Peut-être était-ce la magie de la Cité de Faërie, mais les rêves de Danièle se transformaient en cauchemars. À moins que l’enfant dans son ventre y soit pour quelque chose… ou alors, la peur et l’angoisse des derniers jours.
Dans ses rêves, Danièle se retrouvait sur son lit de camp, dans le grenier de sa vieille maison. Ses demi-sœurs riaient et dansaient autour d’elle tandis que leur ténébreux la ligotait à son lit avec de vieux chiffons sales.
Lorsqu’il eut terminé, il grimpa sur son ventre enflé et devenu aussi protubérant que les collines à l’extérieur de la ville. Brandissant une pelle en argent, la créature des ténèbres en enfonça le tranchant dans l’estomac de la jeune femme pour en ressortir une pleine pelletée de gâteau qu’il jeta à côté d’elle. Charlotte et Stacia se précipitèrent, se goinfrant des raisins éparpillés. Danièle essaya de crier, mais le ténébreux la bâillonna d’une main visqueuse. Ses lèvres et sa langue se desséchèrent, vieillirent et se ratatinèrent comme les raisins qui jonchaient le sol.
Le ténébreux se remit au travail, extrayant de plus en plus de gâteau jusqu’à tenir debout à l’intérieur de l’abdomen de Danièle.
Il s’en extirpa péniblement et disparut dans l’obscurité. Face à face, Stacia et Charlotte tournaient autour de Danièle ; soudain Charlotte exhiba une poignée de graines qu’elle lui lança dans le ventre. Une énorme tige de maïs jaillit et se mit à pousser, transperçant le plafond bas et laissant entrer le clair de lune. De nouveaux ténébreux glissèrent le long de la tige jusque dans le ventre de Danièle. Au supplice, la jeune femme se tordait et tentait de hurler, ne parvenant qu’à émettre un faible halètement.
Une main froide se plaqua sur sa bouche.
— Pour l’instant, je préférerais que nous n’annoncions pas notre visite à l’ensemble de la communauté de la Cité de Faërie, si cela ne te dérange pas, murmura Talia.
Danièle se libéra d’un geste sec et recula jusqu’à ce que son dos heurte les branches. Elle porta une main à sa bouche, puis à son ventre. Ses vêtements étaient trempés de sueur, mais elle était saine et sauve.
— Ce n’était qu’un mauvais rêve, expliqua Talia, dont la voix trahissait un étrange mélange d’agacement et d’envie.
Elle portait le ras-du-cou de Blanche et le miroir solitaire brillait en donnant à son visage un air cauchemardesque.
Danièle jeta un coup d’œil à Blanche. Si elle avait fait du bruit, elle n’avait pas troublé le sommeil de la jeune femme. Celle-ci dormait roulée en boule, sa couverture étroitement ajustée tout autour d’elle.
À travers les branches, au-dessus de leurs têtes, le ciel était toujours sombre. Danièle réprima un bâillement.
— J’ai dormi combien de temps ?
— Quelques heures. Ce n’est pas assez. Tu as besoin de récupérer, princesse.
La seule pensée qu’elle pourrait retourner dans ce rêve la fit tressaillir.
— Qu’est-ce que tu as fait pendant que nous dormions ? demanda Danièle.
— J’ai fini de panser les aviars et je les ai nourris. Tout ça, en évitant de respirer. (Elle fronça le nez.) Pouic ne plaisantait pas lorsqu’il parlait de Brise-Vents. (Un faible sourire passa sur les lèvres de Danièle.) J’ai aussi rangé le désordre que vous avez laissé toutes les deux.
Talia montra les vêtements qu’elle avait mis à sécher sur les branches, un petit peu plus loin sous l’arche végétale.
— Excuse-moi, j’aurais dû…
— Tu n’es plus une esclave, mets-toi bien ça dans la tête, l’interrompit Talia d’un ton brutal. Cesse donc de te comporter comme telle ! (Elle ramassa l’épée de la jeune femme et la lui tendit.) Suis-moi !
Danièle eut un pauvre sourire.
— Si tu essaies de me convaincre que je ne suis plus une esclave, pourquoi tu n’arrêtes pas de me donner des ordres ?
— Tu es manifestement trop bouleversée pour dormir, observa Talia en souriant. Je vais y remédier. D’ailleurs, ça te fera du bien de faire circuler ton sang et de détendre tes muscles.
Danièle haleta en essayant de se lever. Son épée en guise de canne, elle boitilla derrière Talia jusqu’à l’embranchement d’un couloir du labyrinthe. À sa droite, elle pouvait voir les trois aviars. Ils dormaient debout, serrés les uns contre les autres, les ailes de chacun posées comme des couvertures sur le corps de ses voisins.
