Le deuxième otage égorgé fut un jeune homme de vingt-deux ans, Timothy Kindelan, natif de Londonderry. Il était étudiant en sciences politiques à l’université de Dublin et faisait un stage de six mois à l’ambassade d’Irlande de Madrid, dans le cadre de sa formation universitaire. Il lui manquait à peine six jours pour conclure son stage. Il parlait espagnol et aimait le flamenco. On lui devait plusieurs travaux : un sur les Irlandais dans la guerre civile et un autre, publié sous forme d’article dans le Irish Political Digest, sur la légalisation du parti communiste espagnol après la mort de Franco. Il était assistant du conseiller politique de l’ambassade et faisait des recherches à la Bibliothèque nationale de Madrid sur le legs de l’Islam dans la péninsule et son influence sur les schémas de l’organisation communautaire. Sa fiancée, Elisabeth Hayes, devait arriver le lendemain de l’attaque de l’ambassade pour l’accompagner dans sa dernière semaine d’activité avant de partir en vacances en Andalousie. De fait, elle était restée à Madrid.
Le “cas Kindelan” provoqua un véritable choc, car son assassinat survint après une semaine de calme relatif et d’intenses négociations, ce qui eut pour effet de durcir les positions. Les débats télévisés se peuplèrent chaque jour davantage de radicaux, comme l’analyste et politologue catalan Luis Bessudo, dont l’argument principal tenait à ce que les spécialistes appellent “communication stratégique”. Pour lui, chaque jour d’occupation de l’ambassade signifiait des millions de dollars offerts au fanatisme islamique en publicité prime time, c’est pourquoi, selon lui, il reviendrait moins cher de leur donner une grosse somme d’argent pour qu’ils décident d’eux-mêmes de partir, ou de lancer un assaut concerté entre les différents corps d’intervention antiterroristes, pour les déloger par la force, ou les supprimer avec le moins possible de pertes parmi les otages.
Pour Bessudo, l’école israélienne n’était plus aussi efficace en termes opérationnels, habitués comme ils l’étaient à une lutte inégale, dans laquelle les pertes civiles de l’ennemi n’avaient pas la moindre importance, perspective impossible dans un État de droit démocratique comme l’Espagne. Il rejetait aussi la coopération que la Russie avait fini par offrir, car dans les mémoires pesait encore l’action inconsidérée des forces de sécurité dans le théâtre Dubrovka de Moscou, en octobre 2002, quand un commando tchétchène avait pris 912 spectateurs en otage. Leur stratégie était très intéressante, et même originale du point de vue théorique, mais le résultat fut loin d’être un succès. Elle avait consisté à souffler dans les conduits d’aération de la salle un gaz paralysant, entrant dans la composition de la principale arme chimique de l’armée russe, le Kolokol-1, pour immobiliser les preneurs d’otages, puis donner l’assaut, mais le bilan donne encore la chair de poule : 129 otages morts, ainsi que 39 assaillants. Dix ans après, de nombreux survivants présentent encore des problèmes respiratoires. C’est pourquoi les spécialistes penchaient plutôt pour des actions de type SWAT et mentionnèrent même le GAULA de Colombie, les commandos d’élite de la police, entraînés pour protéger à tout prix la vie des otages.
Le “cas Kindelan” marquait bien sûr un moment névralgique de la prise de l’ambassade, mais la police et les membres de la cellule de crise gardèrent un silence absolu. La rumeur courait d’une négociation secrète entre les gouvernements d’Irlande et de Grande-Bretagne pour réduire le volume des bombardements de l’OTAN contre l’État islamique, ce que niaient les responsables dès qu’on leur posait la question. L’hypothèse du paiement d’une forte somme à Boko Haram était une autre rumeur, mais c’était aussi une solution illégale, car on ne pouvait pas donner de l’argent public à un groupe terroriste, en augmentant par là sa puissance de feu.
Le téléviseur de ma nouvelle chambre d’hôpital était encastré dans le mur, entre deux fenêtres. Les trois autres lits étaient inoccupés, ce qui me permettait de le laisser allumé tout le temps sans déranger personne.
Sur ces entrefaites arriva Pedro Ndongo.
– Ami colombien ! Préparez-vous, je vous apporte des nouvelles. Faites un effort pour détendre vos muscles.
– Merci, Pedro. Qu’est-ce qui se passe ?
– Le volet judiciaire est résolu. Comme vous êtes tous deux des étrangers et sans antécédents pénaux, ni en Espagne ni dans vos pays respectifs, il a été décidé d’un règlement à l’amiable. Mais je ne vous ai rien dit. Dans quelques minutes votre avocat va venir vous communiquer cette décision et vous faire cette proposition, que vous devez accepter. Je crois que M. Reading a déjà signé.
– Comment l’avez-vous appris ?
– Hé, hé… le vieux Pedro Ndongo entend à travers les murs.
À cet instant la porte s’ouvrit et l’avocat entra. Pour ne pas avoir à sortir, Pedro se mit à vérifier avec diligence le support du sérum, en testant l’équilibre des flacons et surveillant le goutte-à-goutte.
