QUAND Jodi se réveilla, la Chevette avait disparu. Debout dans la cuisine, cafetière à la main, elle regardait par la fenêtre, écoutant les camions-citernes vrombir dans le champ. Peu à peu, elle prit conscience d’une absence dans le jardin et soudain : Miranda dormait, les garçons étaient encore dans leur chambre et la voiture n’était plus là.
Elle voulut crier le nom de Ricky mais à quoi bon ? C’était elle qui avait tout déclenché, avec sa grande idée en Géorgie. Hé, Ricky, si je t’apprenais à conduire ?
Elle posa la cafetière sur le comptoir et sortit. Il ne pouvait pas être allé bien loin. Farren l’aiderait à le retrouver avec son pick-up, mais avant de partir, elle devait vérifier quelque chose. Lorsqu’elle traversa le jardin, elle aurait aimé connaître une prière, une incantation semblable à celles que scandaient les prêtres catholiques, une phrase à répéter face à l’adversité, hélas, tout ce qu’elle arrivait à penser, c’était, Non, pitié, non.
Butter émergea de sous le porche et voulut se frotter contre sa jambe. Jodi continua de marcher. Non, pitié, non. Sous le toit de la remise, elle se dressa sur la pointe des pieds et tendit les bras, espérant de toutes ses forces sentir la poignée en cuir, les fermoirs en métal, hélas sa main ne rencontra que de l’air tiède et vide.
— Merde, dit-elle, retombant sur ses talons. Merde, merde, merde.
QUAND elle arriva chez Farren, son T-shirt était trempé et sa nuque dégoulinait de sueur. Le pick-up n’était pas dans le jardin, pourtant elle continua d’avancer en appelant Farren et Ricky.
Dans la parcelle de maïs derrière la maison, une demi-douzaine de corbeaux s’envolèrent, nuée de taches noires se découpant sur le ciel bleu brûlant. Elle monta sur le porche et appuya son visage contre la fenêtre. Le verre était fin, gondolé par endroits, maculé de poussière ocre. Elle ignorait pourquoi elle perdait son temps ici, sinon dans l’espoir que l’un d’eux se montrerait, que quelque chose se passerait. Scrutant le salon sombre, elle sentit la panique infuser ses veines, un froid glacial suivi d’un afflux de chaleur. Va te faire foutre, Ricky, qu’est-ce que t’as encore fait, putain ?
Elle fit demi-tour, quitta l’ombre du toit en tôle et se mit à courir sous le soleil éclatant, sachant que huit kilomètres la séparaient de la ville. Elle n’était pas sportive, mais elle était chargée d’adrénaline. Elle regarda ses pieds avancer sur le bitume noir et craquelé, puis elle leva les yeux sur le vert frissonnant des arbres au-dessus de sa tête. Elle croisa des mobile homes, leurs jardins jonchés de déchets en plastique aux couleurs passées – vieilles banquettes de voiture, décorations de pelouse, chaussures et glacières –, une traînée d’objets qu’on avait abandonnés à mi-chemin de quelque part. Dans l’ombre clairsemée des porches, les chiens levaient lentement la tête à son passage, trop assommés par la chaleur pour se donner la peine d’aboyer.
Jodi courut jusqu’à ce qu’elle ne puisse plus courir et s’arrêta, hors d’haleine, pliée en deux sur le bas-côté en gravier. Elle sentit une bouffée d’apitoiement monter dans sa gorge telle de la bile et voulut s’y abandonner, cependant le pathos ne marchait pas aussi bien ici. À Jaxton, elle avait si peu de contrôle qu’elle pouvait imputer tous ses échecs à quelque chose se trouvant de l’autre côté des murs. À Bethlehem, la complaisance n’était pas aussi pure et confortable. Elle venait teintée de honte et de regret et Jodi sentit le poids de toutes ses mauvaises décisions s’abattre sur elle. Pour commencer, pourquoi avait-elle laissé Rosalba rester à la cabane ? Jodi était terrifiée, mais elle éprouvait de la colère, aussi. De la colère envers elle-même et tout ce qui ne s’était pas déroulé comme prévu. De la colère envers Ricky. Qu’est-ce qui lui avait pris, de l’emmener ici ?
La chaleur et la colère se mêlèrent jusqu’à former une masse épaisse que Jodi eut l’impression de traverser, se frayant un chemin parmi ses émotions, ses mauvaises décisions, le climat, tout. L’issue était-elle inévitable ? Chaque détail de sa vie était-il écrit d’avance ? Elle se revit plus jeune, avant sa rencontre avec Paula, avant la mort d’Effie. Elle n’était pas bonne à l’école, mais elle n’était pas mauvaise non plus, elle ignorait ce qu’elle pouvait attendre de la vie, elle n’avait aucune idée de ce qu’elle voulait, tout ce qu’elle savait, c’était qu’elle aimait la ferme, le rythme simple des saisons. Quand Effie serait trop vieille pour le faire, Jodi cultiverait le foin et s’occuperait des vaches dans le champ avec son petit ami ou son mari – avant Paula, elle n’avait jamais imaginé aimer une femme ailleurs que dans ses fantasmes. Une vie besogneuse et modeste, mais avec un travail à mi-temps, cela aurait pu fonctionner. Voilà ce qu’elle cherchait à recréer depuis le début, l’avenir qu’elle avait perdu dès l’instant où elle avait suivi Paula hors de ce casino à Wheeling.
Quand elle atteignit Render, ses jambes tremblaient. La Chevette n’était pas garée devant le Gas ’N Go et l’homme derrière la caisse n’avait vu personne correspondant à la description de Ricky. Après avoir aspergé d’eau froide son visage couvert de sueur, Jodi sortit par la porte de derrière et se dirigea vers la maison de ses parents.
Les stores de la petite maison bleue étaient baissés. Lorsqu’elle approcha, Jodi sentit la même gêne qu’elle avait éprouvée enfant. Depuis que ses parents avaient emménagé ici, la maison lui apparaissait comme un univers isolé, un endroit aussi privé qu’une chambre fermée à clé.
