Le 23 décembre 2007
Les Fêtes, mon père et le sac vert
Il est tard dans la nuit. Tout le monde ouvre des cadeaux. Les nièces, le frère, la sœur, la mère, la blonde, la belle-sœur, le beau-frère, les amis. Il y a des sourires partout. Et des bouts de papier qui traînent. Bécaud, notre chat, s’amuse avec les choux.
Au début, on prend notre temps. Chacun regarde ce que l’autre reçoit. On commente. On complimente. Puis, soudain, c’est la pagaille. Marie-Pier avait trop hâte de donner son cadeau à Marie-Laure. Et Gabrielle avait trop hâte de donner le sien à Dominique. Bertrand prend trop de temps à ouvrir celui de Denis. Alors c’est parti ! Ça déballe de partout. Ça déballe de tous les côtés. Des dizaines de mains tendent des offrandes à d’autres dizaines de mains. Demain, on saura qui a reçu quoi. Pour l’instant, on coupe les rubans et on déchire le papier. À toute vitesse. Comme si la boîte allait sauter. Comme s’il y avait une bombe dedans.
Soudain, ma sœur apparaît avec un grand sac de poubelle. Elle commence à ramasser tous les bouts de papier qui s’empilent autour des fauteuils et des canapés. Je suis sur le point de lui dire d’oublier ça. Qu’on ramassera plus tard. Quand tout le monde sera parti. Quand la fête sera finie. Ou on fera ça en se levant demain, ma blonde et moi. Mais en la voyant remplir son sac vert, j’ai un flash, je vois mon père.
Mon père faisait ça aussi. Mais lui, il n’attendait pas qu’il soit tard dans la nuit. Il n’attendait pas que les papiers de toutes les couleurs s’amoncellent, qu’il faille les ramasser à la pelle. Non, le premier cadeau était à peine déballé que papa apparaissait avec son sac vert pour jeter l’emballage. Mon père, c’était pas le père Noël, mon père, c’était le père Concierge.
Et ça me tapait sur les nerfs. Pas juste à moi. À ma mère aussi. Elle disait : Bertrand, attends donc un peu ! Mon père faisait comme s’il ne l’entendait pas. Et continuait. On n’avait plus l’air d’ouvrir des cadeaux, on avait l’air de faire des dégâts. On avait presque le sac vert sous le nez. Prêt à engouffrer le premier bout de papier déchiré.
Je disais à p’pa : « Pourquoi tu ne fais pas ça plus tard ? » Et il répondait : « Ça va être fait, ça va être fait… » Mon père était de l’école du « ça va être fait ». Il commençait à faire la vaisselle avant que le souper soit terminé. Il mettait les valises dans l’auto la veille du retour des vacances. Il enlevait ses pneus d’été le 1er septembre. Mon père était toujours prêt. Mais à quoi, je ne le sais. Toujours prêt à ne rien faire. Parce que tout était fait. C’était le contraire de ma mère, pour qui les Fêtes, les vacances et l’été ne finiraient jamais. Tellement elle en profite. Tellement elle aime ça.
Ma sœur continue à entasser les emballages dans son sac. Je ne dis rien. Parce que ça me fait penser à papa et que ça me rend triste-heureux, et j’aime ça. Ça fait déjà trop longtemps que papa n’est plus là aux Fêtes. Et même s’il n’était pas monsieur Party, plus rien n’est pareil. Ça ne m’agacerait plus, le voir tout ramasser avec son sac vert. Complètement désintéressé par les cadeaux. Mais concentré sur sa tâche. Que tout soit propre. Que tout soit comme d’habitude. Comme c’est censé être.
Jeune, je croyais qu’il faisait ça pour nous embêter. Jeune, on croit que tout ce que font nos parents, c’est pour nous embêter. Mais en regardant ma sœur cueillir les restes d’emballage, je me dis que mon père voulait juste se rendre utile. Lui qui avait tellement de misère à s’amuser, à profiter de la vie, il s’était trouvé un rôle, une fonction, une job. La veille de Noël et la veille du jour de l’An, pendant que les autres riaient fort et s’extasiaient devant leurs cadeaux, lui faisait le ménage. Lui ramassait. Pour que tout soit bien.
À son dernier Noël, mon père n’était plus assez fort pour veiller avec nous. Il était resté dans sa chambre, au fond de la maison. Les papiers traînaient partout dans le salon. Qu’est-ce que j’aurais donné pour qu’il soit en train de les ramasser ? Qu’est-ce que je donnerais pour qu’il les ramasse, cette année ?
Ma sœur ramasse le grand bout de papier rouge devant moi. Je lui dis qu’elle me fait penser à papa. On se tombe dans les bras. Elle aussi, ça lui tapait sur les nerfs quand papa faisait ça, et voilà qu’elle fait comme lui. Il avait peut-être raison. C’est vrai que c’est dangereux, que quelqu’un peut s’enfarger et tomber. Mais nous, on aurait juste voulu qu’il s’amuse. Et qu’il soit heureux.
S’il avait déambulé entre nous avec son sac vert en blaguant, en fêtant… Mais il avait son air sévère. Son air de père.
Je parie qu’il avait de la joie au fond de lui. Qu’il était content d’être avec sa famille et les petites filles de mon frère. Qu’il chérissait ces moments autant que nous. Mais il ne savait pas le montrer. Pas plus à Noël que le reste de l’année. Et tout en ramassant les bouts de papier dans son sac vert, il ramassait les bouts de je t’aime dans son cœur rouge.
J’espère que, là où il est, il peut penser à ses Noëls avec nous. Comme moi, aujourd’hui, je peux penser à nos Noëls avec lui. Et sourire, le cœur serré.
Joyeux Noël, amis lecteurs ! Je vous souhaite l’amour et la santé. Et je vous suggère, durant vos partys, de faire attention à ceux qui semblent bouder, à ceux qui semblent à part. Aidez-les à ramasser les emballages. Essayez de les faire rire. Essayez de les faire fêter. Comme j’aurais dû le faire.
Bon, voilà que le sac vert se promène tout seul dans le salon. C’est Bécaud qui est au fond.