— Par ici ! dit Talia en la conduisant au bout du couloir de gauche. Assieds-toi et écarte les jambes.
Danièle haussa les sourcils, imaginant ce que Blanche dirait, mais elle obtempéra et serra les dents lorsqu’elle tendit les muscles froissés et endoloris de ses cuisses.
— Bien. Penche-toi d’un côté. Tu dois te décontracter sinon tu ne pourras plus bouger demain matin.
Talia obligea la jeune femme à réaliser toute une série d’exercices. Pour la démonstration, Talia les exécuta elle-même avec une telle souplesse que Danièle eut envie de la bourrer de coups de poing. Ce qui aurait été une excellente idée, selon elle.
Quand elles eurent fini, Talia bondit, tira son épée et fit face à Danièle. De sa main libre, elle tapota le miroir étincelant à son cou.
— Voici ta cible, montre-moi ce que tu sais faire !
— Je peux à peine marcher, et puis je ne veux pas risquer de t’égorger.
— Tu ne risques pas ! la rassura Talia en souriant de toutes ses dents. Pourtant j’aimerais que tu essaies.
Lentement, Danièle dégaina son épée.
— Et le bruit ?
— Blanche a un sommeil de plomb. (Talia replia le bras gauche derrière elle. La lame de son épée pointait à la verticale dans son dos.) Plie les genoux et attaque !
Danièle jeta le fourreau de son épée et tenta de se mettre en position comme Talia. De nouvelles douleurs fusèrent dans ses cuisses, mais elle se contint et se força à plier les jambes. Elle baissa la pointe de son épée jusqu’à la hauteur du miroir et fit un grand pas en avant.
La souffrance dans ses cuisses fut telle qu’elle ne put réprimer un glapissement, mais elle parvint à pousser son épée en avant, comme le lui avait enseigné Talia.
Elle escomptait que Talia recule ou pare le coup en écartant son arme, mais il n’en fut rien. À la place, la jeune femme fit un pas en avant et évita habilement la lame. Elle referma les doigts de sa main libre sur le poignet de Danièle et piqua la pointe d’acier juste sous le menton de son adversaire, l’obligeant à loucher pour ne pas perdre la menace de vue.
— Essaie de te décontracter, conseilla Talia. (Elle libéra Danièle et abaissa son arme.) Tu te crispes avant l’attaque et ton bras part en arrière pour prendre de l’élan. Autant crier : « Attention c’est moi, je vais frapper ! »
Danièle fit une nouvelle tentative, une attaque plus mesurée qui sollicita moins ses jambes et fut donc moins douloureuse. Cette fois, Talia pivota pour se dérober et frappa légèrement Danièle au coude du plat de sa lame.
— Tu servais des repas à ta marâtre et à tes demi-sœurs, pas vrai ? demanda Talia.
— Depuis que j’ai l’âge de porter un plateau, répondit Danièle.
— As-tu jamais renversé quelque chose ?
L’espace d’un instant, elle entendit les cris hystériques de sa belle-mère la traitant de tous les noms, « misérable incapable ! », « pauvre gourde ! », « espèce d’empotée ! », tandis que ses demi-sœurs riaient du spectacle dans l’embrasure de la porte.
— Pas si je pouvais l’éviter.
— Bien. (Talia battit en retraite.) C’est la même chose. Ton torse doit rester droit et immobile. Présente-toi de profil pour t’exposer le moins possible. Utilise tes hanches et tes jambes pour te déplacer. Essaie de me suivre… et détends-toi !
— Détends-toi, qu’elle dit ! grommela Danièle.
Se déplaçant à pas lents et tranquilles, Danièle fit de son mieux pour calquer son allure sur celle de Talia. Celle-ci recula plus vite et Danièle la suivit en accélérant son rythme. La pointe de son épée oscilla à peine.
— C’est mieux, répéta Talia. Tombe maintenant !
— Comment ?
— Tu portes du vin sur ton plateau et tu trébuches. Fonce pour retrouver ton équilibre. Et ne me renverse pas ce vin !
Danièle fit son possible pour obéir. Elle se laissa déséquilibrer, esquissa quelques pas d’une drôle de danse, puis le corps bien droit, pointa brusquement son épée sous le nez de sa compagne.
L’épée de Talia vint heurter la sienne d’un coup sec et assez puissant pour désarmer la jeune femme. Rouge de honte, Danièle s’agenouilla pour récupérer son arme.
— Pas mal ! commenta Talia. Bouge comme tu viens de le faire, les épaules droites et souples pour que ton adversaire ait du mal à deviner la suite. Tu n’es pas en train de couper du bois. La force brute peut donner des résultats, mais c’est maladroit et ça demande beaucoup d’énergie. Ton épée est aussi affûtée qu’un rasoir. Avec de l’entraînement, une caresse, un baiser de cette lame, seront bien plus mortels que de grands moulinets. Maintenant, voyons voir si tu sais parer.
