda Ross.

Jodi se gara en face de la maison. Un chien surgit de sous le porche et observa la voiture avant de renifler une barquette de margarine vide au milieu du jardin. Jodi n’avait pas dit qu’elle venait, elle n’avait pas échangé le moindre mot avec ses parents depuis Jaxton, mais Andy et Irene seraient chez eux, elle en était sûre, jour après jour, leur vie était une route plate dans un paysage monotone. Tous les premiers du mois, ils recevaient le chèque du gouvernement et s’offraient une semaine d’excès suivie de trois semaines de frugalité obséquieuse.

Elle coupa le moteur et la porte d’entrée s’ouvrit dans une cacophonie de cloches et de carillons. Irene apparut sur le perron, plissant les yeux.

— Bonjour ! cria Miranda.

Elle descendit de la voiture et fit sortir les garçons. La voyant se mouvoir, Jodi comprit que, malgré son irritation, elle était surtout très heureuse que Miranda soit là et immensément soulagée que celle-ci ignore que personne ne l’attendait – chose dont elle n’aurait de toute façon eu que faire. Jodi lui vouait une infinie reconnaissance pour sa facilité à dissiper les moments de gêne sans le moindre effort, en captant toute l’attention avec ses enfants, ses problèmes, ses cheveux brillants.

— Bonjour ? répondit Irene en croisant ses bras maigres sur son torse.

Jodi sortit de la Chevette et resta plantée là, dans l’ombre feuillue d’un chêne.

— Ça alors, dit Irene. Je rêve ou c’est Jodi Marie.

L’asphalte entre elles était jonché de brindilles et de détritus, une petite voiture cassée, un ballon de basket dégonflé.

— Salut.

Irene se fendit d’un sourire.

Elle était toujours aussi belle. Traits fins, yeux immenses, longs cheveux roux. Andy, le père de Jodi, était debout derrière elle dans l’entrée. Plus petit qu’Irene, mais tout aussi attirant, d’une manière moins conventionnelle. Une beauté féroce et sensuelle émanait de ses pommettes saillantes, de son nez fin et de sa bouche délicate. Leur beauté avait une qualité étrangement triste dans cette maison délabrée au fin fond de Murdock Street. Leur charme s’apparentait à une mauvaise blague, à une promesse non tenue et bizarrement, peu importait combien ils se saoulaient, combien ils foiraient et faisaient fausse route, la beauté demeurait intacte.

— Tu as amené des petits ! gazouilla Irene.

Ils se tassèrent dans la maison, dans ces pièces envahies par le vacarme du téléviseur, l’odeur des cigarettes bon marché. Irene envoya Andy chercher de quoi préparer des sandwichs à la cuisine, les garçons faire une sieste dans la chambre du fond, Miranda se reposer et se rafraîchir dans leur chambre.

— Prenez une douche ou un bain, je vous en prie, surtout ne vous gênez pas, dit-elle. (Elle saisit Jodi par le coude et l’attira à elle.) C’est ton petit ami ?

D’un mouvement du menton, elle montra Ricky, qui regardait ses pieds, debout devant la cuisine.

— Mon Dieu, non, répondit Jodi en libérant son coude. Non, pas du tout.

Irene haussa les sourcils.

— Ah, désolée alors, je…

— C’est le frère d’un vieil ami.

Jodi s’efforça de radoucir sa voix. Elle avait réagi trop vivement et rendu la situation plus étrange qu’elle ne l’était en réalité.

— Il avait besoin de se sortir d’une mauvaise passe, ajouta-t-elle, jetant un coup d’œil à Ricky.

— Alors c’est son petit ami à elle ?

Irene braqua un doigt sur la chambre parentale.

— Son mari est mort la semaine dernière.

Lentement, Irene secoua la tête, un petit sourire flottant sur ses lèvres.

— On dirait que tu t’es déjà débrouillée pour trouver des gens qui avaient besoin de toi, je me trompe ?

Jodi haussa les épaules et gagna la cuisine.

C’était le milieu du mois, la phase de panique n’avait pas encore commencé, mais la période des excès était terminée. Il y avait encore de la bière dans le frigo, de la charcuterie, du pain et des tartinades sur le comptoir. Jodi prit une bière et rejoignit Andy près de la porte de derrière, d’où elle pouvait voir au loin les gamins de la ligue junior piétiner sur le terrain de base-ball.

