Le 17 juin 2007
Bonne fête des pères,monsieur Dubois !
Mercredi midi, il fait très beau sur la terrasse du Latini. Un peu de verdure, un petit étang, des nappes blanches, et l’on oublie qu’on est en face du très complexé complexe Guy-Favreau. On n’est pas en Italie, c’est l’Italie qui est ici. Elle a poussé comme une vigne, coin Jeanne-Mance et René-Lévesque.
Plein d’hommes d’affaires sont venus se donner l’illusion qu’ils sont en vacances. À la table d’à côté, Jean Lapierre dîne avec Lucien Bouchard et un autre monsieur. J’essaie d’entendre ce qu’ils disent, mais le vent pousse leurs secrets vers la rue. Je n’aurai qu’à écouter Paul Arcand demain matin.
Mon ami arrive comme un flashback. C’est Pierre Dubois, le directeur de la vie étudiante du temps où j’étais au Collège de Montréal. Il y a de cela quatre coupes Stanley. À Montréal, bien sûr. Non, M. Dubois n’est pas un vieux sénile tout rabougri. Il avait à peine 10 ans de plus que nous quand il est arrivé au Collège. Et c’est un peu pour ça qu’on l’aimait tant, il était jeune de tête et de cœur. Au Latini, ça sent bon, même très bon, on va enfin pouvoir manger ensemble. En liberté. Ça fait des années qu’on remet notre rendez-vous. J’avais toujours un montage à finir ou un spectacle à commencer. Et puis, notre dîner, ce n’était rien d’urgent. Si ça avait pu attendre des décennies, ça pouvait bien attendre quelques mois. Et c’est comme ça qu’on manque nos plus importants rendez-vous. Nos rendez-vous avec le temps. Et avec ceux qui l’ont rendu beau.
Pierre arrive du collège. Il n’est plus responsable de la vie étudiante, il est professeur de français en quatrième secondaire. Et si j’avais doublé toutes ces années-là, j’aimerais bien être dans sa classe, car ça doit être tout un prof.
Quand il a commencé sa carrière au Collège de Montréal, j’étais en troisième secondaire et je m’amusais plus à la maison qu’à l’école. Le collège était un peu poussiéreux. Nos principaux passe-temps étaient le club de reliure avec M. Drainville et la table de Mississippi, à l’étage des pensionnaires. Ça grouillait pas fort. Dehors, c’était Harmonium, Genesis, les Jeux olympiques. En dedans, c’était l’ancien temps.
Et puis Pierre Dubois est arrivé. Et ça a tout changé. Les sulpiciens se sont mis à rocker. Il a été, presque à lui seul, la révolution tranquille dans le plus vieux collège de Montréal. J’avais toujours rêvé d’écrire dans un journal. Il a créé le premier journal étudiant du collège : Le Croc-mort. Et c’est là que j’ai commencé à écrire mes folies. Le Croc-mort n’était qu’un paquet de feuilles de couleur agrafées ensemble. Mais il y avait des gens qui le lisaient. Alors, pour moi, c’était La Presse. Depuis ma tendre enfance, je noircissais des tas de cahiers qui restaient dans ma chambre, sans être lus. Et voilà qu’enfin ce que je pensais prenait vie, car des yeux se posaient dessus. J’écrivais des articles pour Le Croc-mort en quantité industrielle, en quantité Lynda Lemay. Je me souviens, la semaine où j’avais eu la grippe de Hong Kong, le journal était cinq fois moins épais que d’habitude. Épais dans le sens du nombre de pages, bien sûr.
Sans Pierre Dubois, Dieu sait ce que je ferais aujourd’hui. Une chose est sûre, je n’aurais pas autant de plaisir à le faire.
C’est ce que Pierre Dubois a apporté aux élèves de mon temps : l’énergie de la joie. Il en manquait un peu dans les murs de la vénérable institution. On n’était que des gars. Et des gars ensemble, parfois, c’est lourd. Il fallait un leader pour transformer la lourdeur en force. Dubois fut notre maître. Dans le sens noble du mot.
Aujourd’hui, Pierre n’est plus seul au collège pour ventiler les esprits : il y a des filles. Des filles élèves et des femmes profs, ça aère les lieux. Et ça occupe les gars.
On a parlé du bon vieux temps, bien sûr. Mais on a surtout parlé du présent. De mes petits projets et de son enseignement. Pierre venait de donner son dernier cours à l’un de ses groupes de quatrième. Il en était encore remué. Tous ces visages qui le regardaient pour la dernière fois. Tous ces visages qui seront remplacés par d’autres dès septembre. Toutes ces personnalités qui se sont révélées devant lui. Qu’il aura tout juste eu le temps de connaître et d’aider avant de passer le relais à d’autres allumeurs de réverbères.
Pierre Dubois et sa douce n’ont pas d’enfants. Je lui ai demandé si ça lui manquait. Il m’a souri en disant : « Des enfants, j’en ai plein. » Et c’est trop vrai.
Durant quelques années, M. Dubois a été une petite partie de père pour moi. Il m’a responsabilisé, appris, guidé, inspiré. Et une petite partie de père multiplié par des milliers d’enfants, ça donne un super papa.
Bonne fête des pères, monsieur Dubois ! Merci pour tout. Trente ans plus tard, vous êtes toujours aussi inspirant. J’irai vous voir au collège, bientôt. Mais on ira manger en face !