Danièle se prépara. L’attaque de Talia était d’une lenteur trompeuse. Danièle balança son épée latéralement pour écarter la lame avant qu’elle atteigne sa cible.
— Bien, encouragea Talia. Maintenant, je te montre ce qui arrive dans un vrai combat.
Talia attaqua de nouveau avec la même grâce et la même lenteur que la première fois. Danièle tenta de contrer, mais la lame de son adversaire plongea sous la sienne, s’enroula autour et caressa les phalanges de Danièle avec douceur.
— Un ennemi t’aurait tranché la main, évidemment, précisa Talia. Bloque le haut de ma lame avec la partie inférieure de la tienne, et ne mets pas autant d’amplitude dans ton geste. On dirait un enfant jouant à la balle. Il faut dévier mon épée juste assez loin pour qu’elle ne te blesse pas, princesse.
Danièle serra plus fort la poignée de son arme. Qu’espérait donc Talia ? Danièle n’avait jamais touché à une épée de sa vie avant que sa mère lui en fasse cadeau. Et ce n’était pas comme si elle avait reçu le don de l’utiliser en prime ! Elle tenta en vain de bloquer une autre attaque mais reçut un coup à plat sur le coude en retour qui faillit lui faire lâcher son arme.
— Tu es encore tendue, observa Talia. (Elle pointa l’extrémité de son épée en direction du poing de Danièle.) Tes articulations sont blanches, princesse.
— C’est peut-être parce que tu n’arrêtes pas de me frapper !
— Il vaut mieux que ce soit moi plutôt que tes demi-sœurs ! rétorqua Talia. Une prise ferme sur la poignée exige à la fois vitesse et maîtrise.
Elle fit tournoyer son épée au-dessus de sa tête, puis l’abaissa doucement vers la gorge de Danièle.
Danièle leva sa lame pour parer, mais elle contra trop haut. Alors Talia appuya la sienne, faisant tourner les épées l’une contre l’autre jusqu’à faire sauter la sienne des mains de Danièle. Le verre résonna contre la base d’un arbre.
— Ramasse-la et recommence ! ordonna Talia.
Danièle se raidit. Elle commençait à comprendre pourquoi Blanche avait abandonné l’entraînement avec Talia. Ce ton impérieux faisait grincer Danièle des dents. C’était comme si elle avait de nouveau affaire à ses demi-sœurs. Elle allait suivre l’exemple de Blanche et envoyer Talia ferrailler ailleurs lorsqu’elle remarqua quelque chose d’étrange.
Talia souriait. Il ne s’agissait pas d’un large sourire. D’ailleurs, elle ne semblait pas particulièrement heureuse, mais son regard s’était adouci. Là, tandis qu’elle faisait tournoyer son épée d’un air absent, elle semblait tout simplement contente. Lentement, Danièle récupéra son épée et s’appliqua à prendre la bonne position. Elle fut récompensée par un autre sourire bref.
— Traditionnellement, on devrait étudier d’abord les douze déplacements fondamentaux d’attaque et de défense. Mais vu la situation, je pense que nous allons prendre les choses tranquillement et nous en tenir aux quatre coups et parades de base. (Talia plia les bras, puis se mit en garde.) Quand on en aura fini avec ça, je peux te jurer que tu n’auras aucun problème pour te rendormir.
Lorsque Blanche la secoua le lendemain matin, les bras et les épaules de Danièle étaient si raides qu’elle pouvait à peine les remuer. L’état de ses jambes était pire encore. Elle s’assit et essaya d’étirer ses muscles comme Talia le lui avait appris. Ces exercices étaient douloureux, mais ils lui permettaient au moins de bouger.
Blanche partit d’un éclat de rire.
— Je vois que Talia t’a travaillée au corps la nuit dernière. Allez, essaie de te décontracter.
Danièle grogna.
— Tu sais combien de fois j’ai entendu ça, cette nuit ?
Blanche glissa prestement derrière Danièle et entreprit de lui masser le cou et les épaules.
Danièle ferma de nouveau les yeux, et haleta lorsque Blanche s’attaqua à un nœud à la base de son cou.
— Mes demi-sœurs ont-elles donné signe de vie ? demanda Danièle au bout d’un moment.
— C’est pour ça que je t’ai réveillée, répondit Blanche en tapotant son ras-du-cou.
En se tournant, Danièle vit que tous les miroirs sauf deux étaient revenus. Celui du centre étincelait comme s’il réfléchissait le soleil du matin.
— Elles sont un petit peu plus au sud par rapport à nous et volent à grande vitesse, l’informa Blanche.