Après un temps, Miranda sortit de la chambre avec une serviette enroulée autour de la tête et entreprit de préparer une assiette de sandwichs qu’elle déposa devant la télé. Lorsque Miranda et Ricky s’installèrent sur le canapé pour manger, Jodi ne put s’empêcher d’être saisie par la rapidité avec laquelle ils s’étaient mis à l’aise. Quand elle vivait ici, durant les mois séparant la mort d’Effie de l’arrivée de Paula, Jodi avait toujours eu le sentiment que cette maison était celle où elle n’avait pas grandi. Andy avait essayé de subvenir à leurs besoins avec sa pension d’invalidité jusqu’à ce qu’Effie, sachant que le bébé Dennis était malade, qu’Irene et Andy se ruinaient en alcool, déclare qu’il valait mieux qu’elle s’occupe de Jodi.

— Alors comme ça, ils t’ont laissée sortir.

Andy se tourna vers Jodi et leva sa bière, comme s’il s’apprêtait à trinquer, au lieu de quoi il porta la canette à ses lèvres.

Jodi hocha la tête et leva sa bière à son tour. La brume engendrée par le trajet de nuit ainsi que ses dix-neuf années d’absence s’épaississaient avec chaque nouvelle gorgée.

— Irene a dit que tu voulais vivre dans la cabane de maman ?

Jodi regarda Andy. Son ton ne laissait filtrer aucun indice sur ses pensées.

— Oui, dit-elle. Je vais consulter un avocat pour savoir combien de taxes je dois et la cabane a besoin d’un nouveau toit, aussi.

Andy alluma sa cigarette.

— Elle vaut pas un nouveau toit.

— Dans l’immédiat, je vais installer une bâche, histoire qu’on soit au sec, dit Jodi. Ensuite j’achèterai des poules. Au printemps, je labourerai le jardin et dès qu’on sera prêts, on achètera quelques génisses aux enchères et on se lancera dans l’élevage de veaux. Rien de trop compliqué au début, mais ensuite…

— Le terrain n’est plus en état, dit Andy. Il n’est plus bon pour la pâture, il est plein de sauterelles et de slimax.

Jodi hocha la tête. Dans ses fantasmes, les champs n’avaient pas été envahis par les mauvaises herbes, néanmoins elle refusait d’abandonner son rêve, élever des vaches dans la montagne. C’était le seul aspect de son avenir qu’elle pouvait s’imaginer réussir, alors elle répétait inlassablement son plan, s’accrochant aux mots comme à la rambarde d’un escalier branlant.

Elle avala une gorgée de bière et contempla la charcuterie sur le comptoir. Soudain les plis roses du jambon prirent un aspect malveillant, ils ressemblaient un peu trop à sa propre peau.

— Oui, dit-elle, pensive. Il faut que je m’occupe de débroussailler ce champ.

Il faisait plus frais dans la cuisine que dans le reste de la maison, une fraîcheur bleutée préservée par les rideaux matelassés. Andy ouvrit une autre Miller et le bruit resta suspendu dans la pièce, transperçant le silence.

L’Andy d’antan était toujours sur le point de raconter une anecdote. Que l’on ait envie de l’écouter ou non, lui avait besoin de raconter. Aujourd’hui, pensa Jodi, il avait peut-être du mal à concilier ses histoires avec la réalité de sa propre fille venant d’être libérée. La plupart de ses histoires dataient de l’époque où il était gardien de prison. Il avait travaillé à la prison fédérale pour femmes de Render jusqu’à ce qu’il se déplace une vertèbre en neutralisant une détenue. Il en savait long sur les lesbiennes qui avaient des swastikas gravés sur les mollets. Et les filles de Manson – il travaillait quand Squeaky Fromme s’était échappée et avait convaincu un homme de Painter Creek de l’emmener à la station de bus. Selon qui racontait l’histoire, l’homme avait ou n’avait pas profité d’une petite fellation en route. En rentrant chez lui, il avait entendu une alerte à la radio et s’était pissé dessus avant de pouvoir se ranger sur le bas-côté pour prévenir les flics qu’il venait de déposer une jeune femme correspondant à la description.

Jodi regarda Andy.

— Qu’est-ce qu’ils fabriquent dans le verger de Jessup ?