L’argument juridique pouvait se résumer ainsi : la meilleure et plus rapide solution à cette affaire, qui n’impliquait pas des individus de nationalité espagnole, était la conciliation préjudicielle, où les deux parties parviennent à un accord et manifestent leur satisfaction, l’autorité jouant dans ce cas le rôle de “tiers qui agit ou intervient”. Il n’y aurait qu’une sanction légère, sous forme d’amende pour “violences sur la voie publique”. Pour obtenir cette conciliation, j’allais devoir faire une concession au sieur Francisco Reading, consistant à renoncer à l’argument de légitime défense, lequel pourrait cependant parfaitement se soutenir dans un procès en raison de l’abondance de témoins, mais entraînerait inévitablement une longue attente et les tracasseries d’une épuisante procédure judiciaire.
– La légitime défense me donnerait des avantages ?
– Bien sûr, répondit Pedro qui se tenait derrière le lit. Parce qu’une bagarre de rue peut être évitée, mais pas la légitime défense, et en raison des circonstances cela jouerait en votre faveur.
L’avocat foudroya Ndongo du regard.
– Merci, infirmier, vous avez une autre considération juridique à communiquer à mon client ?
Pedro baissa la tête.
– Excusez-moi, maître. Je n’ai pas pu m’en empêcher. J’ai une certaine sympathie pour ce monsieur. Mais je m’en vais.
Il prit son sac avec ses instruments de diagnostic et le tensiomètre, et se retira en faisant un geste d’au revoir.
Je signai quelques documents pour l’avocat. Il m’expliqua que je pouvais quitter immédiatement l’hôpital, mais que je devais laisser mon passeport. Je pourrais le récupérer à la direction centrale de la police une fois que j’aurais réglé l’amende dans n’importe quel bureau de poste.
Un moment après, Pedro Ndongo revint avec mes affaires et je pus m’habiller. Les hématomes au visage avaient diminué et un corset autour de la poitrine me maintenait les côtes. Je terminai les formalités administratives en présentant ma carte de la sécurité sociale italienne. J’appelai sans attendre l’hôtel Las Letras, expliquai ce qui m’était arrivé et demandai qu’on me redonne la chambre 711. J’eus de la chance, elle était libre.
Après quoi, Ndongo appela un taxi et, m’adressant de nouveau un regard intense, il dit :
– Récupérez, réfléchissez, essayez de faire quelque chose de bien avec ce que vous avez en tête et qui, vu de l’extérieur, paraît un peu confus. Suivez votre instinct. C’est Pedro Ndongo Ndeme qui vous le dit.
– Sujet de Teodoro Obiang, ajoutai-je.
Mais il répliqua du tac au tac :
– Si je pouvais, je pratiquerais sur Obiang une ablation de la vésicule biliaire sans anesthésie et je compléterais le check-up par une sonde en aluminium dans l’urètre.
Enfin, en guise d’au revoir, il me dit :
– Malgré mes études de médecine, si je devais être le sujet de quelqu’un, je choisirais Frantz Fanon, ou les poètes de la négritude comme Aimé Césaire, Leopold Sédar Senghor, Léon-Gontran Damas, Guy Tirolien, Birago Diop ou René Depestre. Et bien sûr le nègre cubain Nicolás Guillén.
À l’hôtel, un groom m’aida à descendre du taxi et le directeur sortit pour m’accueillir, très heureux de mon retour.
Cela me parut de bon augure, aussi je me résolus à poser la question fatidique :
– Il y a eu des messages pour moi ?
– Non, monsieur, aucun.
Je ressentis un mélange de frustration et de rage. Comment était-il possible que pendant tout ce temps, Juana n’ait pas appelé ? Je décidai d’attendre quelques jours, de régler l’amende et de rentrer à Rome. Le bilan du voyage allait être frustrant.
Dans la chambre je me rassis dans le fauteuil d’où je n’aurais jamais dû me lever et appelai le service des chambres. Il était presque trois heures et je n’avais pas mangé. Je commandai un sandwich au poulet, une bouteille d’eau gazeuse, et j’allumai le téléviseur. Deux secondes après le téléphone sonna. C’était le room service : ils voulaient savoir si l’eau Solán de Cabras me convenait. Je répondis que c’était parfait. Je raccrochai mais la sonnerie retentit aussitôt et je commençai à m’énerver. Maintenant, ils voulaient savoir si je préférais une bouteille d’un litre ou d’un demi-litre.
– D’un litre. Vous pouvez me l’apporter tout de suite ?
Je raccrochai, mais à peine avais-je lâché le téléphone, nouvelle sonnerie.
– Je viens de vous dire que la bouteille d’un litre c’était très bien, que voulez-vous savoir encore ?
Il y eut un silence sur la ligne.
– C’est moi, consul.
– Qui… ?
– Moi… Juana. C’est Juana.
J’en restai coi.
– Je suis dans le hall, je peux monter ?
– Oui, bien sûr.
Je cherchai nerveusement le miroir. Les bleus s’étaient un peu estompés. Avec effort j’enfilai mon pantalon, qui retomba sur mes pieds, j’avais perdu plusieurs kilos. Je sentis un creux à l’estomac.
Toc, toc.
J’ouvris la porte, mais ces retrouvailles si souvent imaginées partirent en vrille. En me voyant, Juana poussa une exclamation.
