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Simon lava, essuya, rangea soigneusement la vaisselle, s’assit, se releva. Quelques gouttes d’eau perlaient au bas du Velux, dans le coin droit, forcées à le traverser par le fouet sauvage de la pluie. Simon souffla de l’air chaud sur la fissure avec un sèche-cheveux. Puis il alla chercher dans son débarras un tube de Patex qu’il malaxa jusqu’à ce que la matière de la pâte à réparer se mélange avec le durcisseur. À l’aide d’une minuscule palette, il boucha la mince cavité qui se développait peu à peu depuis des mois. La différence de couleur entre l’enduit et le blanc du plafond semblait peu visible. « Quand le mastic sera sec, demain, je vais masquer complètement la restauration. Je crois qu’il me reste un peu de la peinture d’origine. Billy Budd a exigé un échantillon de la part du peintre, quand il a procédé à la réfection du grenier. Reste à savoir où il l’a fourré. S’il est encore récupérable. » Simon parlait à voix haute, comme si le fait de commenter chacun de ses gestes ajoutait un poids de réalité à sa démarche. Parce qu’il éprouvait une impérieuse envie d’agir pour combler ce vide insurmontable provoqué par la disparition de Tania.

Résultait-elle d’un reflux spontané de la marée du temps ou bien d’un acte qu’elle ou lui, ou quelqu’un d’autre, aurait commis sans se rendre compte des conséquences ? Dont il tentait d’analyser l’origine en balayant le sol avec soin, contemplant les petits tas de poussières, de toiles d’araignées, de sable qu’il accumulait, qu’il ramassait avec une pelle verte avant de les jeter dans un sac spécial en végétal biodégradable dont la surface était séduisante au toucher, donnait le sentiment d’être du plastique sans en avoir la longévité. Sensuelle et vulnérable, elle adhérait légèrement aux doigts.

Son incursion dans le passé, sa rencontre avec Claire Schlossberg n’avaient pu engendrer la moindre interférence avec ce qui venait de se produire. Tout était clair comme de l’eau d’égout.

Sa présence ne relevait-elle que d’un fantasme ? Simon refusait de l’admettre. Sa peau, sa chair, ses sens encore tout imprégnés de ces instants magiques attestaient qu’il n’avait pas rêvé.

Avec méthode, Simon recensa dans le détail les faits qui s’étaient succédé depuis qu’il avait fait la connaissance de Tania, qui ne s’étaient pas accomplis selon “son” ordre chronologique. Ainsi, ils avaient déjà fait l’amour ensemble alors que cela venait de se produire à l’instant. Elle avait vu le cadavre de Montfort tandis que pour Simon, il était vivant le lendemain. Ensuite, il élimina un à un les éléments qui ne contenaient aucune contradiction grave. Jusqu’à ce qu’il identifie le point nodal. Sous l’effet d’une brusque inspiration, ce soupçon se transforma en certitude. Il prit son portable. Appeler Billy ? Non, le rencontrer immédiatement. Il enfila un pantalon, un polo, l’imperméable de Demaison, ses bottes, descendit l’escalier.

Par la porte entrouverte, il distingua la silhouette de Yourfly qui se découpait à la lueur ambrée d’une lampe de chevet, assis devant une table. Il feuilletait un gros livre ancien.

« Que lis-tu ?

— Les recettes du grand Jules Gouffé, l’inventeur de la nouvelle cuisine en 1837.

— Par gourmandise ou pour raviver tes souvenirs ?

— Simplement pour constater que la cuisine est un art périssable, bien que l’homme ait toujours aussi faim.

— La tristesse te rend philosophe.

— Non, c’est l’ennui.

— Dis-moi. Tu as bien vu Tania monter dans mon grenier ?

— Comme je te vois.

— Surtout, garde cette information en mémoire. Je t’expliquerai. »

