Le 28 juin 2009
Je fais attention en enlevant le bout de scotch tape pour ne pas arracher la peinture. Ça doit bien faire 10 ans que le poster d’Yvan Cournoyer est collé sur le mur au-dessus de mon lit. Mais ce soir, son règne est terminé. Pendant l’heure du dîner, je me suis sauvé des murs du collège pour aller à la place Alexis-Nihon acheter le poster de Farrah Fawcett. Que voulez-vous, c’est le printemps !
Je la déroule enfin pour la première fois. Elle est assise en maillot de bain rouge et elle sourit. C’est tout. Mais quel sourire ! Elle doit bien avoir mille dents. Et quel maillot de bain ! Il n’est pas particulièrement décolleté. Assez discret. Mais on y devine la pointe de ses seins. Assez pour rêver. Et surtout, il y a ses yeux. Ses yeux qui nous regardent franchement. Rien à voir avec le regard froid des mannequins. Elle nous regarde joyeuse. Heureuse. Comme si on était son petit copain.
La photo est tellement excitante que les coins de l’affiche n’arrêtent pas de relever. Je l’ai étendue au sol et j’ai mis mes manuels scolaires aux quatre coins pour que le papier se calme. Je roule Cournoyer, puis je monte sur mon lit coller Farrah. Voilà, c’est fait. Elle est là. C’est la première fille qui s’installe dans ma chambre. Mes parents ne l’ont pas vue. Je ne sais pas comment ils vont réagir. Ils ne sont pas très pin up.
Je pourrais garder Farrah dans mon jardin secret, mais c’est plus fort que moi, j’ai envie d’afficher qu’elle me plaît. J’ai 15 ans, je passe mes journées dans un collège de gars, juste de gars, j’ai besoin d’une présence féminine quelque part. Tant mieux si c’est au-dessus de mon lit.
Elle va en provoquer des commentaires. D’abord mon père : « Ouais… Ouais… Ouais… » Puis ma mère : « Il était beau ton poster d’Yvan Cournoyer. Pourquoi tu l’as enlevé ? » Mon grand frère de 22 ans : « Bon, le petit frère s’émancipe. » Ma grande sœur : « Les couleurs sont trop criardes… »
Chaque personne entrant dans ma chambre ne verra qu’elle. Il y a beau y avoir une photo de Ken Dryden au-dessus de mon bureau, la pochette de Sergeant Pepper’s sur la porte de mon garde-robe, et plein de bébelles partout, dans mon grand fouillis, c’est Farrah qui ressort. C’est Farrah qui attire. Mes oncles me taquinent. Mes cousins de mon âge restent prostrés devant le poster sans rien dire de longues minutes. Moi, dans tout ça, j’ai comme un petit malaise. Être fan du Canadien, ça s’assume bien. Ils gagnent la Coupe Stanley presque tous les ans. Être fan des Beatles, ça s’assume bien aussi. Ce sont les plus grands. Mais être fan d’une fille en costume de bain, c’est comment dire, gênant. Je sais que Farrah Fawcett n’est pas qu’une fille en costume de bain. C’est une actrice. Je la regarde tous les mercredis soirs dans Charlie’s Angels. Et le lendemain, on en parle avant la classe de maths. As-tu vu quand Farrah s’est tournée pour faire un clin d’œil à Bosley ? As-tu vu quand Farrah s’est penchée pour ramasser la balle de tennis ? As-tu vu quand Farrah courait avec son fusil et qu’on voyait bouger ses… Je sais, on est cons. On est des garçons.
Farrah n’est pas mon premier amour. Elle est juste avant ça. Elle est un test. Une démonstration. Une simulation. Un tout petit aperçu de ce que ça va faire au fond de moi quand une belle fille va me sourire comme ça. Pour vrai.
Farrah n’est restée que quelques mois dans ma chambre. Le temps de combler un vide. Le temps de me faire passer de l’enfance à l’âge adulte. D’exprimer pour la première fois ma préférence. J’ai vite compris que si jamais je voulais recevoir des vraies filles chez moi, valait mieux dire à Farrah de retourner chez elle. J’aurais l’air d’un préado retardé. D’un gars en manque. Je le suis, comme tous les gars de 15 ans, mais ce n’est pas une raison pour l’afficher.
L’été terminé, j’ai remplacé Farrah par une mappemonde. Aventure pour aventure. Mais je ne l’ai pas oubliée.
Je sais qu’en ce moment, on n’en a que pour Michael Jackson. Ce n’est pas tous les jours qu’un génie s’éteint. Un génie malade mais un génie quand même. Il a donné des jambes à la musique. Avec lui, la musique s’est mise à bouger. Bien sûr, il y avait eu James Brown. Mais c’était loin et d’un autre temps. Et ça n’avait jamais eu un tel rayonnement. Je me souviens de la première fois que Jackson a fait son moonwalk, comme je me souviens de la première fois que l’homme a marché sur la Lune. Le show-business venait de changer. Après lui, même les Blancs se sont mis à danser.
Donc moi aussi, aujourd’hui, j’écoute en boucle du Michael Jackson sur mon iPod, mais quand il chante She’s Out Of My Life, c’est à Farrah que je pense.
Adieu à tous les deux ! Merci de faire partie de notre vie, à jamais.
Puisqu’on en est aux adieux, c’est aujourd’hui que l’on dit adieu à La Presse du dimanche, nouvelle réalité oblige. C’est triste, on y était si bien. Presque en paix. On dirait que les nouvelles du dimanche étaient moins graves, plus belles. On avait le temps de jaser.
Ça fait déjà 13 ans que, le dimanche matin, je cognais à votre porte, et on déjeunait ensemble. Calmement. À compter de la semaine prochaine, je cognerai à votre porte le samedi. Je sais que le samedi est une journée beaucoup plus occupée. Il y a plein de courses à faire et plein de gens qui viennent vous voir. La Presse est bien plus épaisse. J’espère que vous aurez toujours une petite place pour moi à votre table.
Merci pour tous ces brunchs dominicaux, si jamais on s’en ennuie, vous pouvez toujours mettre ma chronique du samedi de côté et me lire le lendemain. À la semaine prochaine, un jour plus tôt !