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Par un caprice météorologique dû à un brusque retour de l’anticyclone, la tempête de la veille n’avait guère laissé de traces. Au contraire, une canicule suffocante pesait sur la baie déserte. Ciel bleu vitriol. L’atmosphère surchauffée vibrait au-dessus du sable, dentelle aérienne qui effaçait les perspectives. Pas un pousseur de filet dans le chenal. Pas un oiseau. Pas un bruit. Simon rangea la clé de Billy Budd sous une latte du parquet spécialement équipée pour servir de coffre à secret. Puis il referma les stores occultants. Pénombre brûlante. Afin d’éclairer le clavier de son ordinateur, il alluma une petite lampe orange vif dont le dessin évoquait une cigogne. Nu sur son siège, il avait écrit jusqu’à trois heures du matin pour chasser le souvenir de Tania, s’empêcher de réfléchir, fuir son image obsessionnelle !

Maintenant, il entreprenait le labeur ingrat de relire ligne par ligne la partie du scénario qu’il avait déjà rédigée. À mesure, ses idées s’éclaircissaient. Grâce à sa récente plongée au début du XIXe siècle, il prenait conscience de l’extrême différence entre sa première vision de l’aventure des frères Caudron et la réalité de l’époque. C’était une erreur d’avoir envisagé son récit sous l’angle du merveilleux scientifique alors qu’il s’agissait d’un travail de paysan. Un titre lui vint soudain en écho de l’article qu’il avait lu sur la réception honorifique des aviateurs : “Laboureurs du ciel”. Voilà qui ferait éclater de rire Duroy-Lemont. “Plowmen of the Sky” lui semblerait plus séduisant. « Comment combiner sa perception personnelle avec les exigences de la modernité ? », s’interrogeait Simon. Là se situait la difficulté depuis le commencement du projet. Il désirait redonner vie à l’aventure de l’aviation à la manière d’une épopée romantique, sachant pertinemment que le public actuel demandait soit du fabuleux, soit du quotidien exacerbé. Seule, cette dernière proposition entraînerait le consensus de la clientèle en lui offrant du ciné réalité, avec en prime les acclamations de la critique spécialisée.

Ce qui imposait de traiter son film en polar politique. À quoi il se refusait.

Voilà pourquoi Simon peinait à la tâche pour transposer visuellement les premières années, les premiers essais des “inspirés et leur machine céleste”, alors qu’il n’avait aucun problème pour raconter comment l’essor de la maison Caudron s’était produit au cours de 14-18. Drame en soi, leur succès commercial consacrait la perte des illusions au bénéfice des profiteurs de guerre.

Malgré une nuit presque blanche, à onze heures du matin, Simon se sentait porté par une tension intérieure, corps d’acier, rêves de fer. En s’asseyant à nouveau devant son ordinateur, les doigts mouillés de sueur, il décida de donner libre cours à son écriture, sans se référer aux ouvrages qui s’entassaient dans sa bibliothèque, lus ou parcourus plusieurs fois afin de s’en imprégner. En fond d’écran, il avait choisi une carte postale coloriée du mythique G4, le biplan de tous les premiers records, précédé par un escadron de dragons, salué au fond par la fanfare.

Simon créa un fichier sur son traitement de texte, attaqua sa nouvelle version, passant sur les premiers tâtonnements des deux frères pour entrer dans le vif du sujet : Huit heures par une belle soirée de juin ; la lumière dorée du soleil éclaire les champs de blé bordés de saules aux feuilles argentées, fait reluire les chatons des roseaux dans les canaux d’irrigation. Travelling au zoom sur Romiotte, grosse ferme plantée dans ce décor champêtre. René vient d’arriver de Rue où il travaille dans un commerce de vins et spiritueux. On le voit débarquer en moto, retirer son casque, ses lunettes de pilote : cheveux drus, épis bruns plaqués avec une raie sur le côté, regard fiévreux, menton volontaire, lèvre inférieure épaisse sous la fine moustache, l’air têtu d’un animal coriace. Il pénètre dans le bâtiment, entre dans la salle principale, s’assied au bord d’une lourde table en merisier, feuillette l’Aérophile avec attention.

Quelques minutes plus tard, Gaston, qui revient des champs sur sa machine agricole, le rejoint : gâpette sport à carreaux, moustache fournie, il se penche sur le journal. Son visage semble plus fin que celui de son frère, pommettes saillantes, yeux légèrement bridés.

René lève la tête pour le saluer, frotte le coin de son œil droit du revers de son index :

« Tu as vu, Blériot vient de voler depuis Tours jusqu’à Arthenay ! »

Gaston commente d’un ton railleur.