Andy mit du temps pour venir à la porte. Quand il lui ouvrit enfin, on aurait dit qu’il venait de se réveiller. Non, il n’avait pas vu Ricky. Jodi hocha la tête et entra dans la maison, se pressant au-devant de lui pour décrocher le téléphone mural dans la cuisine. Andy resta debout dans l’entrée, à se gratter l’entrejambe pendant que Jodi composait le numéro de Dennis. Sa torpeur l’agaçait. Tout, l’absence de Farren, la désinvolture du caissier à la station-service, l’apathie d’Andy, semblait narguer son sentiment d’urgence. Elle essuya la sueur sur sa lèvre supérieure et serra le combiné.
— Allô ?
— Salut Veeda, Dennis est là ?
— Non, qui est à l’appareil ?
— Jodi. Il est au travail ?
— Tout va bien ?
— Il est au travail, Veeda ? Tu crois qu’il est au travail ?
— Normalement, oui. Tu as son numéro de portable ?
Jodi appela Dennis sur son portable, en vain. Lorsqu’elle raccrocha, elle sentit l’instant présent s’étirer. La maison avait une certaine manière de piéger le temps : tout doucement, Andy ouvrit son paquet de Marlboro, sortit une cigarette, alla au salon d’un pas traînant et alluma le téléviseur avant de boire la première bière de la journée. Si Jodi restait ici, elle s’enliserait dans ce temps qui tournait au ralenti. Elle se précipita vers la porte.
Après le désespoir enclavant de la maison, la chaleur lui fit du bien. Elle traversa la ville, franchit les rails et longea la rivière, écoutant les sauterelles striduler dans les arbres. Ricky disait avoir vu Rosalba dans un pick-up sur Snake Run Road et Jodi décida que c’était là qu’elle allait, même si elle se rappelait à peine où se trouvait cette route.
Les détails des routes et des panneaux se dérobaient à elle, mais les bâtiments qu’elle croisait étaient criblés de souvenirs cicatrices : le diner où elle avait fait la plonge l’été de sa rencontre avec Paula ; la buvette du terrain de football où, jugée pas assez cool, elle n’avait pu travailler ; le gymnase du lycée où, à l’âge de quatorze ans, elle avait décidé de réciter son Tennyson adoré lors d’un concours d’amateurs. Aujourd’hui encore, elle se demandait quelle réaction elle avait espéré obtenir, de l’admiration, du respect peut-être ? Elle était montée sur scène d’un pas majestueux, vêtue de la vieille robe de mariée d’Effie, fermant les yeux pour mieux déclamer La Dame d’Escalot, qu’elle avait appris par cœur. Dans sa rêverie – la chaleur des projecteurs sur sa robe satinée, les vers magnifiques qui jaillissaient de ses lèvres – elle n’avait pas remarqué le professeur d’éducation physique-maître de cérémonie jusqu’à ce que celui-ci lui arrache le micro des mains et tapote sa montre en criant :“Le temps est écoulé !” Les quelques applaudissements en son honneur n’étaient rien comparés à l’ovation tonitruante qu’avait suscitée l’acte suivant, un play-back enlevé du morceau de George Strait It Ain’t Cool to Be Crazy About You.
DENNIS la rattrapa au crépuscule, alors qu’elle marchait sur la Route 3, dans la chaleur déclinante. Elle entendit le moteur du pick-up vrombir dans son dos. Il klaxonna puis il se rangea dans l’herbe et passa la tête par la fenêtre.
— Papa a dit que tu avais essayé de me joindre. Il a dit que tu étais passée, que tu cherchais Ricky.
— Cette fois, il a pris la voiture, dit Jodi.
L’habitacle sentait le tabac à chiquer et la bière éventée. Jodi grimpa dans le pick-up, repoussant un amas de sachets de chips et de bouteilles en plastique. Dennis était sale et fatigué. Il n’avait pas enlevé sa tenue de travail et le logo SUNRISE POULTRY était couvert de sang séché.
— Tu vas où ? demanda-t-il en démarrant. Ça fait une heure que je te cherche.
— Snake Run Road. Hier Ricky a dit…
— Snake Run, c’est pas par là. Tu marches pile dans la direction opposée.
Jodi regarda par la fenêtre. Elle était épuisée. Elle n’arrêtait pas d’oublier tout ce qu’elle avait oublié sur cet endroit, à quel point elle était une étrangère ici.
— Elle habite vraiment sur Snake Run ? demanda-t-elle lorsque Dennis fit demi-tour.
— Derrière Saw Mill Holler, mais il faut passer par Snake Run pour y aller.
Elle savait qu’elle devrait mentionner la mallette, mais elle avait peur de la réaction de Dennis.
Quand ils atteignirent le ravin étranglé de Saw Mill Holler, la nuit était tombée et les lucioles luisaient le long des virages en épingle. Jodi ne se souvenait pas de cette route et ignorait où elle menait. Ils s’enfoncèrent dans les montagnes, suivant les lacets dessinés par l’asphalte, tandis qu’au fond du ravin grondaient les eaux agitées d’un torrent.
Dennis était taciturne, ce qui ne lui ressemblait pas. Jodi mit son silence sur le compte de la fatigue. Elle espérait qu’il n’était pas effrayé et s’efforça de ravaler ses propres peurs. À la sortie d’un virage abrupt, les phares du pick-up éclaboussèrent le pare-chocs bordeaux de la Chevette, qui dépassait d’un fossé.
— Merde, dit Jodi, le souffle court.
Dennis écrasa le frein et pila sur le gravier.
Ils sortirent du pick-up, se précipitant dans le faisceau des phares.
— Ricky ?
— Hé, Ricky ?
Leurs voix ricochèrent l’une contre l’autre et, l’espace d’un instant, Jodi fut reconnaissante à Dennis d’être là, puis elle se rappela que c’était en partie sa faute s’ils étaient dans cette situation.
Les pneus arrière de la Chevette ne touchaient pas le sol et l’avant de la voiture était fiché dans le fossé. Les phares du pick-up n’éclairaient que la moitié arrière du véhicule et Jodi dut avancer à tâtons. Elle s’arc-bouta dans la terre meuble pour essayer d’ouvrir la portière côté passager.