– Mais qu’est-ce qui vous est arrivé ?
Elle avait un peu grossi et quelques cheveux blancs pointaient à la racine, mais son allure de jeune étudiante restait la même. J’eus envie de la prendre dans mes bras, mais c’est elle qui s’élança sur moi.
– Qu’est-ce qui s’est passé ? Qui vous a fait ça ?
– Un accident, je viens juste de sortir de l’hôpital.
– Mais… qui ? Pourquoi ?
Je lui racontai ce qui s’était passé depuis mon arrivée à Madrid, une semaine plus tôt. Elle m’écouta avec attention et dit enfin :
– Vous ne pouvez pas rester à l’hôtel dans cet état. Demain matin je viens vous chercher et vous vous installez chez moi. Je vais m’occuper de vous jusqu’à ce que vous soyez guéri.
– Il n’est pas nécessaire que j’envahisse ta maison. Je ne veux pas déranger. Tu peux très bien m’aider ici.
– Pas question, consul, et en plus ça va vous coûter très cher. C’est moi qui vous ai demandé de venir. Montrez-moi vos analyses et vos ordonnances. Rappelez-vous que j’ai travaillé comme infirmière à Bogotá.
Je lui donnai le dossier qu’elle lut attentivement. Elle me demanda si j’avais tous les médicaments. En constatant qu’il en manquait certains, elle se leva d’un bond.
– Je vais les chercher, il y a une pharmacie pas loin. En attendant, reposez-vous.
Je n’eus pas la force de lui dire de rester et de me parler de sa vie, de l’enfant. Où était Manuelito Sayeq ? Pourquoi elle m’avait fait venir à Madrid ? J’avais mille questions à lui poser, mais Juana avait déjà filé. Nous aurions tout le temps pour cela.
Quand elle revint, elle passa un moment à classer les médicaments qu’elle avait rapportés et, vers les dix heures, elle dit qu’elle devait partir.
– Pourquoi voulais-tu me voir, Juana ?
– C’est compliqué, consul. Pour le moment reposez-vous et demain, je viens vous chercher. On parlera de tout ça quand vous serez en meilleure forme et qu’on pourra boire un verre ensemble.
Elle partit et je me sentis plus anxieux qu’avant son arrivée. Une foule de questions se bousculaient dans ma tête. Allait-elle réellement revenir ? Que se passait-il ? Bientôt, les anti-inflammatoires et autres comprimés me conduisirent tout droit au lit.
La sonnerie du téléphone me réveilla à onze heures du matin. C’était Juana.
– Je suis en bas. Si vous n’êtes pas encore prêt, je peux attendre en lisant le journal. L’heure du petit-déjeuner est passée, mais ils peuvent faire une exception, vous voulez que je vous le monte ?
À midi, nous sommes arrivés chez elle, dans la rue San Cosme y San Damián. Juana a demandé au chauffeur de taxi de se garer et de nous aider à porter ma valise, car il fallait monter deux longues volées de marches avant d’atteindre l’ascenseur. C’était au dernier étage, un appartement de trois chambres, au plafond mansardé avec des poutres en bois.
– Voilà votre chambre, consul.
Une chambre vaste et accueillante. La fenêtre donnait sur un océan de toits madrilènes et un ciel splendide.
– Vous voulez vous reposer tout de suite ? Vous avez faim ? Manuelito arrive à deux heures.
Elle portait une jupe aux genoux et une blouse ample. Des tennis et des soquettes blanches. Dans l’appartement je remarquai de nombreux livres, des tapis persans, des statuettes anciennes, des disques, des tableaux. Ainsi qu’une petite collection de figurines mythologiques en bronze.
– Il y a longtemps que tu vis ici ?
– À peu près deux ans.
– Et qu’est-ce que tu fais ? Des études ? Tu as un travail ?
– Reposez-vous un moment, consul, je vais vous préparer un peu de café et je descends faire des courses. Installez-vous confortablement, vous êtes ici chez vous.
La chambre d’amis était en fait un bureau, mais j’eus l’impression que ce n’était pas celui de Juana. Dans un coin était posé un panier en bambou rempli de cannes de collection – je n’avais jamais connu aucune femme collectionnant des cannes. Les étagères étaient peuplées d’objets qui suggéraient une vie de voyages dans le monde entier : statuette de Bouddha en jade, petites sculptures en bois d’animaux africains, deux bustes de Mao en porcelaine, des étuis à cigarettes en cuir, des flasques en métal de différentes formes et tailles, et sur les rayons de nombreux livres anglais et français d’analyse politique, des biographies de militaires célèbres, des histoires de révolutions. Je remarquai aussi un bar sur une table roulante, avec des tiroirs pleins de sous-verres et d’ustensiles pour préparer des cocktails. Je cherchai en vain des photos. Celles qu’on se serait attendu à trouver dans cette pièce semblaient avoir été soigneusement retirées. À qui était cet appartement ? Ma première pensée fut que Juana s’était remariée, mais chose étrange, si ce décor ne paraissait pas le sien, aucun signe visible ou spécifique n’indiquait la présence d’un homme.
Quand j’eus fini de m’installer, Juana m’apporta une tasse de café et une soucoupe avec deux comprimés.