— Un puits de forage, répondit Andy en écrasant sa cigarette dans un cendrier en forme de poêle à frire.

— Ça veut dire quoi, ça ?

— Ils extraient du gaz du schiste. Ils ont payé le terrain un paquet de fric. Ton cousin Robbie travaille là-bas en ce moment et il est bien payé, lui aussi. J’ai dit à A.J. qu’il devrait s’y mettre, mais bien sûr il en a rien à foutre de mes conseils.

AU cours de l’après-midi, Irene passa plusieurs coups de fil pour organiser une fête impromptue avec les voisins, les cousins, les frères et les beaux-parents. Dans son empressement à jouer les hôtesses modèles, elle avait oublié qu’Andy et elle préféraient se saouler seuls, en s’envoyant à la figure des insultes qui menaient inévitablement à un coït fiévreux en début de soirée.

Les invités commencèrent à arriver. Les hommes se rassemblaient dans le jardin, enfonçaient à tour de rôle une pince en métal dans les braises du barbecue. Les femmes se juchaient dans tous les coins de la cuisine, opacifiant l’air avec leurs cigarettes. Ricky regarda la télé dans le salon jusqu’à ce qu’Irene l’envoie rejoindre les autres hommes. Jodi se sentit mal à l’aise lorsqu’elle le vit debout sous le noyer, à côté de ses frères, leurs lèvres remuant pour prononcer des mots qu’elle ne pouvait deviner.

Dennis et A.J. avaient pris du ventre et leurs visages n’étaient plus marqués par l’acné, hormis quoi ils n’avaient pas changé durant son absence. Ils étaient tous les deux défoncés, le regard distant et vitreux. Malgré leur ressemblance, Dennis avait toujours eu quelque chose en plus, une assurance qu’il dégageait même de loin. Sur Dennis, la léthargie pesante de l’herbe se transformait en aisance fluide et sans limites. Quant à A.J., il avait juste l’air trop défoncé pour parler.

— Tu devrais remercier le ciel d’avoir eu trois garçons, dit Irene à Miranda, qui était assise au milieu de la cuisine et faisait sauter le dernier né de Dennis sur ses genoux.

— Les garçons sont plus faciles, plus gentils, ils n’ont pas cette cruauté.

Irene se tourna vers les autres femmes, cherchant leur approbation, hélas plusieurs conversations étaient en cours, des histoires de moules à gelée, et cette salope qui se faisait bronzer près de la cale à bateaux municipale.

Les femmes se déplaçaient dans la cuisine comme si elles avaient tout chorégraphié, glissant les unes autour des autres pour prendre le film alimentaire, s’arrêter le temps d’allumer une nouvelle cigarette. Jodi avait oublié leurs visages et leurs noms, pourtant elle les connaissait bien. Elles avaient toujours été là, en arrière-plan, avec du café, des plats collants bourrés d’amidon. Présentes à chaque désastre et à chaque célébration, elles arrondissaient les angles avec leurs robes d’intérieur matelassées, leurs nuages de fumée. Leur corps généreux rassurait les hommes et les enfants. Parmi elles, Miranda paraissait fraîche et sereine. Ses cheveux humides retombaient sur le dossier de la chaise. Elle portait un débardeur blanc emprunté à Irene et un short en jean déchiré. À nouveau, Jodi fut emplie de gratitude envers elle, sa façon de mettre tout le monde à l’aise, d’accueillir chaque instant. Elle vous donnait le sentiment que tout ce que vous faisiez en sa compagnie – préparer une salade de pâtes, aller chez l’épicier – était exceptionnel et enthousiasmant.

LA nuit commençait à tomber quand ils furent prêts à manger et que la bière vint à manquer. Quelqu’un était parti en racheter, mais il n’était pas encore revenu et Jodi commençait à se sentir sobre. Les voix se firent plus sonores, comme une station de radio entrant dans le champ, alors elle s’éloigna de la table de pique-nique sur laquelle étaient disposés une salade d’oranges, des tomates à la mayonnaise, de la viande grillée et du pain de maïs. Elle fut soulagée de trouver A.J. avachi et hébété sous le noyer, plus encore quand il lui tendit une poignée de comprimés.

— Tu veux de la Dexedrine ?