— Il n’est pas là, cria Dennis depuis l’autre côté de la voiture.
Lorsque ses yeux s’ajustèrent à l’obscurité, Jodi vit qu’il disait vrai.
Elle escalada le fossé boueux en maudissant Ricky. Maintenant qu’elle savait qu’il n’était ni mort ni gravement blessé, elle laissa la colère l’envahir.
— Tu as ton portable ? demanda-t-elle. On devrait appeler les flics pour savoir s’ils l’ont trouvé.
Dennis fit non de la tête.
— S’il a continué à pied, il ne doit pas être loin de chez Cruz à l’heure qu’il est.
Ils reprirent la route, toujours plus avant dans le ravin. Soudain, Dennis tendit le bras vers la droite. Jodi regarda dans cette direction et vit une demi-douzaine de mobile homes au loin. Les lumières des porches brillaient entre les pins noueux. Dennis bifurqua sur une piste en terre défoncée et s’arrêta devant un grand portail en métal entouré de grillage. Un projecteur s’alluma. Dennis coupa le contact et descendit du pick-up. Jodi ouvrit sa portière, mais Dennis l’arrêta.
— Attends une minute, dit-il.
Un chien aboya ; ses aboiements dévalèrent la colline devant lui. Dans le champ derrière le portail, un homme avec une barbe apparut, un AR-15 serré dans le poing droit.
— McCarty, cria l’homme.
Dans l’habitacle, Jodi se sentit vaciller.
Bien évidemment, McCarty était aussi le nom de Dennis, mais pour Jodi, ces trois syllabes évoquaient Jaxton, la loi, les appels, l’autorité.
— Cruz veut te parler.
L’homme dévisagea Dennis. Il ouvrit le portail et retint le chien, qui haletait au bout de sa laisse.
Dennis remonta dans le pick-up et s’engagea dans l’allée sombre.
— Ricky est ici ? demanda Jodi.
Sa voix lui parut essoufflée, sonore dans le silence.
Dennis hocha la tête. Il ne dit rien, mais les veines sur son cou palpitaient et soudain, Jodi fut prise de nausée. Elle serra les poings, le regard tourné vers la colline. Sur un des porches, deux femmes fumaient, jambes nues croisées, leur peau pâle se détachant dans la nuit.
Dennis se gara près du premier mobile home et la porte d’entrée s’ouvrit. Un homme descendit les marches en traînant des pieds. Dennis sortit du pick-up et Jodi voulut le suivre. À nouveau, Dennis lui dit de ne pas bouger.
— Mais…
— Je reviens tout de suite.
— Ricky ne te connaît pas bien. Je devrais t’accompagner.
— Tu restes ici.
Jodi le regarda disparaître derrière le deuxième mobile home. La nuit était plus fraîche ici, dans le creux du ravin. Elle leva les yeux sur la bande de ciel entre les cimes et vit un semis d’étoiles semblable à une pincée de sel. Elle repensa au soir où elle avait admiré les météorites avec Ricky.
Dans le mobile home le plus proche, un homme se mit à fredonner. Jodi agrippa la poignée de la portière, certaine qu’il s’agissait de Ricky, mais la musique s’estompa presque aussitôt. Quelqu’un changea de station et la mélodie disparut dans un grésillement, puis une voix sucrée susurra quelque chose à propos de premiers baisers. Les femmes éteignirent leurs cigarettes et tournèrent les talons.
Discrètement, Jodi sortit du pick-up. L’herbe était couverte de rosée et la nuit bourdonnait de moustiques. Dans l’obscurité, elle se faufila entre les deux mobile homes. Elle entendit des voix d’hommes et aperçut les lumières d’une grande maison à colonnes qui brillaient faiblement entre les arbres.
Elle distinguait le salon par les fenêtres sans rideaux. La peinture sur les murs était écaillée et un lustre bancal éclairait un petit groupe d’hommes. Ricky avait les bras croisés sur la poitrine, le regard rivé sur la cheminée condamnée. Le visage empourpré, Dennis criait sur un avorton à la peau mate et au cou tatoué, lui-même flanqué de deux individus blancs et maigres aux yeux défoncés. Au milieu, un pitbull noir et blanc dont la gueule balafrée semblait trop lourde pour son corps osseux était couché près de la mallette en cuir.
Jodi chassa les moustiques sur ses bras et monta lentement les marches du porche, s’efforçant de faire le moins de bruit possible lorsqu’elle approcha de la porte ouverte.
— J’en avais pas la moindre putain d’idée, hurlait Dennis. Pas la moindre putain d’idée, mec. C’est pas moi qui l’ai envoyé ici.
Jodi se glissa dans le couloir.
— Il m’a menacé, il a menacé mes filles…
— J’ai vraiment du mal à croire que tu te sois senti menacé par…
— OK, OK, il m’a agacé. Il a gâché mon après-midi, à gueuler à propos de Rosalba et… après il m’a filé la came, et j’ai compris que c’était donnant-donnant. Pour le temps perdu, je garde la came et toi, t’as le droit de récupérer ton ami. (Cruz sourit.) P’têt’ bien qu’il est plus malin que toi. P’têt’ que c’est pour ça qu’il m’a donné la came. Qu’est-ce qui te prend de vouloir refourguer cette merde par ici ?
Ils étaient tout près, à quelques mètres, si proches que Jodi pouvait les sentir, l’odeur du chien, de la bière et du cannabis.
— Je comptais pas la vendre ici. (Le regard de Dennis passa de Cruz à la mallette.) Je comptais aller à Atlanta.
— Parce que tu penses que quelqu’un voudra de cette merde ? (D’un mouvement du pied, Cruz désigna la mallette.) Tu t’es dit que la poudre était pure, c’est ça ? De la bonne ? Parce qu’elle n’était pas collante comme mon goudron noir ? (Cruz souriait d’une oreille à l’autre à présent, révélant ses dents en argent, ses gencives humides.) Tu sais combien de fois cette merde a été coupée ?
Dennis semblait au bord des larmes.
— Mais c’est quand même un beau cadeau, ajouta Cruz.