– Prenez ça tout de suite. Je reviens dans une demi-heure pour préparer à manger. Reposez-vous. Il y a pas mal de livres ici et de la musique.
J’avais envie de la questionner sur cet appartement, mais je me ravisai. Je me rappelai nos journées à Delhi. Ici aussi j’attendais une histoire et, à un certain moment, sans que j’aie rien demandé, Juana commencerait à parler. Et il n’y aurait pas moyen de l’arrêter. Je ne sais pas si quelqu’un m’avait déjà parlé de cette façon, avec autant de force et de connaissance de la vie.
Manuelito arriva à l’heure du déjeuner – pour moi c’était Manuelito Sayeq, mais elle ne prononçait jamais son second prénom. Un gamin de onze ans, des cheveux noirs et un regard très vif. L’entendre parler me confirma qu’ils vivaient bien à Madrid.
– Maman m’a dit que vous étiez de vieux amis.
– C’est vrai, et toi je t’ai connu quand tu marchais à peine.
Mes bandages et mes plaies ne l’impressionnaient pas, ou du moins il ne le montra pas. Je supposai que Juana lui avait fait la leçon sur ce point avant de me voir.
– Et que vous alliez habiter avec nous.
– Bon, quelques jours seulement, le temps de me remettre un peu de tout ça.
– Eh bien, je suis très content, monsieur le consul. Bienvenue !
Tous deux continuaient à m’appeler “consul”, mais le moment n’était pas encore venu de changer les règles et de leur expliquer que je ne l’étais plus. D’ailleurs, Juana le savait.
Les quatre jours suivants passèrent, avec des silences et des questions, sans que rien ne vienne perturber la routine. J’aidais Manuelito à faire ses devoirs et je lui parlais des grandes aventures de l’homme. Je lui promis que nous irions acheter des romans de Jules Verne et des albums de Tintin. Je lui racontai le Voyage au centre de la Terre, où on arrivait en traversant le cratère d’un volcan éteint relié à un tunnel en pente. Puis le Nautilus, cette maison sous-marine où un homme avait décidé de s’enfermer, loin du monde, avec toute une bibliothèque, et Cinq semaines en ballon, les batailles vues du ciel entre tribus sauvages, sans oublier bien sûr le voyage dans la lune, le plus long et le plus difficile.
Nous parlions aussi de ses leçons d’histoire : les Mayas, leur calendrier et le maïs, la relation intime entre les deux dans le cycle des récoltes, la construction des pyramides pour observer le ciel de plus près et voir au-dessus des arbres. Nous dessinions des mandalas, faisions des opérations de nombres simples, étudions les guerres du Cid, et ce qui continue à s’appeler, dans les collèges en Espagne, la Reconquista, qui ne fut rien d’autre que l’expulsion des Espagnols musulmans par les Espagnols catholiques de leur territoire commun.
Juana entrait et sortait. Ces premiers jours j’appris qu’elle travaillait comme bénévole dans un centre de réfugiés à Lavapiés et qu’elle collaborait avec des ONG. Elle était toujours très active. Je ne lui avais pas encore demandé pourquoi elle avait tant tardé à venir à l’hôtel Las Letras, où elle m’avait elle-même donné rendez-vous.
Sa présence me faisait repenser à Teresa, la diplomate mexicaine qui nous avait tellement aidés à Bangkok. Je cherchai son adresse et lui envoyai un message juste pour lui dire que j’avais retrouvé Juana et l’enfant à Madrid et pour lui demander où elle était. Au Mexique sans doute.
Dans ma chambre il y avait un téléviseur, je pus ainsi suivre les événements à l’ambassade d’Irlande qui, après l’atroce assassinat de Kindelan, avaient baissé en intensité et connaissaient un calme relatif qui ne rassurait personne.
Une autre nouvelle commençait à partager, avec l’ambassade d’Irlande, les gros titres des journaux : une nouvelle vague de migrants déferlait sur l’Europe en provoquant une situation d’urgence sanitaire.
Au milieu de ce tourbillon de fugitifs, il y avait un autre groupe humain, peut-être le plus désespéré : ceux qui débarquaient, la nuit ou à l’aube, à bord de chaloupes, de canots pneumatiques et de rafiots de faible tonnage sur des plages solitaires de cette Europe du Sud que d’autres commençaient à fuir. La grande majorité arrivait ainsi en Italie ou en Espagne. Exilés syriens, libyens ou égyptiens, abandonnés à leur sort. Fugitifs du Nigeria, de Mauritanie, du Niger ou du Mali ; des guerres civiles du Liberia et du Tchad, aux terres semées de mains coupées à la machette. Familles de migrants d’Afrique noire prêts à mourir pour réaliser un rêve : survivre, entrer vivants au paradis européen, ou ce qu’ils s’imaginaient être le paradis. Celui qu’ils voyaient sur les écrans dans de vieilles émissions, là où la population avait nourriture, santé et hygiène, et, mon Dieu ! éducation !
Les experts étaient de retour à la télévision, débitant analyses et explications.