Plantant là Benjamin qui massait son gros nez d’un air perplexe, Simon poussa la porte qui résista sous l’effet d’un vent puissant. La dépression venue de l’ouest se déchaînait. Une averse de sable et de grêlons fouettait la digue quand il parvint enfin à sortir de l’Étombie. Il courut vers la rue Guy-Dath. La brocante plongée dans le noir ne fournissait aucune indication quant à la présence de son ami. Pas de sonnette, rien. Simon évitait d’écouter les nombreuses allusions que les gens du village ne manquaient pas de colporter à propos de Billy Lejeune, du mystère de ses relations, de ses activités. À cette minute même, comment en ignorer l’évidence ? Personne ne pouvait s’introduire dans l’appartement sans passer par la boutique. Et pourtant, justement, certains affirmaient qu’il existait une entrée secrète située sur le versant de la rue oblique qui menait à la mer. Simon, qui tripotait un objet inconnu de contour longiligne découvert dans la poche de l’imperméable, l’en retira. Demaison y avait fourré son marteau pour bricoler ! Vieil instrument de fer rouillé collé avec du sparadrap électrique sur un manche patiné, aminci par l’usage dans sa partie basse. Un marteau qui avait donné tant de coups depuis tant d’années qu’il avait maigri du corps et grossi de la tête. Peur des rôdeurs ?

Dans l’esprit de Simon, surgit le sourire goguenard de Billy indiquant que sa vitrine antieffraction à l’épreuve des balles était assortie d’une alarme. D’un coup bien senti, Simon tenta de fracasser le verre qui résista. Un boucan d’enfer se déchaîna à l’intérieur. Au fin fond de la brocante, à travers l’accumulation de meubles, de bibelots, une silhouette se découpa dans l’entrebâillement d’une porte. La sonnerie s’interrompit. Simon présenta son visage sous le réverbère installé à l’aplomb de la boutique. Billy s’avança, colla son nez contre la vitrine en plaçant ses mains en visière.

« J’ai cru un instant que c’était un voyageur.

— Un voyageur ?

— Depuis des semaines, il y a des tas d’étrangers qui se baladent au Crotoy, ou dans les environs. Ils jaillissent de nulle part et sont particulièrement curieux.

— Curieux de quoi ?

— De tout, figure-toi. On dirait des entomologistes à la recherche d’un papillon rare.

— Non, je ne suis pas au courant. Tu sais, je travaille comme un dingue, enfermé la plupart du temps devant un écran, saturé par les pixels de mon traitement de texte qui ne m’obéissent pas comme je le souhaiterais.

— Quand tu ne te promènes pas au XIXe siècle. C’est une manie chez toi, de ne pas faire les choses comme tout le monde.

— Qui t’a raconté ça ?

— Tu portes son imperméable.

— Demaison !

— Il en était encore tout frémissant de stress. À peine sceptique. On se téléphone chaque fois qu’il vient, en souvenir du bon vieux temps.

— “Bon vieux temps”, c’est un ensemble de mots qui perd chaque jour du sens.

— Allez, rentre, il pleut à seaux. »

Billy braqua le faisceau bleu de sa lampe à LED à travers le dédale qui conduisait à un vaste loft, au lieu des anciennes petites pièces dont tous les murs avaient été abattus, qui comportait un living, une cuisine, une chambre, une salle de bains incorporés.

Un jeune homme blond vêtu d’un long tee-shirt dormait profondément au milieu du lit rond placé sous la verrière qu’illuminaient les éclairs. Torse menu, jambes et bras minces, replié dans une posture quasi fœtale, il semblait fragile et vulnérable.

« Inutile d’essayer de le réveiller, il vient de s’endormir. Et quand il dort, c’est à poings fermés.

— Qui est-ce ?

— Je ne crois que tu le connaisses, c’est le fils d’Hilda. Elle l’a conçu avec un maître-nageur de Biarritz, après qu’elle a abandonné l’habitude de passer ses vacances au Crotoy.

— Hilda Stedvaal avec qui on jouait au poker des nuits entières ?

— En buvant des punchs au rhum Saint-James.

— Hilda. Que c’est loin !

— Lui, c’est Gert.

— Il vient te voir de temps en temps, comme Demaison.

— Pour le moment, c’est mon amant. »

Pourquoi faisait-il si chaud ? Simon dévisagea Billy d’un air attristé.

« Tu aurais pu me le dire plus tôt.

— Dans ces petites villes, les garçons n’hésitent pas à frayer ensemble quand ils sont jeunes. Une fois en ménage avec une femme, ils condamnent l’homosexualité. Aussi, je préfère rester dans une situation évasive. Tout le monde sait que je suis pédé, personne n’ose me le dire en face. Un mode normal de relation, quoi. Mais qu’est-ce que tu viens faire ici, à la tombée de la nuit ?

— Te poser une simple question : les œuvres que voulait te vendre Jean Montfort, les as-tu achetées ?

— Pas cher. Il est mort sans avoir eu le temps de toucher le chèque. Que j’ai repris par précaution, car je n’avais pas les moyens de le couvrir en totalité !