— Allez, Cruz, tu sais bien que Ricky aurait jamais dû te filer ça.
— On va dire que tu ferais mieux de te méfier de tes amis.
L’homme à côté de Cruz ricana. Son rire résonna dans la pièce immense et haute de plafond. Le chien leva la tête et se mit à aboyer. Cruz lui donna un coup de pied et le pitbull baissa la tête en gémissant. Ricky se pencha pour le caresser et soudain la pièce explosa : le chien se jeta sur Ricky, Cruz trébucha en arrière, la mallette bascula et les deux hommes se mirent à reculer.
— Non ! hurla Jodi.
Elle se précipita vers Ricky. Il était étendu au sol, le chien sur la poitrine. Ses hurlements se mêlèrent à ceux de Jodi et se réverbérèrent contre les murs.
— Putain, mais c’est qui ? demanda Cruz.
Il se détourna de Jodi et décocha un coup de pied qui atteignit le pitbull avec un bruit mat.
Cruz se plia en deux le temps de reprendre son souffle.
— Putain, mais c’est qui, elle ?
Jodi ouvrit la bouche pour lui répondre et se figea. La mallette avait disparu.
— Denniiis, dit Cruz.
Dennis hésita dans l’embrasure de la porte, les deux mains agrippées à la mallette.
Le regard de Jodi glissa sur Cruz et se posa sur Ricky. Son cou était rouge et griffé, mais il ne saignait pas.
— Dennis, pose cette mallette, dit Cruz en sortant un petit pistolet argenté de son pantalon.
Jodi rampa vers Ricky, qui était assis par terre, l’air sonné. Il regardait le chien relever péniblement la tête. Elle se sentait exsangue, engourdie, et dut se forcer à avancer, bras, jambes, bras, pour atteindre Ricky.
— Ce n’est pas à toi et tu le sais, dit Dennis.
Une détonation déchira l’air.
Dennis lâcha la mallette et tituba. Il s’effondra contre le mur. La manche de sa chemise bleue vira au noir.
— Oh, dit Jodi, surprise par le son de sa voix, si forte dans le silence qui suivit la détonation.
Cruz ramassa la mallette et enjamba Dennis. Il fit signe à ses hommes de le suivre, s’adressant à eux d’une voix trop basse pour que Jodi puisse le comprendre. Les hommes hochèrent la tête et se déployèrent dans la pièce. Cruz se dirigea vers la porte d’entrée.
Jodi se releva et inspecta l’homme le plus proche. Ses yeux étaient vitreux, mais il avait le doigt sur la gâchette, le canon de son fusil braqué sur Dennis. Elle reporta son attention sur l’autre homme, une version plus nerveuse du premier : lui aussi visait Dennis.
Dennis gémit et Jodi avança vers lui, gardant un œil sur les deux hommes. Ils ne bougèrent pas. Leur visage arborait l’expression placide d’un animal domestique attendant de recevoir un ordre. Jodi se pencha sur Dennis. La balle semblait avoir touché le haut de son bras, mais il tremblait, sa respiration était saccadée et il perdait beaucoup de sang.
— Oh merde, dit Jodi en l’adossant contre le mur.
Sa tête bascula en arrière. Elle tira sur son maillot de corps et le déchira avec les dents. Même à l’intérieur, les moustiques étaient innombrables, ils atterrissaient sur le cou et les bras de Dennis en bourdonnant.
— Merde, souffla Jodi, comme si elle risquait de provoquer les hommes de Cruz en parlant plus fort. Je vais te faire un garrot, OK ? Tu ne vas pas mourir.
Les paupières de Dennis papillonnaient. Son bras était trempé, couvert de sang tiède.
— Il faut panser la blessure, dit Ricky.
Jodi leva les yeux et comprit qu’il était juste derrière elle. Les hommes de Cruz braquèrent leurs fusils sur lui. Il ne s’en rendit pas compte et se baissa pour saisir le bout de tissu déchiré, qu’il appuya fermement contre la peau de Dennis et enroula trois fois autour de son bras.
— On va le porter jusqu’au pick-up.
Ricky attrapa Dennis par les épaules et le souleva.
Jodi fit face aux hommes.
— On l’emmène à l’hôpital.
Les hommes ne répondirent rien, mais ils gardèrent leurs fusils pointés sur Ricky.
— On ne dira pas qui lui a tiré dessus, ajouta-t-elle.
Ils portèrent Dennis hors de la maison. Jodi retint sa respiration, s’attendant à entendre rugir un fusil.
— Va chercher le pick-up, dit Ricky. Je reste ici avec lui.
Ils déposèrent Dennis dans l’herbe. Jodi essuya ses mains maculées de sang sur son pantalon et se mit à courir. La nuit était emplie du coassement des rainettes, des stridulations des criquets. Un rire s’éleva dans un des mobile homes. Jodi écouta le bruit de ses propres pas dans l’herbe haute. Poussé par le vent, un amoncellement de nuages vint masquer les étoiles minuscules. Tout était si calme. Elle secoua la tête pour se réveiller. La beauté de la nuit estivale, le chaos de la situation – elle était incapable de les intégrer ou de les comprendre.
Ils installèrent Dennis dans le pick-up, la tête sur les genoux de Ricky, les jambes en travers des cuisses de Jodi. Dans la pénombre de l’habitacle, Jodi ne distinguait pas son visage, mais elle l’entendit gémir. L’odeur de son sang lui souleva le cœur.
— Où est Rosalba ?
D’un mouvement de la tête, Ricky désigna les mobile homes.
— Elle a dit que je n’aurais pas dû venir.
Jodi enclencha la marche arrière, puis elle passa la première, faisant hurler le moteur. Elle dévala la piste de terre et rebondit sur les ornières, si violemment qu’elle eut peur qu’un pneu éclate. Au bas de la colline, les feux avant du pick-up éclairèrent la clôture grillagée.
— Merde, dit Jodi. Merde, merde, merde, le portail.
Elle repoussa les pieds de Dennis et descendit du pick-up.
— Que quelqu’un ouvre ce putain de portail !