« Oui, mais avec un moteur ! En se laissant traîner par Luciole sur notre planeur, on a peu de chances de dépasser son record.

— J’en ai parlé avec maman, elle est d’accord.

— D’accord pour le record.

— D’accord pour le moteur, on s’y met dans deux mois. Après la moisson, elle nous prêtera les fonds nécessaires. Je l’ai convaincue en lui lisant l’article sur les frères Wright. Qui dévoile les contrats juteux remportés avec l’armée américaine et le gouvernement français.

— Oui, mais, au bénéfice de sacrées performances, plusieurs vols réussis sur des centaines de kilomètres. On en est loin ! Si nous voulons rattraper notre retard et voir grand, il nous faut aussi des moyens adaptés, un véritable atelier.

— Mon beau-père me conseille de construire une usine à Rue. Près de la gare, pour recevoir le matériel. Qu’en penses-tu ?

— Excellente idée. Et pour les essais, si on les effectuait au Crotoy ? La plage est vaste pour décoller et atterrir. Grâce à l’effet de protection de la baie, les vents n’y sont pas trop forts.

— Maman y a déjà loué un terrain pour notre futur hangar. »

 

Simon ferma les paupières pour visualiser la scène, ce qui en découlait après l’entrée de la mère dont le rôle s’étoffait à mesure qu’il croyait deviner comment cette folle histoire était née, s’était développée, étudier les cadrages, l’éclairage, imaginer les visages des acteurs. Ce fut un instant fructueux où le film se composa selon ses intentions. Bien sûr, il fallait encore fignoler les détails du décor, donner de la profondeur de champ aux dialogues, inventer des plans de coupe. Mais le ton lui semblait correspondre à ce qu’il souhaitait. Déjà, Simon formait en esprit les séquences suivantes, en particulier celles qui s’articulaient autour de l’hostilité générale du milieu – paysans, commerçants, employés agricoles, autorités – devant la volonté des frères Caudron de s’installer, de construire des avions. Il rédigea une série de notes brèves sur le papier afin de les exploiter ultérieurement.

Une petite faim le saisit subitement. Il se leva, se hissa sur le haut tabouret derrière le comptoir qui séparait la cuisine incorporée du séjour-chambre-bureau. La surface en acacia était constellée de taches minuscules, ton sur ton, difficiles à déceler. Il chaussa ses lunettes spéciales écran qu’il venait de déposer : des bêtes d’orages ! C’est ainsi qu’on appelait dans la région ces insectes d’un noir profond, larges d’un dixième de millimètre au plus, qui proliféraient par milliers en été les jours d’extrême chaleur précédant les gros temps. Un genre parmi les espèces que Blaise Pascal nommait autrefois “ciron”. Elles surgissaient de nulle part, s’infiltraient par des interstices infinitésimaux, se répandaient dans les moindres recoins. On pouvait les balayer tant et tant, il en revenait de partout. Simon prit une éponge mouillée sur laquelle il déposa quelques gouttes de vinaigre blanc – une solution qui lui avait souvent réussi –, essuya soigneusement la table de bar sur l’ensemble de sa superficie jusqu’à ce qu’il ne reste plus “personne”. Une dizaine de milliers d’insectes disparurent dans l’évier. Puis il ouvrit le Frigidaire “Frigidaire” qu’il avait hérité de ses parents, qui fonctionnait depuis cinquante ans en émettant un ronron charmant, brûlant une bonne dose de kilowattheures. Simon le surnommait “Rebelle”, parce que c’était le seul signe de protestation qu’il affichait contre le bêlant tout-écolo-bio qui dominait l’opinion générale mondiale globalisée par médias interposés.

Il en retira une terrine de foie de volaille qu’il tartina sur un toast puis l’agrémenta de salicornes, avant de se verser un verre de clairette bien frais qu’il avala d’un trait, relaxant son gosier à sec. Un moment sans penser, à se dilater les papilles avec le pâté haché gros mi-porc mi-foie, humecté d’une gelée au vin blanc parfumée à l’ail, relevé du fin goût de soude de la plante marine.

Quand, soudain son regard reconnut en contre-jour la forme de la chaise sur laquelle il travaillait depuis qu’il était revenu à l’Étombie. Silhouette familière qui occupait la salle d’attente du cabinet dentaire de sa mère lorsqu’elle exerçait encore. Autrefois, les pieds étaient en acajou, le siège et le dossier recouverts de velours vert. Billy avait fait peindre les bois en noir, tapisser le haut en tissu Arts déco. Voilà pourquoi Simon n’avait jamais discerné qu’il écrivait aujourd’hui sur la chaise où il avait accouché de sa première nouvelle, celle d’un adolescent survolté qui racontait la perte d’une femme aimée. Femme aimée ! Une terrible poussée d’émotion lui arracha deux larmes qui coulèrent le long de son nez sans qu’il prît soin de les essuyer.