Jodi hocha la tête et surveilla les alentours, au cas où Miranda l’observerait. Mais elle était occupée à rapporter des piles d’assiettes de la cuisine en riant avec Irene. Jodi referma les doigts autour des comprimés couleur pêche. Son prochain entretien avec Ballard était dans un mois, largement assez pour éliminer la Dexedrine. De toute manière, Ballard n’avait pas l’air d’être un acharné des contrôles antidopage. Elle avala les comprimés et s’installa entre les racines du chêne, se laissant bercer par les accents nasillards des invités. La familiarité de ces mots tantôt raccourcis, tantôt rallongés par des langues n’ayant jamais quitté les collines lui réchauffait le cœur. Elle ne s’était jamais complètement débarrassée de son accent, mais au fil des ans, elle s’était mise à le considérer comme un fardeau étrange, un reliquat qui n’avait de sens qu’ici.

Le soleil déclina et la lumière du crépuscule nimba le jardin d’une aura tamisée. Jodi contempla le profil d’A.J., repensant à toutes les fois où elle avait attendu avec lui, comme elle le faisait en ce moment même, dans le silence et la chaleur. D’aussi loin qu’elle s’en souvienne, avant que ses parents n’emménagent en ville, il lui semblait qu’elle faisait toujours un long trajet, sur la banquette arrière avec ses frères. Ils n’avaient pas de ceinture de sécurité et se cognaient les uns contre les autres, un chaos de coudes pointus et de peaux couvertes de piqûres d’aoûtats. Jodi n’avait aucune idée de leur destination. Excepté quelques proches partis vivre dans le Michigan, toutes les connaissances de la famille habitaient dans le comté de Malonga. Peut-être que ses parents avaient juste besoin de rouler, Andy laissant une traînée de fumée dans son sillage tandis que les cheveux d’Irene s’agitaient par la fenêtre, un filet d’encre rouge orangé.

Plus tard, pour Jodi aussi, le but avait été de rouler. Dennis avait gagné le droit d’accompagner les garçons qui emmenaient Jodi avec eux, parce qu’à l’âge de onze ans, il savait déjà convaincre les vieux hippies de lui vendre de l’herbe à un prix avantageux. Et A.J. avait l’air suffisamment innocent pour acheter un carton entier de chantilly en bombe. À l’arrière de la voiture, le vent et le soleil tourbillonnaient sur leurs genoux, comme quand ils étaient enfants. Venait ensuite la montée rapide du protoxyde d’azote, sa chaleur brûlante, et la route. A.J. et Dennis brûlaient toujours de quitter l’État. Un jour, ils avaient sauté dans un train de marchandises, malheureusement ils s’étaient trompés de ligne et le train s’était enfoncé plus profondément dans les montagnes avant de s’arrêter à Anjean, devant l’entrée de l’ancienne mine.

— T’étais en prison tout ce temps ? demanda A.J. en se penchant vers Jodi.

Elle hocha la tête.

— Ça s’appelle un gâteau biblique, disait une femme sur le porche à Ricky. Une ration de Proverbes 30 :33. (Elle gesticula avec ses bras maigres couverts de veines, un labyrinthe bleuté.) Deux rations de Jérémie 6:20.

Ricky écarquilla les yeux.

— Et le roseau aromatique d’un pays lointain ?

— Paraît que t’es devenue gouine.

A.J. dévisagea Jodi.

Elle se détourna en serrant les poings. Elle aurait dû se douter que l’un d’eux finirait par en parler. Elle laissa son esprit flotter au-dessus de l’instant présent, malgré quoi elle continua de sentir la puanteur de la honte, d’entendre le ton amer sur lequel le mot avait été prononcé.

Elle imagina A.J. ricaner en lisant les articles. En 1989, son histoire avait acquis une certaine célébrité. Elle comportait tous les ingrédients sulfureux dont étaient friands les journaux : un kidnapping, de la violence et du sexe. Durant ses premières semaines à Jaxton, elle avait reçu de nombreuses lettres de la part de désaxés qui avaient suivi le procès, des témoignages d’admiration malsains empreints d’une folie sombre et libidineuse, ainsi que des messages de lesbiennes expédiés de toutes les villes du pays : San Diego, Boston, New York. Elles croyaient la connaître pour la simple raison que Jodi et Paula étaient amantes. Elles voulaient que Jodi devienne la figure emblématique d’une action en justice de l’union américaine des libertés civiles visant à dénoncer l’homophobie du système judiciaire de la Géorgie. Une campagne de sensibilisation. Seule dans sa cellule, Jodi s’était sentie détachée de ces grands discours sur la solidarité, complètement extérieure à la soi-disant communauté. Elle avait jeté les lettres. Elles transpiraient le privilège, ces feuilles blanches dégoulinantes de“compassion” parfumées au besoin de“comprendre”. Leur empressement à tout pardonner lui donnait la nausée.

