Le 17 décembre 2011

Plein de Bécaud

Demain, cela fera 10 ans que Gilbert Bécaud est absent. Pour souligner l’événement, une compilation vient de paraître et des artistes lui ont dédié un CD hommage. Ses chansons flottent de nouveau dans les airs. Il est à peu près temps.

Parmi les monstres sacrés de la grande chanson française, Bécaud, c’est l’enfant oublié. On a canonisé Brel, Ferré, Brassens et même Aznavour de son vivant. Mais on laisse Bécaud, seul sur son étoile. Pourquoi ? Parce qu’on prête plus facilement du génie aux torturés, aux révoltés, aux malaimés. Les hommes heureux passent pour des imbéciles. Pourtant, comme il en faut du talent pour trouver l’espoir dans ce monde trop noir. Comme il en faut du talent pour un simple sourire. La souffrance n’a pas le monopole de l’art, le bonheur a aussi sa part.

Est-ce la jalousie qui nous pousse à bouder ceux qui aiment la vie ?

Pourquoi serait-il plus louable de chanter le malheur ?

Permettez-moi de faire une petite comparaison pour illustrer la démarche artistique du chanteur à la cravate à pois.

Jacques Brel chante Ne me quitte pas. Gilbert Bécaud chante Je reviens te chercher. Deux façons très différentes d’aborder la rupture amoureuse. Brel est à genoux. Bécaud est debout. Brel subit. Bécaud agit. Brel supplie. Bécaud invite. Brel a tellement peur que sa blonde le renvoie qu’il est prêt à devenir l’ombre de son chien. Bécaud est tellement certain que sa blonde va revenir avec lui qu’il laisse tourner le compteur du taxi.

Brel est dépressif. Bécaud est pressé.

Vous savez quoi ? Je pense que Bécaud a plus de chances que Brel de reconquérir sa belle. Bien sûr, la poésie de Brel est plus profonde, ses images plus touchantes, sa désespérance plus émouvante, mais une fille veut-elle vraiment d’un gars qui va se cacher là, à la regarder danser et sourire ? Je pense qu’elle préfère le mec qui ne veut pas avoir l’air bête sur le palier et qui lui dit de venir l’embrasser !

Les chansons de Brel sont des peintures de grands maîtres. Les chansons de Bécaud sont du cinéma d’auteur. Les chansons de Brel nous poussent à nous ouvrir les veines. Les chansons de Bécaud nous poussent à nous ouvrir le cœur. On écoute les premières, les yeux dans l’eau. On écoute les secondes, les yeux dans le ciel. Je crois que les deux artistes sont aussi importants, que leurs deux visions sont aussi essentielles. Pour que la vie foisonne, ça prend de la pluie et du soleil, ça prend du Brel et du Bécaud. Nous sommes tous un mélange des deux. Il y a même du Brel dans Bécaud et du Bécaud dans Brel. Quand on n’a que l’amour est une grande chanson d’espoir. Et maintenant est une grande chanson de désespoir.

Si, au panthéon de la chanson française, Bécaud fait bande à part, c’est peut-être, surtout, parce que les autres immortels sont avant tout des poètes, et Bécaud, lui, un musicien. Et quel musicien ! L’âme de Bécaud, elle est dans ses notes, que ses brillants paroliers ont su rendre en mots.

C’est un mélodiste surdoué. Les structures musicales de ses chansons sont d’une inventive efficacité, chargées de rythmes et de tendresse. Il a créé des classiques qui ont fait le tour du monde. Bing Crosby, Frank Sinatra, Elvis Presley Aretha Franklin et Barbra Streisand, pour ne nommer que de modestes stars, ont chanté les œuvres du pianiste de Toulon.

Sur scène, il a redéfini le tour de chant, rien de moins. Avant lui, on restait planté derrière son micro. Grâce à Bécaud, le chanteur a cessé d’être un arbre pour devenir un oiseau. Il avait une énergie rock avant même que le rock ne soit inventé. Il était en mouvement perpétuel, bondissant du piano à la batterie, de la batterie à la salle, de la salle aux coulisses. Il surfait sur ses sons. On n’avait jamais vu un artiste aussi enjoué sur scène, on n’en a jamais vu depuis. Il a été le premier à provoquer des émeutes, à déclencher l’euphorie des foules. Il est le chaînon manquant entre Trenet et Jagger. Son souci de rejoindre les gens était si grand qu’il a même scié son piano pour pouvoir jouer face à eux.

Bécaud, c’était le contact direct. Quand il faisait une télé, ce ne sont pas les caméras qui allaient le chercher, c’est lui qui allait chercher les caméras. Il fonçait sur elles. C’était un zoom humain. Toujours intense, toujours habité par une formidable soif de vivre. Avec lui, il fallait que chaque seconde éclate, que chaque moment soit éclatant.

Il y en a, pour supporter leur vague à l’âme, pour calmer leurs angoisses, qui prennent des antidépresseurs, qui boivent de l’alcool, qui fument du gazon ou qui font de la méditation ; moi, j’écoute du Bécaud. Ses chansons sont des invitations au présent. Un présent pas toujours rose. Il y a des croix, des enterrements, des étrangers persécutés, des enfants malades, mais toujours une musique à laquelle s’accrocher, toujours une musique qui nous convainc d’espérer.

Aimer Bécaud, c’est aimer la vie.

Laissez-moi nous prescrire quelques chansons pour passer au travers les turbulences de notre existence : Le pianiste de Varsovie, L’absent, Crois-moi ça durera, Le bateau blanc, Dimanche à Orly, L’orange, Je t’aimerai jusqu’à la fin du monde, La maison sous les arbres, Chante, Un peu d’amour et d’amitié, Il y a des moments si merveilleux, Ce monde t’attend, On a besoin d’un idéal, Un instant d’éternité, À chaque enfant qui nait…

Sans oublier Nathalie, Galilée, Le jour où la pluie viendra

Il y en a tellement.

Je nous souhaite plein de Bécaud, parce que Bécaud, c’est l’affaire des gens.