— Comment ça, volent ? (Danièle jeta un coup d’œil autour d’elle.) Ne devrions-nous pas nous préparer ? Nous pouvons les arrêter avant…
— Pour quoi faire ? (Talia jeta les sacs à terre.) Nous ne savons toujours pas où vit la duchesse. Si nous arrêtons tes demi-sœurs ici, elles peuvent faire venir des renforts, ou même nous filer encore entre les doigts. Non, on va les attendre et les laisser nous conduire à la duchesse. Ensuite, on les suivra et on en profitera pour jeter un petit coup d’œil dans les parages.
— Qu’est-ce qui t’a pris hier soir ? demanda Blanche. Tu trouves vraiment que Danièle est assez en forme pour partager ton amour de la torture ?
— Elle s’est mieux débrouillée que toi la première fois, répliqua sèchement Talia. Si elle veut voyager avec nous, Danièle doit pouvoir se défendre toute seule. Et puis, j’y vais doucement avec elle…
— Ah oui, je me souviens très bien de ta façon d’y aller doucement, rétorqua Blanche.
Talia fit semblant de ne pas avoir entendu. Elle lança un gros morceau de fromage et un hareng fumé sur les genoux de Danièle.
— Il faut manger vite, princesse !
Pour le salut de son estomac, Danièle retourna immédiatement le hareng à l’expéditrice, mais elle dévora le fromage. Elle engloutit aussi un gros morceau de pain trempé dans du miel avec l’agneau de la nuit précédente. Mais quand Blanche voulut lui offrir le dernier gâteau, le souvenir de son cauchemar était encore si présent qu’il faillit lui coûter son repas.
— Je file préparer les aviars, annonça Talia.
Blanche fit un ballot des couvertures pendant que Talia nourrissait les aviars avec un reste de pommes. Danièle mangea aussi vite que possible, mais avant qu’elle ait fini son fromage, les deux jeunes femmes avaient terminé leurs tâches.
— Excusez-moi, dit Danièle, je n’avais pas l’intention de dormir autant. J’aurais…
— Ne t’inquiète pas, l’interrompit Blanche. De toute façon, j’avais besoin de temps pour contacter la reine Béa. Et il est tout à fait normal qu’une femme enceinte dorme plus que la moyenne, surtout quand Talia passe toute la nuit à l’éreinter.
— D’abord, nous n’y avons pas passé toute la nuit, insista Talia. Quant aux étirements, ils étaient nécessaires pour que ses jambes récupèrent après la chevauchée.
Blanche leva les yeux au ciel. Elle prit les rênes de Minuit et le conduisit à la limite du labyrinthe. Danièle suivit, la main posée sur l’encolure de Vent pour s’y appuyer.
La formidable créature allait et venait, piaffait d’impatience et ébouriffait ses ailes. Rêvait-elle de s’envoler de nouveau ou ressentait-elle la tension de Danièle ? Impossible de le savoir.
— Elles arrivent ! annonça Blanche en fermant les yeux. Ce ne sont plus des rats. Elles se sont transformées en oiseaux. Deux faucons et un corbeau, à la cime des arbres.
— Attendons-les ici, ordonna Talia.
Danièle hocha la tête. Une part d’elle-même désirait s’envoler et quitter le labyrinthe au plus vite. Elle voulait fondre sur ses demi-sœurs, les obliger à se poser puis les forcer à libérer Armand.
Entre son extrême fatigue et ses piètres capacités de cavalière, elle devrait s’estimer heureuse de ne pas tomber de sa monture lors de cette nouvelle chevauchée.
— Elles vont très vite, précisa Blanche. Elles ont dû se reposer cette nuit. Impossible de garder une telle allure sur une distance aussi longue.
Talia monta Chaussette pendant que Blanche enfourchait Minuit, les yeux clos.
Danièle posa une main sur l’aile de son aviar et l’autre sur la longue encolure. La dernière fois, Pouic l’avait hissée sur le dos de Vent.
— Je ne veux pas te blesser, murmura-t-elle.
Vent grogna et se laissa tomber sur les genoux, avec précaution. Elle resta parfaitement immobile tandis que Danièle se hissait sur son dos. La jeune femme se mordit les lèvres lorsque les contusions de la veille se rappelèrent à son bon souvenir.
— Les voilà ! prévint Blanche. Elles rasent la falaise et piquent droit vers la rivière. On dirait qu’elles ont l’intention de plonger directement dans… Hé, alors ça c’est astucieux !
— Quoi donc ? demanda Danièle.
— Au pied de la falaise, il y a une grotte peu profonde. Je pense qu’elle est recouverte d’algues ou d’une sorte de plante grimpante. (Elle ouvrit les yeux et un grand sourire illumina son visage.) Voilà pourquoi elles ont attendu le matin ! Même si elles étaient arrivées hier soir elles n’auraient pas pu passer. La rivière est en fait un bras d’océan, il est soumis aux marées ! L’entrée de la grotte est donc périodiquement inaccessible.