LORSQUE le soleil se coucha, les moustiques sortirent et la plupart des invités rentrèrent chez eux. Les autres se rassemblèrent devant le petit téléviseur du salon. Dennis voulait rester, mais sa femme le suivait partout en répétant la même phrase, comme un perroquet domestique.“Il faut mettre les filles au lit” et“Demain tu travailles Dennis, demain tu travailles.” Irene finit par leur dire de se taire et d’y aller.

Dennis lança une dernière œillade à Miranda en se levant, mais elle en était déjà à sa sixième bière, les yeux rivés sur Machette III qui passait à la télé. Ricky s’assit à côté d’elle sur le canapé et les garçons s’allongèrent à même le sol.

— Maman ? (La voix de Kaleb s’éleva dans la pénombre naissante.) Maman, on est où ?

Jodi faisait les cent pas derrière le canapé, comptant et recomptant les quatre cigarettes dans son paquet. Demain, pensait-elle, tâchant de se concentrer sur les étapes à venir, mais chaque fois, son cerveau revenait en arrière, obnubilé par la réserve de cigarettes qui s’amenuisait.

— Tu vas t’abîmer les yeux, dit Ricky à Donnie, qui se tenait à quelques centimètres du téléviseur.

— Bouge ta tête, chéri, marmonna Miranda.

La fille à l’écran ouvrit la porte grinçante d’un château abandonné avec un passe.

— Je n’entrerais pas, à ta place, lâcha Ricky.

Ross étudiait un annuaire téléphonique à la lumière du téléviseur.

Les chuchotements furieux d’Andy et d’Irene leur parvenaient depuis la cuisine.“Je t’ai dit que je n’avais jamais… Ah bon ? Pas une seule fois ?… Oblige-moi à porter une ceinture de chasteté, tant que tu y es !”

À travers la moustiquaire de la fenêtre, Jodi vit les lumières du terrain de base-ball. Dans son dos, le téléviseur se mit à hurler.

— Je te l’avais bien dit, marmonna Ricky.

Quand les garçons s’endormirent, Jodi les emmena dans la chambre d’amis et les déposa sur le lit, sous le portrait d’un ancêtre aux dents écartées et un poster géant de Jim Morrison. Lorsqu’elle revint dans le salon, Ricky était debout devant le canapé sur lequel Miranda somnolait, alanguie.

— Il n’y a pas beaucoup de place dans cette maison, dit-il.

Jodi le dévisagea, sur la défensive, soudain.

— Ce n’est que pour un soir…

— Je vais dormir dans la voiture.

— Non, non, les canapés, c’est pour toi et Miranda.

Ricky n’esquissa pas le moindre geste.

— Et toi, tu vas dormir où ?

— Il y a plein de couvertures.

Jodi se tourna pour prendre des plaids en crochet dans un coffre en bois. Elle empila les couvertures par terre, près du canapé.

— A.J. a dit que tu sortais de prison.

Jodi leva les yeux. Ricky se découpait contre la lumière spasmodique du téléviseur, la dominant de toute sa hauteur. Elle avait presque oublié qu’ils n’avaient pas encore évoqué Jaxton.

— C’est vrai, dit-elle.

Elle ne pouvait discerner l’expression sur son visage. Elle baissa les yeux et réarrangea les couvertures, puis elle se redressa et se dirigea vers la porte, le pouls en panique.

— Je vais acheter des cigarettes au bout de la rue. T’as besoin de quelque chose ? demanda-t-elle sans jeter un regard en arrière.

Elle s’immobilisa sur le perron et laissa la porte moustiquaire se refermer en silence dans son dos. Le goulot brisé d’une bouteille de bière luisait faiblement sur la dernière marche. Elle entendit le chien de ses parents gratter la terre sous le porche. Après une minute, n’ayant toujours pas obtenu de réponse, elle traversa le jardin, s’efforçant de ne pas penser à ce qu’A.J. et Dennis avaient pu raconter à Ricky.