Une voiture approchait sur la route, la lumière de ses phares enflant comme une vague entre les arbres. Jodi courut à sa rencontre, mais le véhicule continua de s’enfoncer dans le ravin. Quand le bruit et la lumière s’estompèrent, Jodi n’entendit plus que le rugissement de son propre sang.
— Il y a quelqu’un ? hurla-t-elle.
Sa gorge était sèche et douloureuse.
Des pas approchèrent du pick-up, accompagnés d’un cliquetis métallique. L’homme au AR-15 apparut. Il ne dit rien, se contentant de sortir un jeu de clés.
Jamais Jodi ne se serait crue capable de conduire aussi vite, négociant les virages d’un long mouvement fluide, l’estomac noué par la peur.
— Putain d’imbéciles, dit soudain Dennis. Merde. Putain. Je vais vous tuer.
Au sortir d’un virage, les phares illuminèrent la carrosserie bordeaux de la Chevette. Jodi jeta un coup d’œil à Ricky, mais il avait la tête baissée, les yeux rivés sur le bras de Dennis.
Quand ils arrivèrent en ville, la pluie se mit à tomber, de grosses gouttes qui s’écrasaient sur le pare-brise, diluant la lumière des feux rouges et des lampadaires. Sur Front street, Jodi grilla un feu et prit la route qui longeait la rivière. Elle monta à cent quarante, le bitume mouillé scintillant dans les creux et les côtes des collines. Elle regarda le visage livide de Dennis, ses yeux vitreux, et le revit bébé, le jour de son arrivée à la maison, blotti contre A.J. dans un panier en osier : deux minuscules créatures glabres.“Sans défense”, avait dit Effie, expliquant à Jodi, alors âgée de cinq ans, qu’ils étaient trop petits pour se débrouiller seuls.“Il faut que tu les protèges.”
SOUS les néons aveuglants des urgences, elle dicta le nom de Dennis et le numéro de téléphone de ses parents à l’infirmière.
— Ça va aller ? demanda-t-elle.
L’infirmière la dévisagea, mastiquant un chewing-gum à toute allure.
— Il ne va pas mourir, hein ? Il a juste reçu une balle dans le bras.
— Dans ce cas, ma belle, répondit l’infirmière en transférant son chewing-gum de l’autre côté de sa bouche, il ne va pas mourir.
Jodi hocha la tête.
— Je vais fumer une cigarette, OK ?
Dehors, Ricky regardait tomber la pluie. Jodi étudia son visage, sa barbe naissante, les rides profondes autour de ses yeux. Dans le pick-up, après qu’il eut pansé et porté Dennis, elle avait éprouvé de la gratitude à son égard. À présent, voyant son expression boudeuse, elle sentit la colère l’envahir à nouveau.
— Alors comme ça, Rosalba a dit que tu n’aurais pas dû venir la chercher ?
Ricky haussa les épaules en fixant ses pieds.
Sur l’autoroute, la sirène d’une ambulance se mit à hurler.
Jodi tira une longue bouffée sur sa cigarette. Soudain, elle fut saisie d’un vertige incontrôlable, et même si elle s’efforçait de ne pas y penser, elle vit toutes ses loyautés, tous les maillons de toutes les chaînes d’erreurs se dévider et dévaler la colline à ses pieds. Elle vit le fil des désirs de Ricky se mêler au sien, lui si résolu à sauver Rosalba, elle si résolue à le sauver lui.
— T’as failli causer la mort de mon frère. Tu t’en rends compte ou pas ?
Ricky leva les yeux, le visage vide, et ne répondit rien.
— J’aimais Paula, poursuivit Jodi. Je l’aimais vraiment et je pensais que je lui devais de te sauver.
Ricky fronça les sourcils.
— Rosalba m’a dit qu’on ne pouvait sauver personne.
Il sortit son paquet de Winston et alluma une cigarette, les mains en coupe pour protéger la flamme de la pluie. Elle lui en voulait d’être si putain de calme, prêt à tout accepter.
— J’ai trouvé ton article de journal, dit-elle. Celui qui dit que t’es un assassin.
La cigarette à mi-chemin de sa bouche, Ricky hésita, le regard tourné vers l’autoroute en bas de la colline. Des feux arrière clignotèrent brièvement avant de disparaître.
— C’était Dylan, pas vrai ?
Jodi cracha les mots comme des flèches, espérant toucher Ricky au cœur, le rendre vulnérable, mais il ne manifesta pas la moindre émotion.
— T’as fouillé dans mes affaires personnelles ?
Il lui coula un regard en coin.
— Je… Il pleuvait sur tes papiers et… (Elle était incapable de le regarder en face.) Je ne comprends pas pourquoi Paula ne m’en a jamais parlé.
Ricky porta sa cigarette à ses lèvres.
— Quoi qu’il en soit, ce sont les enfants de Miranda qui comptent, maintenant, dit-il. Il faut qu’on s’occupe de ces garçons.
IL était minuit passé quand Ricky et Jodi purent enfin rentrer. Andy et Veeda les avaient rejoints, en larmes, hystériques, et Jodi avait marmonné quelques mots à propos de la“rixe de bar” à laquelle Dennis s’était trouvé mêlé. Ils avaient fumé deux paquets de cigarettes en attendant que les infirmières viennent leur dire que l’état de Dennis était stabilisé.
Sur le chemin du retour, Ricky dit à Jodi pourquoi Rosalba lui avait demandé de veiller sur les garçons.
— Apparemment un homme est venu poser des questions sur Miranda et les garçons.
Jodi sentit une trappe s’ouvrir dans sa poitrine et tituba au bord du gouffre.
— Quoi ?
— Un homme aux cheveux noirs, avec une moustache, lui a demandé si elle connaissait Miranda Golden.
— Merde, dit Jodi. (Le peu d’adrénaline qui lui restait s’écoula hors de son corps et elle dut se cramponner au volant.) Tu crois que c’était Lee ?
— Lee n’a pas les cheveux noirs.
Jodi poussa un long soupir.
— C’est arrivé quand ?
Ricky joignit ses mains devant son visage, comme s’il priait.
— Rosalba a dit que je devais m’occuper des garçons.