Désemparé, il revint vers son ordinateur, s’assit en éprouvant l’impression d’avoir subitement vieilli de vingt ans, visualisa son texte à nouveau. Dans la marge blanche qui séparait la dernière ligne du bas de l’écran, une dizaine de points noirs s’inscrivaient. Ils ne formaient pas un dessin particulier, seulement quelques pixels qui se déplaçaient d’une manière erratique. Jamais il n’avait constaté pareil phénomène. En général, les caractères typographiques sont stables. On les appelle même des “polices”. En se penchant plus près afin de vérifier, il reconnut des bêtes d’orage. Par quel miracle avaient-elles réussi à s’infiltrer entre le verre protecteur et l’écran rétroéclairé ? La chaleur émise par le portable les avait sans doute attirées. Comment s’en débarrasser ? Simon effleura la surface du bout des doigts en essayant de les chasser sur le côté. Les bestioles restaient insensibles à ses mouvements. Comme s’il n’existait pas pour elles. « En se mettant à la place du ciron, l’homme lui apparaît tel un univers, si immense, si lointain qu’il ne fait peur à quiconque possède un cerveau minuscule », pensa Simon, élargissant ironiquement son propos à l’aveuglement de l’espèce humaine face à sa condition. Bien qu’irritante, la présence des insectes ne l’aurait pas trop gêné. Sauf qu’ils s’accroissaient régulièrement en nombre, que leur migration se répartissait depuis le haut de page jusqu’à la dernière ligne ! Ils s’immiscèrent parmi les phrases, s’agglomérèrent sur certaines lettres qu’ils effacèrent, rendant une partie du texte incompréhensible.

S’il voulait conserver l’usage de son portable, Simon devait agir, vite. Pas moyen de repérer les insectes dans l’espace à cause de l’obscurité. Il ouvrit les stores. Noirs de monde, les encadrements des Velux ! Se saisissant d’un torchon, il entreprit d’écraser les bêtes d’orage ; la plupart semblaient inertes et se laissaient tuer. Mais dès qu’elles s’envolaient – s’envolaient-elles ? –, elles disparaissaient au regard en se confondant avec l’air. Chercher une bombe d’insecticide ! Mouches, moustiques, insectes divers. Voilà ! Simon en pulvérisa une bonne dose sans constater le moindre effet. À part qu’il se mit à tousser, à éternuer, pris d’une soudaine allergie. Ouvrir ! Il bascula les vitrages pour aérer. Une bouffée brûlante pénétra dans le grenier. La température extérieure avait monté de plusieurs degrés. Simon laissa s’échapper au-dehors l’essentiel de l’aérosol toxique, puis referma ses Velux pour ne pas suffoquer de chaleur. Déjà tellement oppressé qu’il brancha ses deux ventilateurs de plafond dont les pales tournèrent lentement.

Il se rassit devant son écran pour constater l’avancement des dégâts. Désormais, des centaines de cirons se déplaçaient sur la page informatique. Peut-être un millier, puisqu’il en fallait au moins vingt pour remplacer une lettre et qu’ils répartissaient sur l’ensemble de la fenêtre. Pas sur l’écran tout entier. Pas sur tous les mots. Pour parer au plus pressé, Simon fit défiler son texte vers le bas. Les insectes suivirent le mouvement, guidés par une volonté supérieure. S’acharnaient-ils sur les phrases dans l’intention de leur donner un autre sens ?

Il attendit patiemment que les bêtes d’orages se stabilisent, réduisant à quelques syllabes le dialogue entre les deux frères Caudron qu’il venait d’écrire. Provoquant la naissance d’images mobiles dont les contours, le graphisme n’étaient pas identifiables. Ni abstraites ni figuratives, avec beaucoup d’imagination, elles évoquaient vaguement des hiéroglyphes. Peu à peu, il se lassa de ses tentatives pour en déchiffrer l’énigme.

Quelque chose, quelqu’un essayait-il de lui délivrer un message ?

En dehors de Tania, qui pouvait le souhaiter ?

Or Simon commençait à se convaincre que Tania ne reviendrait plus.

Une seule solution, oublier ! Il se coucha, s’endormit d’un sommeil si profond qu’il empêchait le rêve. Brutal assoupissement qui ne dura qu’un court instant.