Les restes des restaurants d’Europe jetés à la poubelle auraient suffi à nourrir soixante-dix millions d’êtres humains chaque année ! Mais les fugitifs ne le savent pas. Ils ne connaissent pas les chiffres de la FAO sur la dénutrition, bien sûr, ni n’ont lu La Faim, de Martín Caparrós. Mais ils l’entrevoient, le sentent dans leurs tripes. De fait, ils ne pensent qu’à ça. Étrange paradoxe : un pourcentage de ces fuyards de la faim finit par se transformer en nourriture pour les poissons, dans le ventre des requins de la Méditerranée. Leurs embarcations chavirent, prennent feu, partent à la dérive. Parfois les passeurs les jetteront à l’eau pour alléger le poids de la cargaison. Des corps flottants échouent sur les plages, poussés par les courants. Hommes, femmes, enfants, vieillards. Les noyés les plus tristes du monde. Et l’urgence sanitaire.
Beaucoup arrivent malades mais ne le savent pas encore. Le virus Ebola est présent quelque part dans leur corps. Parfois logé dans les pupilles, le cerveau ou l’aine. Et Ebola saute de l’un à l’autre, finissant par se transmettre à quiconque se trouve devant.
C’était là un autre motif d’angoisse dans l’Europe apocalyptique : Ebola. Être noir en Italie ou en Espagne, pays moins habitués à la peau foncée, devint un synonyme de pestiféré et d’agent transmetteur. La droite italienne présenta un projet de loi autorisant l’armée à mitrailler ces bateaux depuis les airs. Dans les talk shows politiques ils étaient qualifiés de “navires de la peste” ou de “navires de Nosferatu”, on parlait d’eux comme de culture flottante de bactéries. Pour beaucoup c’était quasiment une guerre biologique ! Ni plus ni moins. Un ennemi qui attaquait l’Europe, raison pour laquelle il fallait militariser les côtes du continent.
De plus en plus d’habitants, terrorisés, étaient d’accord avec cette thèse. Beaucoup s’accrochaient à la religion et demandaient à genoux : qu’avons-nous fait, ô mon Dieu ? Combien de fléaux nous guettent ?
Dix, semblait répondre une voix.
Dix et nous n’en sommes qu’au quatrième.
Quand je pus enfin retrouver mon autonomie et sortir, le monde était encore en ébullition. La nervosité provoquée par l’action de Boko Haram restait perceptible à Madrid, mais les gens commençaient à s’y habituer, y voyant comme un élément d’un décor macabre. Il inspirait même des plaisanteries, dont l’une particulièrement sardonique sur des “vacances irlandaises”, que je n’ose pas reproduire ici.
Je me rendis dans un bureau de poste et réglai l’amende pour “violences sur la voie publique”, d’un montant mystérieux de 2 386,67 euros. Je payai et, avec le récépissé tamponné, j’allai récupérer mon passeport à la direction centrale de la police, où régnait un climat d’irritation et de nervosité qui reflétait bien ce qui se passait dans la ville et le pays.
En revenant rue San Cosme y San Damián, je pensai à Manuela Beltrán et décidai de l’appeler. Où avais-je mis sa carte ? Il me fallut un certain temps pour la retrouver dans mon dossier médical.
Elle parut contente de m’entendre.
– Comment se passe votre convalescence ?
– Bien. Je reviens tout juste de ma première promenade. Comment va ton ami ?
– Il est encore à l’hôpital, mais il va beaucoup mieux. Je vous ai appelé à l’hôtel Las Letras et on m’a dit que vous étiez parti. Vous êtes encore à Madrid ?
– Oui, chez une amie, dans le quartier d’Antón Martín.
– J’aimerais bien vous voir, j’ai encore des choses à vous raconter.
– Oui, bien sûr. Aujourd’hui, tu peux ?
Juana travaillait jusqu’au soir et Manuelito avait un cours de musique jusqu’à sept heures, je lui ai donc donné rendez-vous à la cafétéria du musée Reina Sofía. En me voyant, son visage exprima un certain soulagement.
– En effet, vous allez mieux, ça me fait très plaisir. Vous n’avez plus de bleus.
Elle me parla de l’université et nous échangeâmes des anecdotes sur des professeurs qui, vingt-cinq ans plus tard, étaient encore en poste. Certains donnaient les mêmes cours et les mêmes lectures qu’à mon époque, c’était incroyable. Je lui racontai mes années de gréviste, de lecteur fanatique du boom latino-américain et d’apprenti écrivain. Quand je l’interrogeai sur la Colombie, elle se montra un peu évasive. Elle était orpheline. Elle était venue en Espagne grâce à une bourse que le doyen de la chaire de littérature de la Javeriana l’avait aidée à obtenir. Nouvelle émotion. Cristo ? demandai-je. Je me rappelai ses cours passionnants sur Rulfo et ses “petits-déjeuners jaunes”, œufs brouillés, beurre, ananas…
À mon retour à l’appartement, je racontai à Juana ma rencontre avec Manuela.
– C’est la petite amie du type avec qui vous vous êtes bagarré ?
– Son étudiante et sa maîtresse.
– Je connais ce mélange, consul : maître “bouffeur d’étudiantes” et intello coincée qui se sent sur un nuage parce qu’elle est la chouchoute du prof génial et, du même coup, dame le pion à ses camarades. C’était un classique à la Nationale et, je suppose, dans toutes les universités du monde. Invitez-la à manger demain, j’aimerais bien faire sa connaissance.