— Dans ce cas, le Picasso, le Arp, etc., quand les as-tu ramenés chez toi ?

— Quelques jours après que nous ayons parlé avec lui. J’ai sauté sur l’occasion, tu ne peux pas me le reprocher.

— Ah ! c’est toi qui as déchiré le Post-it que tu as collé sur le front de Montfort, après son décès.

— C’est une plaisanterie macabre, que je regrette.

— À combien estimes-tu ces œuvres ?

— Cela dépend du marché.

— Donne un prix !

— Plusieurs millions d’euros.

— Il va falloir les rendre.

— À qui donc ?

— Colette Montfort.

— Aurais-tu une liaison avec elle ?

— Ne fais pas l’innocent, c’est de l’histoire ancienne. Elle compte s’installer à Dubaï avec un certain Léontov. S’y faire un “max de thunes”. Montfort s’en est plaint avec assez d’acrimonie.

— Dans ce cas, je ne vois pas la raison qui t’amène.

— Tania vient de disparaître sous mes yeux, sans laisser la moindre trace.

— Quel est le rapport ?

— Ce n’est pour l’instant qu’une supposition. Imagine qu’une fois privée de la plus grande part de son héritage, Colette Montfort se retrouve sans argent pour développer son projet. Elle rate son coup dans les Émirats, ne se marie pas avec Léontov, exit l’enfant qu’elle portait lorsque je l’ai rencontrée à l’enterrement de Montfort. Donc pas de descendant. Donc, pas de Tania !

— Pure spéculation. Ce n’est pas la première fois qu’elle aura été emportée par la marée du temps, comme tous ces voyageurs imprudents que l’on voit surgir à notre époque, ou toi-même enlevé vers le siècle dernier. J’ajouterai même : pure absurdité. Car, en admettant que ton hypothèse soit exacte, tu n’aurais jamais eu l’occasion de croiser Tania au milieu de la baie, ni les fois suivantes.

— Je ne mets pas son existence en doute ! Mes souvenirs d’elle sont intacts. Je n’ai pas pu l’inventer. Nous venons de faire l’amour ensemble pour la première fois. Je l’aime. Cela, tu ne me le retireras pas.

— Non, mais tu t’es trompé sur mon niveau de moralité.

— Colette est restée au Crotoy pour régler la succession avec le notaire. Probable qu’elle va toucher une petite somme en actions, vendre la maison. Mais pour l’essentiel, elle ne se doute de rien. Elle a rompu depuis longtemps avec son père. D’autre part, je sais que l’achat des œuvres d’art se fait souvent de la main à la main, sous le manteau, qu’elle n’a donc aucun moyen de connaître la valeur de celles que tu as emportées. Quand je lui aurai raconté toute l’histoire, elle portera plainte pour captation d’héritage. »

Ils se dévisageaient avec intensité. Ce n’était pas la première fois qu’ils s’affrontaient, sans jamais briser leur amitié. Billy Budd s’assit dans un rocking-chair fraîchement restauré pour s’y balancer. Il passa la main avec soin sur ses cheveux en brosse, sans doute pour se calmer. Front ridé, bleu durci de son regard, pli amer de ses lèvres. Plus rien de l’angelot qu’avait connu Simon.

« Puisqu’il s’agit d’argent, parlons sérieusement. Je n’ai pas l’intention de renoncer à un coup pareil. Grâce à lui, je vais changer de vie, partir avec Gert. J’en ai marre d’ici. La baie me sue par les yeux. Alors, faisons un marché. Je vends les œuvres. Je touche le chèque. Les deux tiers pour Colette. Tu lui expliqueras que je suis un professionnel, que j’ai obtenu pour elle le meilleur prix. J’ai simplement pris ma commission.

— Ça va prendre des mois.

— Non, j’ai déjà plusieurs acquéreurs. Ils en sont même au stade des surenchères.

— Qui me dit que tu joueras le jeu jusqu’au bout ?

— À titre de garantie, je te remets cette clé. Elle est électronique et codée. Si tu as des doutes dans la semaine qui vient, tu pourras entrer chez moi quand tu voudras, pour me demander des comptes. »

Simon soupesa d’un air perplexe l’objet qui ressemblait à une mini-lampe de poche en métal léger.

« En approchant la clé de tes lèvres, tu diriges le faisceau vers la porte. Murmure “surtout, ne pas oublier”, celle-ci s’ouvrira. »

Ils s’embrassèrent.