— Elles auraient très bien pu se transformer en poisson, non ? intervint Talia.
— Stacia ne sait pas nager, l’informa Danièle. Elle est terrifiée par l’eau. Charlotte avait l’habitude de la tourmenter à ce sujet. Un jour, avant le mariage de leur mère avec mon père, Charlotte a failli la noyer dans son bain. Elle s’est justifiée en disant qu’elle voulait juste nettoyer la laideur de Stacia.
— Elle aurait dû frotter plus dur, regretta Talia. (Avant que Danièle ait pu répliquer, Talia avait donné un petit coup sec sur les rênes, incitant Chaussette à avancer.) Elles sont passées ?
Blanche acquiesça.
— Elles viennent d’entrer dans la grotte.
— Garde un œil sur elles ! ordonna Talia. Je ne crois pas que la duchesse apprécie les visites, mais on ne devrait pas avoir de problèmes avant la grotte. Sauf si elle tient vraiment à signaler sa présence en bas.
Minuit trotta à travers les feuillages et plongea dans le vide. Le cri strident d’exultation de Blanche s’évanouit rapidement.
— En parlant de discrétion…, marmonna Talia. Bon, allons-y, princesse !
Danièle se pencha en avant.
— C’est parti !
La première fois, Vent avait décollé d’un espace à découvert, et s’était élevée lentement et en douceur dans les airs. Cette fois, c’était différent : les parois du labyrinthe étaient si étroites que les aviars ne pouvaient pas étendre leurs ailes. Des feuilles bruissèrent lorsque Vent atteignit le bout du chemin. Danièle apercevait l’autre côté de l’abîme à travers les branchages. Sa gorge se serra et ses articulations blanchirent quand elle referma les mains sur la longue crinière de Vent.
Une fois au bord du précipice, l’animal se jeta d’un bond dans le vide.
Les muscles de Danièle se tétanisèrent pour devenir aussi rigides que l’acier tandis qu’elles tombaient en chute libre. Lentement, les ailes de l’aviar se déployèrent en s’inclinant vers la gauche, puis se stabilisèrent à l’horizontale. La jeune femme sentit son petit déjeuner lutter pour remonter dans sa gorge. Elle déglutit et le força à rester là où il était.
La houle se brisait sur les rochers, des gerbes d’écume blanche giclant et s’écrasant au pied de la falaise. L’aviar et sa cavalière étaient si près de l’eau que Danièle reçut des embruns sur le visage avant que Vent amorce sa remontée à la suite de Blanche.
Le cheval ailé tourna la tête vers Danièle et hennit. La jeune femme eut alors la nette impression qu’il se moquait d’elle.
— Voilà qui n’était pas très gentil ! lança Danièle en desserrant l’étreinte douloureuse de ses mains.
Plus haut, Blanche se maintenait en vol stationnaire. Elle désignait un endroit au pied de l’à-pic. D’abord, Danièle ne distingua rien, à part la roche humide et les éclaboussures de la rivière. Puis elle vit deux points étincelants à la surface et comprit qu’il s’agissait des deux derniers miroirs, apparaissant et disparaissant au gré des vagues. Blanche tendit la main. L’un des miroirs se précipita, et marcha sur l’eau comme un insecte aquatique pour aller escalader la falaise. Blanche se rapprocha et le miroir sauta dans sa paume ouverte.
— Là ! indiqua la jeune femme en pointant le doigt.
Son autre miroir nageait en direction de l’escarpement rocheux.
— Je vois l’entrée, déclara Danièle.
Une végétation grimpante aux tiges enchevêtrées tombait dans l’eau et dissimulait la caverne aux regards. La poussière et la mousse coloraient les longues herbes du même brun gluant que le reste de la falaise. De grandes algues montaient vers les lianes pour s’y entrelacer. Le plafond de la grotte était à hauteur d’homme, mais la cavité était beaucoup plus large que les couloirs du labyrinthe qu’elles venaient de quitter.
— Pas de garde en vue, remarqua Talia. Blanche ?
L’interpellée fronça les sourcils en observant son dernier miroir atteindre la base de la falaise. Il se laissa glisser à travers les algues. Lorsque Danièle l’aperçut pour la dernière fois, il escaladait la paroi à l’intérieur de la grotte.
— Camouflage, règle numéro un, annonça Blanche : les sentinelles regardent rarement en hauteur.
Talia tira sur les rênes pour s’orienter face à la falaise. Elles voltigèrent juste au-dessus de la grotte, suffisamment près de la paroi pour que personne de l’intérieur ne puisse les apercevoir sans être obligé de se montrer à travers les algues. Danièle se demanda combien de temps les aviars pouvaient tenir ainsi sans s’épuiser. Le plus souvent, ces créatures se contentaient de planer dans les airs ; faire du surplace exigeait plus d’efforts.