Le lendemain, Manuela vint à San Cosme y San Damián peu après neuf heures du soir. Elle apportait une bouteille de Matarromera. Juana en fut tout étonnée.
– Il ne fallait pas, ce vin est très cher !
Nous nous sommes assis au salon, tandis que Manuelito jouait sur la tablette de Juana à monter des maisons et des forêts fantastiques avec un jeu qui le passionnait et qu’il essayait de m’apprendre.
Juana posa des alcools sur la table. Ma longue convalescence me donna envie de boire un verre. La vérité est que j’avais quasiment arrêté de boire de l’alcool depuis deux ans, mais ce soir-là me parut une bonne occasion de picoler, aussi me suis-je servi une généreuse rasade de gin avec des glaçons, du jus de citron et un peu de tonic.
Manuela avait une bourse de l’Institut de coopération ibéro-américaine, comme moi autrefois, et l’écouter m’incita à évoquer de nouveau mes années espagnoles. Je la remarquai très prudente dans ce qu’elle révélait sur elle, tout comme Juana. De sa vie à Cali et à Bogotá elle ne dit presque rien. Juste quelques vagues allusions. Comme si sa vie avait commencé à son arrivée en Espagne.
Juana lui posa une question sur Reading.
– J’ai connu Paco à l’université, je suivais son cours sur le roman latino-américain écrit en anglais, un cours que le département de philologie hispanique partageait avec celui d’anglais. On lisait des auteurs hispaniques des États-Unis. J’aimais sa manière d’enseigner. Un type très sympathique, décontracté avec les étudiants, et un discours très séduisant sur la littérature. Un vendredi on est sortis de son cours un peu plus tard que d’habitude et nous avons marché jusqu’à La Moncloa, en traversant la cité universitaire. Quelqu’un a proposé de boire un verre. Paco a dit qu’aux États-Unis si un professeur était surpris en train de boire avec ses étudiants, il risquait d’avoir des problèmes, mais les autres ont répliqué qu’en Espagne c’était le contraire : ceux qui se tenaient à l’écart des étudiants passaient pour des types arrogants, on est donc entrés dans un petit bar, puis dans un autre, ainsi de suite, jusqu’à ce que la promenade se transforme en bringue. Puis on est allés dans un bar à mezcal et, c’était prévisible, à cinq heures du matin on était tous bourrés, y compris Paco. Quand on s’est répartis pour prendre des taxis, je me suis retrouvée avec lui, nous étions les derniers. En arrivant chez moi, je lui ai demandé s’il voulait monter et c’est comme ça que tout a commencé.
Sur ces mots, Manuela se servit une autre tequila. Rien de moins qu’une Don Julio Reposado, car le bar de Juana n’avait rien à envier à celui d’un bon hôtel. À qui appartenait donc cet appartement si sophistiqué ? J’écoutais Manuela parler tout en observant Juana du coin de l’œil. Allait-elle oser raconter quelque chose de sa vie récente ? J’avais très envie que Manuela lui pose des questions dans ce sens, pour voir ce qu’elle dirait, mais elle se sentait intimidée.
Nous allions devoir passer un peu plus de temps ensemble avant que Manuela se sente à l’aise et commence à avoir confiance en nous.
– Paco ne m’a pas dit qu’il était marié, poursuivit-elle. Mais je l’ai su très vite, il ne faut pas longtemps à une femme pour s’en rendre compte. Pourtant je ne lui ai pas posé la question, il me plaisait beaucoup, sa maturité et son intelligence me donnaient l’impression d’être protégée.
– C’est l’atout des hommes mûrs, dit Juana.
Vers dix heures du soir, j’ai accompagné Manuelito au lit. Il aimait lire des contes à voix haute et commenter l’intrigue. En ce moment il lisait un livre de contes nordiques avec dieux ailés, nymphes et dragons sur la couverture. Il me posait des questions bizarres.
– Pas vrai qu’un elfe ne peut pas battre un petit dinosaure ? C’est impossible !
– Bien sûr que c’est impossible, je répondais sans très bien savoir de quoi nous parlions.
En retournant au salon, je remarquai que Manuela et Juana avaient changé de siège pour se rapprocher et, depuis le couloir, elles avaient tout de deux vieilles copines en train de se faire des confidences. En les voyant, je m’immobilisai. C’était étrange que trois inconnus et un enfant partagent un espace dont je ne savais rien.
Subitement j’eus la certitude que Manuela avait interrogé Juana sur moi. J’imaginais très bien la question, car Juana fit non de la tête. Sur quoi elles éclatèrent d’un rire malicieux. Je me faisais peut-être des idées, j’avais bu trois gins. Enfin, j’entrai dans le salon, en faisant éclater la bulle dans laquelle elles étaient.
– Il dort ? demanda Juana.
– Oui, j’ai éteint la lumière.