Il se tourna vers la fenêtre et regarda le bas-côté. Des pupilles animales brillaient dans la lumière des phares.
MIRANDA les accueillit sur le porche, une lampe à huile à la main.
— Vous étiez où ? demanda-t-elle. Qu’est-ce qui se passe, bordel ?
Ricky entra sans répondre et Jodi monta lentement les marches du porche, tapotant Butter sur la tête. Elle était trop épuisée pour parler.
— Jo, ma chérie, ça n’a pas l’air d’aller. (Miranda lui prit le bras et l’attira à elle.) Qu’est-ce que tu fais avec le pick-up de Dennis ? Tu es blessée ? Tu es blessée.
Jodi posa la tête sur son épaule et se blottit contre son cou. Si seulement elle pouvait sentir le poids chaud du corps de Miranda entre ses mains, alors tout irait bien.
— On va peut-être partir en vacances, dit-elle.
— Vous étiez où, avec Ricky ?
Miranda l’entraîna à l’intérieur.
— Je veux dire qu’on va peut-être devoir prendre le large quelque temps. Tu penses que les garçons aimeraient aller camper ?
La lumière de la lampe accrocha les cheveux blonds de Miranda et son regard brilla lorsqu’elle se pencha vers Jodi.
— De quoi tu parles ?
— Il y a un homme qui pose des questions en ville, il vous cherche, toi et les garçons.
Miranda se détourna.
— Mieux vaut qu’on se fasse oublier un temps, tu comprends ?
Les yeux brûlants, Jodi serra la chaleur douce des doigts de Miranda. Elle aimait vraiment cette femme, ce qui était plutôt cocasse parce que, pendant longtemps, elle avait été persuadée de n’éprouver que du désir.
— Tout ira bien, on va juste prendre des vacances, dit-elle. À notre retour, Lynn organisera son gala, elle rachètera le terrain et nous, on recommencera de zéro, on se procurera des poules et des veaux et on inscrira les garçons à l’école.
Elle perçut la note fébrile dans sa propre voix ; elle aussi voulait y croire.
LE lendemain matin, Jodi demanda à Farren de l’aider à récupérer la Chevette sur Snake Run Road. Elle pensait qu’ils devraient faire appel à une dépanneuse, mais lorsqu’ils trouvèrent la voiture, seul le pneu avant droit était crevé, le pare-chocs légèrement enfoncé. Ils tirèrent la Chevette hors du fossé avec le pick-up et changèrent le pneu, puis Jodi suivit Farren jusqu’à Render. Une brume vaporeuse flottait au-dessus de la rivière, percée çà et là d’un rayon de soleil. Peu à peu, la ville se réveilla, les voitures émergèrent des allées et la serveuse du Bantam Chef retourna le panneau OUVERT sur la fenêtre. Jodi sentit monter une bouffée d’optimisme. Miranda et elle avaient parlé toute la nuit. Jodi peinait à garder les yeux ouverts. Ensemble, elles avaient décidé de passer quelques jours à Moncove Lake. Maintenant que la voiture était réparée, tout semblait s’arranger pour de bon. Hélas, au sortir du dernier virage du chemin, elle vit que le pick-up de Dennis n’était plus dans le jardin.
— Miranda ? cria-t-elle en tirant sur le frein à main. Ricky ?
La porte d’entrée était ouverte et la maison était vide. Des sandwichs à moitié dévorés étaient posés sur la table et la robe rose de Miranda séchait sur un dossier de chaise. Quand le moteur du pick-up de Farren se tut, Jodi entendit des voix dans les bois derrière la remise.
Ils trouvèrent Ricky et les garçons dans le champ, en demi-cercle autour d’un mocassin à tête cuivrée de taille moyenne.
— Que tout le monde recule, dit Farren.
Il saisit Ross par le bras et le tira en arrière.
— Regardez, le serpent nage dans l’herbe ! cria Donnie.
Farren saisit un bloc de calcaire, s’approcha du mocassin et lâcha la pierre sur sa tête rougeâtre. Le serpent se recroquevilla et continua de se tortiller après que sa tête eut été écrasée.
— Pourquoi tu l’as tué ? gémit Kaleb en tirant sur la jambe du pantalon de Farren.
— Il était venimeux, répondit Farren. Mieux vaut ne pas avoir de serpents venimeux par ici.
— Et son âme ? demanda Kaleb. (Il s’était griffé les bras et sa peau était couverte de marques pourpres en forme de demi-lune.) Neenee dit que toutes les créatures de Dieu ont une âme souveraine.
Farren pinça les lèvres.
— J’suis pas sûr que les serpents aient une âme.
Il tira furieusement sur sa cigarette, puis il l’écrasa sous son pied.
— Hé. (Jodi se tourna vers Ricky.) Où est passée Miranda ?
— On est venus ici pour cueillir des mûres, répondit Ricky, et on a trouvé un serpent.
— Ça fait combien de temps que Miranda est partie ?
— Justin est passé et elle a dit qu’elle devait aller travailler.
— Elle ne travaille pas le matin, fit remarquer Jodi d’un ton sec.
Ricky haussa les épaules et regarda Butter, qui humait l’air en observant le serpent, inerte à présent. Jodi avait très envie de blâmer Ricky pour l’absence de Miranda – c’était tellement plus simple de tout lui mettre sur le dos. Elle avait du mal à l’admettre, mais une partie d’elle souhaitait établir un nouveau plan dans lequel Ricky ne figurait pas. Elle avait commencé à le considérer comme une charge, trop lourde et trop compliquée.
QUAND ils émergèrent des bois, ils virent que le pick-up rouillé de Dennis était à nouveau garé dans le jardin, près d’une voiture noire et rutilante appartenant sans doute à Lynn.
— On dirait qu’on a de la visite, déclara Ricky.
Devant l’évidence de ces mots, Jodi ne put réprimer une bouffée d’impatience.
— Sans déconner, dit-elle.
Elle pressa le pas jusqu’à se trouver à la hauteur de Kaleb. Elle lui prit la main droite et il se débattit, mais elle refusa de le lâcher. Au cours de la semaine, il était devenu de plus en plus nerveux et taciturne, se griffant les bras jusqu’à au sang. Sa peau était couverte de croûtes. Le voyant triturer ses blessures, Jodi repensa à ce qu’il avait dit,“Parfois maman a besoin d’aide.”