— Encore un peu, encouragea-t-elle Vent en flattant son encolure.
— Je ne vois personne, dit Blanche. Tes demi-sœurs se sont engouffrées dans la grotte sans franchir un seul contrôle. Il est possible que l’entrée ne soit pas gardée, ou que les gardes se trouvent plus loin. Certaines fées détestent s’approcher aussi près du soleil.
— Quelle est la profondeur de cette grotte ? demanda Talia.
Blanche ferma les yeux.
— Je dirais une vingtaine de pas. Ensuite, ça monte et le boyau tourne à gauche.
Talia acquiesça.
— S’il s’agissait de ma propre forteresse souterraine, je placerais mes gardes plus loin et je les cacherais aux visiteurs. Le son porte très bien dans une grotte, mes hommes les entendraient arriver et ils auraient tout le temps pour leur tirer dessus ou aller chercher des renforts.
— Et puis, s’ils étaient plus près de l’entrée, ils auraient les pieds mouillés à marée montante, ajouta Blanche.
— Je suis sûre que la duchesse est très soucieuse du degré d’humidité des bottes de ses gardes, ironisa Talia. (Elle conduisit Chaussette d’un côté de la grotte, et passa sa jambe de l’autre côté en se contorsionnant pour éviter les battements d’ailes tandis qu’elle se préparait à sauter.) L’eau est peu profonde ici. Maintenant, Blanche, fais très attention à tout ce qui semble anormal. On va envoyer ton miroir en éclaireur pour éviter les surprises dans ce tunnel et ensuite…
Talia toucha l’eau de la pointe du pied, et au même instant la rivière sembla exploser. Les plantes jaillirent et se jetèrent sur la jeune femme et sa monture pour s’enrouler autour d’elles. L’une d’elles agrippa l’aile de Chaussette. Entraîné dans l’eau, l’animal hurla, battant de son autre aile avec frénésie.
— Ça, c’est anormal ! cria Blanche en tirant sèchement sur les rênes.
Fouettant l’air, des lianes tentaient de les atteindre, elle et Danièle. Vent fit marche arrière si violemment qu’elle déséquilibra sa cavalière. Danièle serra les jambes sous les ailes de l’aviar, s’accrochant de toutes ses forces. En vain. Une de ses jambes glissa.
Vent fit une embardée, ralentissant suffisamment pour que Danièle retrouve son assiette. Profitant de l’occasion, l’une des tiges saisit la patte antérieure de l’aviar. Une autre serpenta en direction de son cou. Vent hurla et battit des ailes plus fort encore.
— Ne lutte pas ! cria Danièle en priant pour que Vent l’écoute. Tu vas te casser la jambe ! Ne bouge pas et laisse-moi t’aider !
Elle enfonça la main dans l’épaisse crinière pour s’y agripper et, de l’autre, tira son épée le plus loin possible de l’aviar. Elle se hissa sur l’encolure, jusqu’à toucher du nez les oreilles de Vent, et elle frappa. Malgré l’angle défavorable, la lame sectionna facilement la liane autour du pied de l’animal.
Vent s’élança vers les cieux aussitôt la seconde liane tranchée. Dès qu’elles furent hors d’atteinte, Danièle regarda par-dessus son épaule. Blanche était tombée à l’eau et s’éloignait à la nage de son aviar pris au piège tandis que les algues tentaient de s’accrocher à elle. L’aviar de Talia avait du mal à garder la tête hors de l’eau. Talia était accroupie sur son dos et tentait de tailler dans les tiges avec son épée, mais sans succès. Elle repoussait les plantes grimpantes sans parvenir à les sectionner. Lorsqu’un autre groupe de lianes se jeta à l’assaut, Talia plongea et se mit à nager pour s’éloigner de la grotte.
— Allez ! s’écria Danièle.
Vent s’élança en direction de Talia, frôlant l’eau du bout des ailes tandis que Danièle tendait son bras armé en direction de la végétation hostile.
Talia refit surface à quelque distance de la grotte.
— Qu’est-ce que tu fais ? ! Éloigne-toi de ce piège tout de suite !
Danièle fit la sourde oreille, brandit son épée et accentua jusqu’à la frénésie ses moulinets tandis qu’elles se rapprochaient de Chaussette. La jeune femme se pencha, tenant fermement la crinière de sa monture alors qu’elle tentait de libérer l’animal paniqué sans le toucher. Vent hennit, ses yeux bleus agrandis de terreur, mais elle vola plus bas. De nouvelles lianes surgirent pour les capturer, Danièle parvint à les couper avant qu’elles touchent leur cible.