Nous avons continué à boire et à parler. Inévitable, le sujet de l’ambassade d’Irlande s’est invité dans la conversation. Manuela affirma que la police devrait intervenir, car la prise d’otages était en train de devenir une espèce de compétition olympique de la primeur des nouvelles. Ce jour-là, la presse avait identifié un des assaillants qui n’était autre qu’une Espagnole, une jeune femme de Vallecas, petite amie d’un Africain. Manuela avait vu à la télévision sa page Facebook, remplie d’images de Boko Haram, de l’État islamique et du Rayo Vallecano, l’équipe de foot de Vallecas. La nouvelle qu’il y avait des Espagnols parmi les assaillants choquait l’Espagne entière.
– J’espère qu’on ne les tuera pas, dit Juana. Ce serait mieux qu’ils puissent retourner en Afrique, ou là d’où ils viennent. On ne gagnerait rien à les tuer, en fin de compte ils sont tous victimes de quelque chose.
Je regardai ma montre, il était déjà trois heures du matin et je compris pourquoi je tombais de sommeil. Je leur demandai de m’excuser et j’allai dormir. Les deux femmes continuèrent à parler (je les observai un instant depuis le couloir) de nouveau avec une réelle complicité.
Le lendemain, j’ouvris l’œil de bonne heure et un pénible mal de tête – le gin ! – me perfora les tempes. Heureusement j’avais des dizaines d’analgésiques, j’en pris un et me recouchai. Quelle heure était-il ? Presque huit heures.
Un peu plus tard j’allai à la cuisine pour mettre de l’eau à chauffer et, oh, surprise ! elles étaient là toutes les deux, Juana et Manuela, en train de parler avec entrain. En pyjama, elles mangeaient des céréales.
– Bonjour, consul, dit Juana, je vous sers un café ? Vous voulez que je vous prépare des œufs ?
– Laissez-vous faire, consul, dit Manuela. Au fait, pourquoi on vous appelle consul ?
– C’est une longue histoire.
Cela ne me déplut pas qu’elle aussi l’adopte. Dans certains de mes romans favoris, il y avait des consuls que j’admirais.
– Manuela est restée dormir sur le canapé, dit Juana. Aujourd’hui, on a envie d’aller faire un tour au Retiro, dès que Manuelito sera levé. Vous voulez venir ?
Je préférais rester, être seul.
Je lus tranquillement la presse dans un café. Vers midi j’allai à la Cuesta de Moyano fouiner chez les bouquinistes, peut-être ce qui me plaît le plus à Madrid. Mais je m’attristai de constater qu’on vendait des livres à un euro. Les bouquinistes paraissaient moroses, comme appartenant à une autre époque. Trois d’entre eux étaient devant un stand et parlaient avec un absolu désespoir. L’un demandait :
– Et toi, comment tu tiens tes comptes, par le nombre de ventes, ou par l’argent récolté ?
– Par ventes. Dix-huit aujourd’hui.
– Putain ! Et ça t’a rapporté combien ?
– Ben, dix-huit euros.
J’achetai un livre de Malraux sur l’art, l’édition française de La Métamorphose des dieux. Je fis ensuite un tour dans le jardin botanique, au musée du Prado et au vieil hôtel Palace.
Les deux femmes rentrèrent à la nuit tombée, encore ensemble. Juana tenait à la main un cahier qu’elle alla déposer dans sa chambre. Il semblait très précieux. Manuela s’assit près de moi.
– Consul, je n’ai pas osé vous dire que j’avais lu deux de vos livres. Un jour peut-être, je vous raconterai mon histoire.
Trois jours après, Juana entra dans ma chambre avec le cahier de Manuela et me dit :
– Vous devriez lire ça, consul, c’est la vie de Manuela jusqu’au jour où elle est partie en Espagne. Elle l’a écrit pour son psychologue. Je lui ai demandé si je pouvais vous le montrer et elle a accepté.
Je commençai la lecture après avoir bu un café bien serré et je terminai en milieu d’après-midi. En refermant le cahier, j’avais le souffle court et même un peu de tachycardie. Était-ce la même personne ? Dès que je lus le nom de Freddy Otálora, sous la plume de Manuela, cet homme violent qui avait fait irruption chez elle, son violeur et l’assassin de sa mère, une antenne désagréable s’était dressée dans mon esprit. Je révisai mes notes sur le curé Ferdinand Palacios et je le retrouvai : c’était lui, celui qu’on appelait le type de Cali. Le même nom.
Manuela revint un peu avant l’heure du dîner. Je lui dis que j’avais lu son récit et qu’il m’avait bouleversé.
– Maintenant, consul, vous savez qui je suis.
J’hésitai à lui dire ce que je savais de Freddy, mais il me fut impossible de parler d’autre chose, ou même de la regarder en sachant ce que cela signifiait pour elle. Plutôt aller faire un tour dehors sous un prétexte quelconque. Maintenant que Manuela refaisait sa vie, fallait-il qu’elle sache ce qu’avait fait cet homme et où il était ? Cela ne revenait-il pas à la replonger dans son horrible passé ?
Une journée s’écoula et la suivante. Manuela continuait de venir. Mes contradictions et mes doutes ne faisaient qu’augmenter.
Deux semaines plus tard, je décidai d’en parler à Juana. Au début elle me regarda incrédule, alors je lui montrai mes notes. Le nom n’était pas très courant et le reste coïncidait. Après discussion, nous sommes arrivés à la conclusion qu’il s’agissait bien de la même personne. Il n’y avait aucun doute possible.
