Le 23 octobre 2011

L’indifférence de Bécaud

Les mauvais coups, les lâchetés

Quelle importance

Laisse-moi te dire

Laisse-moi te dire et te redire ce que tu sais

Ce qui détruit le monde, c’est l’indifférence.

C’est une vieille chanson de Gilbert Bécaud, écrite par Maurice Vidalin. J’avais 16 ans quand ce disque tournait sur la bande FM. Un couplet m’avait fessé en pleine conscience :

Un homme marche

Un homme marche, tombe, crève dans la rue

Eh bien personne ne l’a vu

L’indifférence

Le film de la chanson roulait dans ma tête. Je voyais l’homme mourir dans la rue et les gens passer leur chemin, et je me disais que ça ne se pouvait pas, que le monde n’était pas froid à ce point-là. Que Bécaud avait tort. Qu’il en mettait un peu, pour nous faire réagir. Pour nous brasser la cage. Personne ne laisserait crever un homme dans la rue, dans la vraie vie. Ce couplet, c’était de la poésie. L’humain a du cœur. L’humain a le souci de l’autre. C’est certain.

Bien des années plus tard, en 1997, le jour de Noël, je revenais de Floride. Seul. Dans ce temps-là, je marchais encore allègrement. Je traversais les longs couloirs de l’aéroport de Dorval pour aller chercher mes valises. En descendant un escalier, je me suis enfargé dans mon lacet, et j’ai pris une méchante débarque. Encore une commotion cérébrale ! (Je suis un vrai joueur de hockey, que je vous disais la semaine dernière.) Ma tête a percuté la tranche d’une porte en métal. C’est comme si on m’avait poignardé le front. Le sang giclait sur le plancher. J’étais à genoux. Complètement sonné. Je ne voyais plus rien.

Mais j’entendais le pas des gens. Le pas des gens qui passaient à côté de moi, sans s’arrêter. Le pas de l’indifférence. Tous les passagers de mon vol m’ont doublé sans me prêter secours. Trop pressés de rentrer enfin dans leurs beaux foyers.

Et la chanson de Bécaud m’est revenue dans ma tête fendue :

Un homme marche

Un homme marche, tombe, crève dans la rue

Eh bien personne ne l’a vu

L’indifférence

Cet homme, c’était moi. Je n’en revenais pas. J’étais comme dans un cauchemar. Toutes ces bonnes gens ne pouvaient pas se foutre de moi à ce point ? Ben oui. Je n’étais rien pour eux. À peine un troisième rôle dans la pièce de leur vie. Je ne valais pas quelques secondes de leur existence. Ils avaient la douane à passer, les bagages à récupérer, un taxi à prendre, me porter secours chamboulerait leur horaire. C’était ma catastrophe, pas la leur. Alors, en passant à côté de moi, ils accéléraient la cadence. Pour s’éloigner du paquet de troubles qui gémissait à terre. C’était donc ça, la nature humaine. Ce constat me faisait presque aussi mal que la porte de métal.

Finalement, quelqu’un s’est arrêté. Une petite dame toute frêle qui m’a aidé à me relever. Et qui a alerté les ambulanciers.

Bécaud avait donc raison à moitié. Puisque quelqu’un m’avait vu. Sur le tard, mais m’avait vu quand même. Et je n’étais pas en train de crever. Si j’avais vraiment été en train de crever, les gens se seraient arrêtés plus rapidement. C’est certain. Mes idéaux de gamin de 16 ans étaient presque saufs. Pour quelque temps.

Jusqu’à cette semaine…

Quand Céline Galipeau nous avertit que les images que Le téléjournal s’apprête à montrer sont insoutenables, je me plisse les yeux, mais je regarde quand même. Et j’ai vu la vidéo que toute la planète a vue. Une petite fille de 2 ans, frappée par une camionnette, deux fois plutôt qu’une, agoniser sur le pavé, sans que personne ne vienne à sa rescousse. Personne. Une deuxième camionnette va même jusqu’à rouler dessus dans l’indifférence générale.

Que l’on soit indifférent aux adultes, c’est révoltant, mais c’est la bêtise des grands. Mais que l’on soit indifférent aux enfants, c’est effrayant. Il faut avoir l’âme particulièrement zombie. Même les bêtes ont le réflexe de sauver leurs petits et ceux du voisin. Pas nous.

Ça se passe en Chine, mais ça pourrait se passer n’importe où ailleurs. Les 18 passants qui ont fait semblant de ne pas voir la fillette marchent sur les trottoirs de toutes les villes du monde, en automates coupés de la détresse des autres.

Les images de haine sont laides. Les images d’indifférence sont encore plus dégueulasses. Parce que dans la haine, il y a une blessure, tandis que dans l’indifférence, il n’y a pas d’excuses. Il n’y a que le vide. Notre vide. Puisque c’est de nous qu’il s’agit. De nous dans notre petite vie. On a beau se dire que, si on avait été là, on serait allé la sauver, la petite, rien n’est moins sûr. Combien de malheurs avons-nous croisés, cette semaine, en regardant ailleurs ?

Bécaud avait complètement raison.

Une enfant marche

Une enfant marche, tombe, crève dans la rue

Eh bien personne ne l’a vue

L’indifférence