— Je le vois !
Danièle se pencha encore et la pointe de son arme cingla lianes et algues sans relâche. Chaussette refit surface dans une gerbe d’éclaboussures. Ses ailes étaient ensanglantées et il lui manquait des plumes, mais il était libre. Danièle s’éloigna et se tourna pour apercevoir Blanche qui venait de saisir une plante grimpante et se dirigeait vers la falaise. Elle s’assit sur un bloc de glace qui se formait lentement sous ses pieds. Les extrémités des algues traversaient l’eau gelée : elles frémissaient et se tendaient vers Blanche, mais ne parvenaient pas à se dégager pour l’emprisonner.
Talia se cramponnait d’une main au bord du bloc de glace tandis que de l’autre elle faisait signe de s’enfuir à Danièle. Minuit jaillit à la surface, faisant gicler l’eau autour de lui, puis nagea loin de la grotte.
— Va, retrouve Arlorran ! hurla Talia. Qu’il contacte la reine Béa !
Danièle se dirigeait déjà droit sur Blanche et Talia. Les gigantesques ailes de l’aviar interdisaient plus d’un cavalier sur le dos de l’animal ; y asseoir trois jeunes femmes était tout simplement inconcevable. En revanche, si Danièle rejoignait ses amies, elles arriveraient peut-être à s’agripper à ses jambes. La jeune femme pourrait ensuite les hisser hors de l’eau et les déposer dans un endroit sûr.
D’autres plantes surgirent et les attaquèrent. Elles poussaient et s’allongeaient démesurément. Danièle en trancha une tandis qu’une autre se cramponnait à l’avant-bras de Blanche où elle gela instantanément.
— Il y a du cheveu de troll autour de ces lianes ! s’écria Blanche, avec irritation. (L’air qu’elle expirait se muait en buée blanche. Elle tourna son bras et une nouvelle couche de givre se répandit sur la tige.) Encore une emplette à l’ancienne boutique de Brahkop ; c’est ça qui rend ces plantes si résistantes !
— Talia ! Attrape ! cria Danièle en lançant son épée.
Talia laissa tomber la sienne sur la glace et attrapa l’épée au vol, par la poignée. Elle disparut sous l’eau, puis en surgit encore plus haut. Un seul coup libéra le bras de Blanche. Un autre sectionna deux nouvelles lianes à l’instant où elles atteignaient Talia.
Un brouillard s’était levé tout autour de Blanche. Danièle voyait la jeune femme claquer des dents, mais elle ne bougeait pas. L’écume des vagues se transforma en flocons de neige. Talia empoigna l’une des plantes grimpantes gelées et se hissa sur la glace à la force des bras.
— Emmène Blanche avec toi ! décida Talia.
— Et toi ? demanda Danièle.
— Ta monture est épuisée, princesse. Elle ne peut pas nous emmener toutes les trois. Blanche ne pèse pas plus lourd qu’une gamine et tu n’es guère plus grosse qu’elle.
— Dis donc, protesta Blanche, je ne suis vraiment plus une gamine !
Blanche jeta un coup d’œil à ses vêtements trempés : ils collaient à sa peau en apportant la preuve formelle de ce qu’elle avançait.
Danièle secoua la tête.
— Hors de question de t’abandonner !
— Bon sang, princesse ! Je suis assez grande pour m’occuper de moi, s’écria Talia. (Elle lança l’épée dans sa direction. Danièle la rattrapa de justesse par la lame : c’est par miracle qu’elle n’eut pas la main tranchée. Talia ramassa ensuite sa propre épée et la pointa vers les chevaux ailés.) Je vais nager derrière les aviars et tu me récupéreras lorsque Blanche sera en sécurité.
Le regard de Blanche allait de l’une à l’autre. La plupart des plantes grimpantes avaient été coupées ou congelées.
— Vous pouvez débattre un petit peu plus vite toutes les deux ? pria-t-elle. Cette eau est glacée et les gardes de la duchesse ne vont pas tarder !
— Cela m’étonnerait beaucoup, la duchesse préfère ne pas se mêler de nos petites querelles de famille ! (Le ton sarcastique de Stacia était identique à celui que Danièle avait entendu chez sa marâtre pendant des années. L’arme végétale s’était entrouverte comme un rideau pour laisser passer Stacia, Charlotte et leur ténébreux.) Tu es arrivée plus vite que je l’espérais, Cucendron !
Talia avait déjà dégainé son couteau. Elle le lança, mais le ténébreux fut plus rapide et sauta pour protéger Stacia. L’arme rebondit sur son épaule et se perdit dans un « plouf ». Ensuite, la créature escalada de nouveau le bloc humide et glacial pour revenir auprès de sa maîtresse.
Stacia se mit à rire.
