Le 16 septembre 2007
Brigitte est assise dans les marches de l’école. Elle attend la fin de la récréation. Pendant que les autres jouent, elle lit la comtesse de Ségur. Tranquille. Soudain Gauthier et sa bande s’approchent d’elle.
« Alors, ça va, la nana ? »
Elle ne répond pas. Gauthier continue de lui parler à la française. En sortant toutes les expressions qu’il connaît : merde, con, gosse. Et même le mot qui rime avec flûte. Tout le vocabulaire qu’il a appris en regardant les films de Jean Yanne, l’après-midi à Ciné-Quiz. Brigitte ne bronche pas. Elle tourne les pages de son bouquin. Des camarades de classe qui rient de son accent, il y en a tous les jours. Il y en a toutes les heures.
Quand elle pose une question en classe, elle entend les rires. Quand elle fait un exposé devant la classe, elle voit quelques petits monstres la singer. Quand elle crie de joie parce qu’elle a une bonne note, on se moque. « C’est sensass. C’est sensass On dit pas ça, c’est sensass ! »
Alors Brigitte ne parle presque plus. Le moins possible. Elle lit. Chez elle, en France, elle parlait tout le temps. Une pie. Toujours entourée de petites amies. Elles se racontaient tout. Brigitte était si bien. Si bien.
Elle ne comprend toujours pas pourquoi, ici, on rit de son accent. Si ça se trouve, les Québécois en ont un bien plus qu’elle. Ses parents lui avaient dit que, à Montréal, on parlait français. Parfois, elle ne pige pas un mot de ce que dit son voisin. Les a sont gras, les syllabes pas toutes prononcées, les tournures bizarres. Et pourtant, c’est d’elle qu’on se moque.
C’est déjà pas facile de changer d’école, de se faire de nouveaux amis, s’il faut en plus endurer les sarcasmes chaque fois qu’on ouvre la bouche
Sa mère lui a dit d’être forte. D’ignorer les polissons. Un jour, ils vont se lasser. Ils vont changer de cible.
Y sont pas pressés. Ça fait trois ans que ça dure. Trois ans qu’elle endure. Elle a bien réussi à se faire quelques amis : Pierre, qui est d’origine arabe, et Roseline qui est Haïtienne. Ce sont les trois pas-comme-les-autres de l’école. En plus du petit Laporte, qui marche drôlement. Mais lui, il est chez lui. Et il a une grande gueule.
Pierre est bon dans le sport. Alors il s’en tire. Quand il frappe la balle plus haut que la clôture, en haut de la butte, les autres n’ont pas le choix de l’applaudir. Les autres n’ont pas le choix de le vouloir dans leur équipe. Roseline rit tout le temps. Elle s’amuse. Rien ne semble la déranger. Elle est prédisposée à être bien. Elle n’entend pas les remarques désobligeantes. Elle est heureuse.
Pas Brigitte. Brigitte est triste. Depuis trois ans. C’est long. Elle ne savait pas qu’être Française pouvait être un défaut. Qu’être Française pouvait être comique. Pouvait être honteux.
Heureusement, quand elle rentre à la maison, tout revient à la normale. Papa parle comme elle. Maman parle comme elle. Les frangins et les frangines, aussi. Elle n’a pas à se retenir. Elle peut tout dire. Mais dès que l’heure du coucher approche, elle redevient silencieuse. Elle se met à penser à demain. À penser à cette journée qui sera trop longue. Où elle sera trop seule. Et son regard se voile.
Gauthier voit que son imitation de français ne provoque pas de réaction. Brigitte lit toujours. Gauthier est fru. Il arrache le livre des mains de Brigitte et se met à courir. C’est plus fort qu’elle, Brigitte crie : « Sale con ! » Et tout le monde rit. Elle se lève pour rattraper Gauthier. Gariépy tend la jambe. Brigitte trébuche. Et s’érafle les genoux. « Enfoiré ! » Tout le monde rit encore au lieu de l’aider.
La cloche sonne. Fin de la récré. Les élèves enjambent les marches deux par deux. Brigitte récupère son livre, que Gauthier a lancé dans la poubelle. Elle rentre dans l’école, la tête baissée. Elle n’a qu’une envie : rentrer chez elle. Et ne jamais revenir.
Ça se passait dans les années 60.
Aujourd’hui, des enfants d’ailleurs, il y en a plus que trois dans les écoles primaires. Il y en a des centaines. Et ils parlent de toutes les façons. Il y en a même des jaunes, des noirs et des fluo qui parlent comme Elvis Gratton. Et personne rit. Enfin.
Quand on se plaint que les étrangers ne s’intègrent pas assez à la société québécoise, je me dis qu’il aurait peut-être fallu y penser avant. Il aurait peut-être fallu que des petits tricotés pure laine aillent dire à Gauthier d’arrêter de niaiser la Française. Moi le premier. Et vous de même.