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Novembre, le mois des morts, a bien fait son ouvrage cette année. Comme le mois de mars, il déborde dans le mois suivant. Ainsi mon nouveau grand-père vient de mourir emporté par un cancer (lui et ma grand-mère se sont mariés à 83 ans voilà deux ans). Le père d'Hariette, où on allait l'été pour se baigner à Saint-Gédéon, est mort d'une crise cardiaque en revenant de funérailles. Quel est le troisième mort ? Je n'arrive pas à m'en souvenir, voyez, on les a déjà oubliés. Ah oui, Mme Doucet, notre voisine. Ma grand-mère, elle, elle est perdue. Elle souffre d'Alzheimer et voilà qu'on l'a retrouvéedans un centre d'achat, demandant à tout le monde où était son banc d'église. Elle s'est alors mise à pleurer comme un enfant. Ma mère me racontait cela en riant, n'est-ce pas héréditaire l'Alzheimer ? Mais enfin, ça ne vaut pas la fois où ma grand-mère cherchait sa rembourrure de sein à l'église entre les bancs, pour se rendre compte ensuite qu'elle les avait mises du même côté dans son soutien-gorge. Alors elle avait une grosse boule d'un bord et de l'autre rien du tout. Elle priait le Seigneur ainsi. Je propose que ma grand-mère est devenue folle à force de prier et de croire en Dieu. Vous pouvez le constater, tout ce que je raconte d'elle mène au curé. Ainsi je prends conscience que l'humain est mortel et que tout le monde qui m'énerve et qui m'écœure va finir par crever très bientôt. J'espère qu'ils crèveront tous avant moi, ça me permettra enfin de jouir de la vie. Mais que dis-je, petit ignare que je suis, les cons crèvent et sont immédiatement remplacés par d'autres. Et ces cons d'avant ou d'après-guerre souhaitent tous impatiemment que moi je crève. Je mourrai peut-être avant eux, qui sait. C'est bien de savoir que l'on va mourir à l'avance, si tel est le cas. Ça change radicalement une vie, j'imagine, César tout à coup se met à préparer des soupes à l'oignon, à nous donner la recette, à écrire ce qui sera sans doute son premier et dernier scénario de cinéma. On fera comme avec Bernard-Marie Koltès, que César a interrogé d'ailleurs, que César n'a pas été capable d'interroger d'ailleurs à cause de l'émotion, on savait qu'il n'en avait plus pour longtemps. On fera comme avec Cyril Collard, un dernier film et puis couic, la mort au bûcher. Edrin le connaissait. On fera comme avec Yves Navarre. Edrin me disait qu'il lui avait dit au téléphone avant son départ pour Montréal : « Je m'en vais en Amérique pour renaître », à quoi Edrin a spontanément répondu : « Comment pourrais-tu renaître en Amérique alors que tu n'as même pas réussi à naître ici ? » Quelle insulte, je l'ai prise en pleine face, évidemment Yves a raccroché le téléphone au nez d'Edrin. C'est vrai qu'Yves Navarre était un homme impossible, mon ancien ami Georges l'avait rencontré à Jonquière dans le temps, il en était revenu traumatisé, il en a parlé pendant un mois. Ça ne l'a pas empêché de déguster son livre Le Petit Galopin de nos corps. J'ai ce livre dans ma bibliothèque, pages titre et frontispice enlevées, pour pas qu'on reconnaisse le livre. Pourquoi ne me suis-je pas levé ce jour-là, j'aurais rencontré Yves à sa conférence du CEGEP de Jonquière. C'était le temps qu'Yves vienne, ça fait deux fois que je vois Albert Jacquard en conférence à Jonquière et je commençais à en avoir ma claque. Pas besoin d'être à Paris pour connaître la planète quand la planète se déplace jusqu'à vous. Edrin regrette ses paroles. Une seule petite phrase sans importance devient les remords les plus gigantesques lorsque la personne meurt. La vie est belle parfois, il s'agit d'être sur le bord de crever et puis tous nos ennemis se rendent compte de la futilité de certaines idées et de certains débats. C'est qu'il y a quelque chose de plus haut que tout ça, de plus sérieux qu'on a tendance à oublier : la mort. Mais comme le proverbe dit : « Les humains pètent, les écrits restent. »

Moi je suis incompétent pour parler de littérature, je ne suis pas un étudiant aux études supérieures à la Sorbonne. Dans le fond, je ne connais même pas la France. Peut-on entièrement discréditer quelqu'un parce que parfois il radote certaines choses ? La France connaît-elle son histoire coloniale en Amérique ? Moi je l'ai oubliée. Il est rare que quelqu'un avoue son ignorance, il faut du cran pour ouvrir son cerveau à l'humanité et lui dire en pleine face : Regardez ! Vingt ans d'études et je ne connais qu'une infime partie de toutes vos niaiseries ! Et c'est tant mieux, parce que sinon ces vingt dernières années m'auraient été un supplice s'il m'avait fallu tout connaître, et surtout tout connaître de l'histoire de la France.

Le père de Sébastien ce soir m'a subtilement fait comprendre que si Sébastien allait travailler c'est qu'il avait besoin d'argent. Et puis après ? Il a dit que c'est qu'il a compris que l'on ne pouvait vivre d'eau fraîche et de philosophie, me suggérant ainsi que moi je vis d'eau fraîche et de philosophie. Si je suis en France pour poursuivre des études supérieures, il me semble que ce n'est pas pour de l'eau fraîche. Au contraire, j'ai un désir de m'en sortir, de ne pas mourir dans la misère jusqu'à la fin de mes jours. Puis ce n'est pas vrai que je n'aime pas l'argent, je suis peut-être un idéaliste à un certain niveau, mais je ne suis pas inconscient. Ça lui a enlevé un préjugé mauvais pour ma santé. Hier pour la première fois Sébastien m'a fait comprendre que de ses parents il en avait assez et qu'il ne pourrait pas toujours tenter de les satisfaire. D'autant plus qu'ils ne croient pas du tout en sa réussite dans la musique et que par le fait même ils deviennent le plus grand obstacle à franchir.

Sébastien vient de téléphoner du bureau, il est en christ contre moi parce que j'ai dit à Paul combien d'argent il lui restait. Comment pouvais-je savoir que ses finances devaient être tenues dans le secret des dieux ? Je n'ai pas hâte qu'il arrive de travailler, ça m'inquiète, il avait vraiment l'air fâché. J'ai l'impression que je vais maintenant insister pour qu'il reste au Canada. J'aime autant m'engouffrer seul en France que d'y entraîner quelqu'un d'autre avec moi. Je ne veux définitivement pas avoir la responsabilité de sa faillite. Mais comme il dit, c'est déjà trop tard.

carole cadotte <138194788@archambault.ca>