— Arrête de te gratter, dit-elle.
Il s’arrêta et la dévisagea, le regard assombri par la colère. Jodi reporta son attention sur la cabane en lui serrant trop fort les doigts.
Lynn et Miranda étaient debout sur le porche. Lynn portait une longue robe pourpre, Miranda un minuscule short en jean et un grand T-shirt noir. Elle avait beaucoup maigri. Jodi s’en voulut de ne pas l’avoir remarqué plus tôt.
— Vous ne m’aviez pas dit que votre petite amie était pianiste.
Lynn capta le regard de Jodi lorsque celle-ci monta les marches.
— Je n’ai pas dit ça, répondit Miranda.
— Elle devrait peut-être jouer à notre gala.
Lynn sourit et ses dents étincelèrent entre ses lèvres rouges.
— Je ne me produis plus en public.
Miranda s’assit au bord du porche et alluma une cigarette. Sa main trembla lorsqu’elle porta la cigarette à ses lèvres et ses pupilles étaient complètement dilatées.
— C’est quand ? demanda Jodi. (Elle regarda Miranda, puis Lynn.) Le gala ?
Lynn fit un pas en avant et son talon se coinça dans un creux entre les lattes. Elle se rattrapa à l’angle du mur en rougissant. La voyant perdre ainsi sa contenance, Jodi la trouva touchante.
— Demain soir, dit-elle.
— Demain ?
— Je suis désolée de ne pas vous avoir prévenue plus tôt. Je voulais vous le dire, mais j’étais sûre que vous seriez libre.
Elle descendit dans le jardin.
— Je pensais faire un documentaire. (Ses yeux glissèrent par-dessus l’épaule de Jodi pour se poser à l’autre bout du champ.) J’ignore quel médium permettrait de mieux exprimer… Vous savez, la fracturation hydraulique et les exploitations minières ne sont pas les seules menaces dans la région. Il y a des gens qui possèdent des terres ici et… disons qu’ils ne savent pas en prendre soin. (Dépassant Jodi, elle se dirigea vers la clôture, l’ancienne ferme Persinger.) Ils installent des vieux mobile homes en amiante puis ils les abandonnent où alors ils surexploitent les terres, trop de gens vivent sur le même terrain. Vous savez, le mois dernier, j’ai acheté quatre hectares à une famille…
— Et vous, vous en faites quoi, de ces terres ?
Jodi lui emboîta le pas, le pouls en panique.
— Je les préserve.
— Des habitants, aussi ?
— Non, pas forcément. (Lynn la dévisagea. Elle avait les yeux brillants, un léger sourire aux lèvres.) Écoutez, on est du même côté, vous et moi. Je ne veux pas vous voler votre terrain. Je veux juste le sauver.
Jodi baissa les yeux et hocha la tête.
— Maman ? cria une voix derrière eux. Maaa-maaan !
Jodi se tourna et vit Ross qui traversait le jardin à toute allure. Une nuée d’abeilles voletaient autour de ses jambes minuscules.
— Oh merde.
Il galopa en direction du porche, Butter sur les talons, qui jappait en faisant claquer sa mâchoire. Jodi se précipita à leur suite.
— Aïe ! hurla Ross en battant des mains.
Miranda se leva et courut le prendre dans ses bras, puis elle se dirigea vers la cabane en chassant les abeilles.
— Miranda, laisse-moi voir, cria Jodi.
Le temps qu’elle atteigne le porche, Miranda était déjà à l’intérieur. La porte moustiquaire se referma dans son dos.
— Ce sont des guêpes, dit Ricky en se pressant au-devant de Jodi. Il faut mettre du tabac sur les piqûres.
— Du dentifrice, cria Farren depuis le jardin.
Ricky lui fit face.
— Du dentifrice ?
— Et de l’ail. (Farren hocha la tête.) Mais le tabac ne fera pas de mal.
Le regard de Lynn passa de Ricky à Farren.
— Des remèdes de grand-mère ?
Farren grimpa dans son pick-up.
Lynn leva les yeux sur Jodi.
— Demain soir, dit-elle. Vers cinq heures ? Ce serait bien si vous pouviez préparer un discours, rien de trop formel, quelques mots sincères sur votre enfance dans les montagnes.
Jodi hocha la tête, mais elle ne put s’empêcher de penser à un singe savant quémandant des pièces dans la rue pour son maître.
MIRANDA et Ross luttaient près de l’évier de la cuisine. Miranda tenait les jambes de Ross, qui se débattait en pleurant.
— Il est allergique ? demanda Jodi.
Miranda fit non de la tête.
Jodi s’approcha d’eux.
— On va mettre du tabac dessus.
— Il faut enlever les dards, d’abord.
D’un geste brusque, Miranda tira la jambe de Ross pour l’inspecter à la lumière de la fenêtre.
— Non, non, ne fais pas ça. (Jodi prit Ross dans ses bras.) Les guêpes ne laissent pas de dards.
Miranda la regarda, le visage plein de haine.
— Ne me dis pas comment m’occuper de mon gosse, putain, cracha-t-elle.
Abasourdie, Jodi fit un pas en arrière, puis elle étendit Ross sur le comptoir. Il avait trois piqûres sur une jambe, deux sur l’autre.
— Donne-moi une cigarette, s’il te plaît, demanda-t-elle.
— Tu crois vraiment tout savoir.
Jodi contempla Miranda. Elle transpirait et semblait hors d’haleine.
— T’étais où ce matin ? demanda Jodi.
Miranda regarda par la fenêtre.
Jodi sortit une cigarette de sa poche et la cassa en deux avant de se tourner vers Ross. Ses sanglots s’étaient mués en gémissements et son corps se détendit un peu lorsqu’elle appliqua le tabac contre ses mollets.
Derrière eux, Miranda se mit à rire, à moins qu’elle ne soit en train de pleurer.