– Vous devez lui dire, consul. Ces factures en retard ne font qu’augmenter avec le temps. Ce serait mieux pour elle.
– Ce qui m’inquiète c’est sa réaction et ce qu’elle pourrait faire après. Laisse-moi réfléchir un peu plus.
Deux autres semaines passèrent jusqu’à ce qu’un soir, après maintes précautions oratoires qui l’intriguèrent, je me décide :
– Il faut que je te raconte quelque chose. Tu te rappelles le curé colombien qui était avec moi à l’hôpital ? Il m’a parlé d’un groupe de paramilitaires qui opérait dans la zone ouest d’Antioquia. À un moment de l’histoire il a mentionné un type de Cali qui se planquait dans le secteur et qui avait rejoint leurs rangs. Il s’appelait Freddy Otálora.
Manuela pâlit.
– Freddy Otálora… ?
– Il y a peu de temps encore, il était dans une hacienda, la Gaviotas, près d’Aguacatal.
Manuela ferma les yeux. Son visage se transforma. Je commençai à craindre sa réaction et dès qu’elle les rouvrit, elle dit :
– Il faut que je retourne en Colombie pour le chercher.
– Le chercher ? répéta Juana, surprise.
Manuela se leva et alla à la fenêtre. Un nuage annonçait la pluie. Un oiseau sinistre, perché sur une antenne de télévision, paraissait intéressé par notre conversation. Manuela revint s’asseoir.
– Oui, le chercher et le tuer, dit-elle en se mordant les lèvres. Mais pas le tuer comme ça, non, mais de la façon la plus cruelle.
– Tu ne pourrais pas faire une chose pareille, en plus c’est lui qui te tuerait le premier.
– Aucune importance. C’est lui ou moi.
Le moment était venu de boire quelques verres et j’allai chercher une bouteille de Gordon’s.
– Il faudrait vérifier que c’est bien la même personne, et après porter plainte contre lui.
Manuela but une longue gorgée de gin.
– Je ne crois pas qu’il y ait deux ordures du même nom. Porter plainte ? Excusez-moi, consul, mais vous me faites rire. Que vous a dit de plus le curé ?
J’ouvris mon carnet et lus les passages où le nom de Freddy apparaissait.
– Ce sont les mots du curé, j’ai transcrit tout ce que j’ai pu me rappeler.
Manuela termina son verre et croqua le glaçon.
– Ce mec est un assassin. Je vais aller le chercher.
Nous sommes allés à la cuisine et avons servi le repas. Juana apporta une assiette à l’enfant pour qu’il mange devant la télévision.
– Ces gens-là sont très dangereux, dit Juana. Il doit être armé et entouré de tueurs.
– J’ai entendu dire qu’avec trois cents euros on peut recruter un sicaire à Cali, dit Manuela.
– Peut-être bien, je dis, mais ensuite il faut aller jusqu’à ce village et trouver le type. C’est impossible.
– Je vais le faire, affirma Manuela. Je dois le faire.
Quand Manuela fut partie, Juana vint dans ma chambre.
– Je la comprends. Ce qu’elle veut faire est un peu fou, mais je la comprends. On devrait l’aider.
– Tout ce qu’elle va obtenir c’est de se faire tuer. Et qu’est-ce qu’on pourrait faire ?
– Moi, je peux l’aider, affirma Juana. Ces tueurs ne me font pas peur, je les connais et je connais leurs points faibles.
Je ne voulus rien ajouter et nous restâmes silencieux jusqu’à ce qu’elle dise :
– Vous avez pris vos comprimés ?
Elle persistait à jouer son rôle d’infirmière. Je lui souhaitai bonne nuit.
Le lendemain Manuela ne vint pas, ni le jour suivant. Je m’inquiétai. Finalement elle réapparut le vendredi soir.
– J’ai fait des recherches par Internet sur les paramilitaires de cette région. Des articles parlent de massacres, mais aucun ne mentionne celui-là.
– Le curé s’est peut-être trompé, ou il l’a inventé.
– Je ne crois pas, consul. Ce petit curé n’est pas un idiot. En plus j’ai vérifié les noms que vous citez dans vos notes, ils existent tous.
– Vraiment ? Alors ça change les choses. L’un d’eux est en prison ?
– Non, ils ont tous été interrogés, mais d’après les articles, on n’a jamais trouvé de preuves formelles.
– Plutôt que de penser à tuer ce type, on devrait vérifier s’il est encore vivant. Si ça se trouve, il a été tué. Ou arrêté. D’ailleurs la police de Cali le recherchait, non ?
Juana prit son portable et chercha un nom dans le répertoire :
– Je sais qui pourrait nous aider, voyons si je le trouve. Le voilà. C’est un type un peu bizarre, mais il connaît bien ce milieu et il a des contacts en Colombie. Il a une dette envers moi. Si tu es décidée, je l’appelle. Il nous aidera à trouver ce mec et à confirmer si c’est le même.
Manuela répondit avec un calme absolu.
– Oui, je suis décidée. Qui est ton ami ?
– Un Argentin très excentrique et tout fou. Son nom est Carlos Melinger, mais on l’appelle Tertuliano.