La nuit était plus fraîche à présent, une brise s’était levée, dispersant un petit paquet de feuilles sur la route. Jodi en saisit une. C’était une brochure“Venez à Jésus” sur laquelle figurait une photo noir et blanc d’un adolescent vêtu d’un T-shirt GLOIRE À SATAN. Elle contempla l’adolescent au regard triste, sentant la piqûre de la Dexedrine et la bourbe de la bière dans ses veines.

Lorsqu’elle leva à nouveau les yeux, elle vit quelque chose qui tremblotait entre les arbres, un grand rayon frémissant. Elle s’avança sur Front Street pour en avoir le cœur net. Sur le flanc de Bethlehem Mountain, la pointe d’une flamme orangée s’échappait du sommet de la tour métallique, inondant de lumière une parcelle de terre pelée. Plus bas, le néon SLATTERLY’S GIRL clignotait.

LE bar était niché sur la berge, si près de l’eau que le premier mot qui traversa l’esprit de Jodi fut“inondation”. L’établissement ne comptait peut-être pas rester en activité assez longtemps pour être confronté à un désastre. Les murs en contreplaqué étaient couverts de publicités pour la bière. La musique résonnait à plein volume – un saxophone geignard –, pourtant la pièce était presque vide, juste trois hommes en vêtements de travail tachés et une fille assise au bar sous une rangée d’ampoules nues.

— Le puits va bientôt être épuisé, disait l’un des hommes. C’est pour ça qu’ils le torchent, ils brûlent tout avant d’aller plus haut dans la montagne.

La fille resta silencieuse, le visage tourné vers l’énorme téléviseur. Personne ne regarda Jodi lorsqu’elle traversa la pièce.

La barmaid était une grande femme aux cheveux châtains en jean délavé et T-shirt moulant. Jodi commanda une Budweiser et la fille remplit un gobelet en plastique à la tireuse.

— Cinq dollars.

Jodi se figea, la main à mi-chemin de sa poche.

— À ce prix, je pourrais m’acheter un pack entier.

— Peut-être, mais pas ici.

— Pourquoi c’est si cher ?

Jodi préleva six billets d’un dollar sur les cinquante dollars qui lui restaient.

— Tout est plus cher depuis que les compagnies de gaz sont arrivées en ville. (D’un mouvement de tête, la barmaid montra les hommes au bout du comptoir.) Ils ne sont pas d’ici et je crois qu’ils ont l’habitude de payer plus. (Elle baissa la voix.) Mon patron dit qu’ils continueraient probablement de venir s’il leur demandait le double. On est le seul bar dans le coin.

Elle glissa l’argent de Jodi dans sa poche et se remit à inspecter les pointes de ses cheveux, observant chaque mèche à la lumière des ampoules avant d’arracher les fourches avec les dents.

Jodi s’installa au comptoir sur le tabouret du milieu et sirota sa bière pisseuse et pleine de mousse.

Après quelques minutes, la porte de derrière s’ouvrit et une fille entra en titubant, entièrement nue excepté un T-shirt Mickey élimé qui ne couvrait pas tout à fait son ventre mou et pâle, sa touffe de poils pubiens marron. L’éclat fluorescent des panneaux d’affichage pour loto électronique illuminait l’entrée derrière elle.

— Tu ne pouvais pas venir ? lança-t-elle. Désolée, je m’en fous.

La barmaid leva les yeux et rejeta ses cheveux en arrière.

— Mets-toi quelque chose sur le dos, Sylvie. Personne n’a envie de voir ça, dit-elle.

Malgré le volume de la musique, un silence planait dans la pièce. Quelque chose était en train de se passer ici, pensa Jodi, quelque chose qui rendait liquide tout espace tangible, un ennui rageur capable d’arrêter le temps qui n’existait que dans des lieux si isolés que même le sexe cessait d’avoir un sens. Quelque chose ayant à voir avec la distance les séparant du centre des choses. Tout ce qui avait jamais compté était arrivé ailleurs. Il y avait ce dicton sur le battement d’ailes d’un papillon, mais dans les endroits comme celui-ci, le temps et la distance étouffaient tout.