— Hé, dit Jodi. Je te dis qu’un homme te cherche, toi et tes garçons, et tout ce que tu trouves à faire, c’est les abandonner ici ?
Jodi fit face à Miranda. Pas de doute, elle pleurait.
— Tu l’as tuée, articula-t-elle lentement. Ce n’était pas un accident. Justin me l’a dit.
Ni Miranda ni Jodi n’esquissa le moindre geste. La pompe gouttait dans l’évier. Des nuages glissèrent dans le ciel, plongeant la pièce dans la pénombre.
À nouveau, Jodi prit Ross dans ses bras. Elle passa devant Miranda sans lui adresser un regard.
— Tout ira bien, tu n’as plus qu’à te reposer, chuchota-t-elle à l’oreille de Ross.
Elle le porta jusqu’à sa chambre.
Il semblait si petit dans le grand lit, dans cette chambre sombre où Jodi avait dormi toute son enfance, dans cette cabane qu’elle pensait ne jamais revoir à peine sept semaines plus tôt.
— Qu’est-ce qu’elle a, maman ? Pourquoi elle pleure ? chuchota Ross.
Jodi ajusta son oreiller.
— Elle va bien. Tout ira bien, répéta-t-elle.
MIRANDA était recroquevillée sur le porche, les genoux ramenés sous son menton.
— Putain, mais t’as pris quoi ? demanda Jodi en s’asseyant sur les marches.
Miranda laissa échapper un petit rire.
— C’est pas ça. Je suis en descente, tout va bien, c’est juste que… (Ses mains pâles papillonnèrent devant son visage.) Tu sais, je suis contente que quelqu’un m’ait enfin dit la vérité.
Jodi agrippa le rebord de la marche en bois. Ses jambes étaient lourdes comme du plomb et une peur intense s’insinua dans sa poitrine, trop épaisse pour être dissipée.
— T’as pris de la meth ? C’est ça que tu faisais avec Justin ce matin ?
Miranda tira profondément sur sa cigarette.
— Tout le monde pensait que j’étais au courant. Et moi qui étais assez bête pour gober ton histoire d’accident. Personne m’a dit la vérité parce qu’ils croyaient que je la connaissais déjà.
Jodi resta silencieuse. Elle était incapable de parler ou de bouger.
— Mais je savais que t’avais un truc… (Miranda la regarda.) Un truc sombre, et je crois bien que ça m’a plu. C’était un… Comment ça s’appelle, quand tu sais que t’as déjà vécu quelque chose ? (Elle étudia sa paume en clignant des yeux.) Une sensation de déjà-vu ! La première fois que je t’ai regardée, c’était comme ça. J’en étais sûre. Un peu comme quand tu cherches un mot, que tu l’as sur le bout de la langue et que quelqu’un le prononce à voix haute. Et là, c’est comme si une alarme retentissait.
Les mains de Miranda semblaient séparées du reste de son corps, elles s’agitaient à un rythme étrange, faisant tournoyer sa cigarette vers le ciel, empoignant ses cheveux.
— Des fois, ton esprit est comme une grande étendue solitaire, tu vois ? poursuivit-elle. En fait il est tout petit, enfin, je veux dire, des fois je crois que l’espace dans mon cerveau est tout petit, pourtant je m’y sens si seule.
Jodi était toujours paralysée, cependant quelque chose en elle se radoucit. Miranda allait sûrement laisser tomber. À cause de la meth, peut-être, elle semblait incapable de se concentrer. Voyant que la conversation s’éloignait du sujet de Paula, Jodi se détendit un peu. Elle poussa un soupir soulagé. Tout à coup, Miranda se tourna et regarda droit à travers elle.
— Pourquoi tu l’as tuée ?
— Non. (Jodi ferma les yeux. Son cœur battait trop vite.) Non, ça ne s’est pas passé comme ça.
Respire, pensa-t-elle, respire. Le moment était peut-être venu d’avoir cette conversation une fois pour toutes. Plus de secrets. Plus de mensonges. Elle aurait déjà dû le lui dire. Si elle l’aimait, elle aurait dû le lui dire.
— J’étais défoncée, dit Jodi. C’était un accident.
Ses mots restèrent suspendus dans l’air, faibles et laids, et elle en voulut à Miranda de l’avoir forcée à les prononcer.
— Tes garçons étaient en train de jouer avec un mocassin à tête cuivrée, dit-elle en rouvrant les yeux.
— Quoi ? (Miranda se redressa.) Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Farren l’a tué. Mais tu les as laissés tout seuls. Ils auraient pu se faire mordre.
— Je me suis juste absentée quelques instants, dit Miranda. Ils jouaient derrière la cabane avec Ricky quand Justin est passé et je me suis juste absentée… (Elle leva les mains en l’air, les scruta, puis elle porta son index à ses lèvres, le lécha et l’inspecta.) Je comptais revenir tout de suite.
— Tu les as déjà abandonnés ? demanda Jodi.
Si elle parvenait à s’emparer de la conversation, à l’orienter dans la bonne direction, alors elles n’auraient plus besoin d’évoquer Paula.
— C’est pour ça que Lee ne voulait plus que tu t’en occupes ?
Miranda transpirait malgré la brise et ses cheveux étaient plaqués sur son front.
— J’étais censée faire quoi ? (Elle semblait bouleversée.) Quand on est partis de chez Nina, il n’y avait plus que moi et les garçons dans cette chambre d’hôtel. J’étais obligée de les laisser seuls pour aller travailler. (Elle fourra ses doigts dans sa bouche, les sortit et se remit à parler.) J’imagine qu’ils en ont eu marre de m’attendre. Peut-être qu’ils n’avaient plus rien à manger. Donnie a arraché le téléviseur de son support et l’a cassé. J’avais dit à Kaleb de fermer à clé pour que personne ne puisse entrer et leur faire du mal. (Miranda prit une profonde inspiration.) Je lui avais interdit d’ouvrir la porte, alors il est sorti par la fenêtre du premier étage.
Elle se mit à pleurer, de gros sanglots saccadés. Jodi l’enlaça et la berça doucement. Elle entendit le vent bruisser dans l’herbe, le moteur d’une voiture vrombir au loin.