— Tu n’as pas compris que tu ne peux pas…
Avant que le ténébreux ait repris sa place, Blanche avait projeté un de ses flocons de neige. Stacia poussa un hurlement tandis que les pointes se fichaient dans sa cuisse.
— Ça fait mal, hein ? dit Charlotte dont l’avant-bras était toujours bandé depuis leur combat dans la maison d’Arlorran.
— Tu vises toujours trop bas, Blanche, commenta Talia.
Un sourire sinistre aux lèvres, Blanche toucha son ras-du-cou et récita une incantation. Un rayon de lumière blanche darda du fond de la grotte et transperça le ténébreux. Les grondements de la créature se muèrent en cris de douleur et sa peau se mit à fumer. Danièle ne comprit pas tout de suite d’où venait cette magie, puis elle se souvint du miroir solitaire que Blanche avait envoyé dans la grotte. Mais pourquoi ne les avait-il pas prévenues de l’arrivée de Stacia et de Charlotte ?
Stacia frappa des mains et la lumière disparut. L’instant d’après, Danièle entendait le bruit d’un verre qu’on brise.
— Elle a brisé mon miroir ! s’exclama Blanche, les yeux écarquillés de stupeur. C’est impossible, elle ne devrait pas être capable de faire ça !
Talia plongea et refit surface non loin de leurs adversaires. Elle se hissa et fit tournoyer son épée si vite que les deux demi-sœurs reculèrent en chancelant. Le ténébreux s’ébrouait comme un chien. De la fumée blanche s’échappait toujours de son corps. Talia lui décocha un coup de pied dans la tête qui le projeta contre la paroi de la grotte.
Danièle se pencha en avant et donna quelques petites tapes sur l’encolure de son aviar.
— Dans la grotte, ma belle !
Vent s’éleva puis fonça sur le rideau végétal tout effiloché. Le ténébreux pivota et bondit pour l’intercepter. Des doigts noirs se tendirent vers la gorge de Danièle.
La jeune femme leva son épée, balayant l’espace, mais la créature parvint à changer de trajectoire et à l’éviter. La lame ne lui trancha que le bout des orteils. Il atterrit brutalement, roulé en boule, et agrippa son pied des deux mains.
Danièle mit pied à terre, son aviar se repliait vers la lumière. Elle repéra Talia qui forçait Stacia à s’enfoncer toujours plus profondément dans le tunnel. Charlotte décida d’attaquer Talia de côté, mais celle-ci riposta par un coup de pied au visage, suivi d’un coup de coude à la gorge.
Charlotte à terre, Talia jeta un coup d’œil derrière elle et aperçut Danièle.
— Tu es folle ou quoi ? Fous le camp d’ici tout de suite ! cria-t-elle aussitôt.
— Plus autoritaire qu’elle, tu meurs ! constata Blanche dans le dos de Danièle. Pour qui elle se prend ? Une sorte de princesse ? (Elle sourit et s’avança vers le ténébreux. De fins traits de lumière vinrent frapper le rocher, tout autour de la créature. Blanche voulut dire quelque chose, mais une lueur tremblota dans ses miroirs. Elle toucha son ras-du-cou et la lumière se stabilisa.) Mais qu’est-ce qu’ils ont, ces trucs ?
Les miroirs de Blanche semblaient avoir emprisonné le ténébreux malgré leur dysfonctionnement apparent. Danièle se retourna pour aider Talia. Avant qu’elle ait pu faire un geste, la roche derrière cette dernière se mit à frémir. De petits morceaux de pierre se détachèrent et tombèrent en poussière pour se désintégrer avant même de toucher le sol.
— Talia, derrière toi ! hurla Danièle.
Talia fit un bond de côté et se mit en garde contre cette nouvelle menace, mais elle ne fut pas assez rapide, cette fois.
Brahkop le troll sauta à bas du rocher ; ses longues tresses s’entortillaient autour du bras et de l’épée de Talia. Sa chevelure avait triplé de longueur depuis la dernière fois où Danièle l’avait vu. Les nattes d’argent projetèrent Talia dans les airs et la clouèrent au plafond. L’épée de la jeune femme tomba dans un cliquetis.
— Merci, mon cœur ! s’exclama Stacia en boitillant vers Brahkop.
Elle glissa une main à travers l’abondante chevelure pour caresser le bras du troll.
Danièle et Blanche se regardèrent.
— Ta demi-sœur a des goûts bizarres en matière d’hommes, osa Blanche.
Talia voulut crier, mais une autre mèche s’enroula autour de sa tête, étouffant sa voix.
— Lâchez-la ! ordonna Danièle en menaçant Brahkop de la pointe de son épée.
— À moins que je la mette en pièces ? répliqua Brahkop. Nous avons un compte à régler depuis la blessure qu’elle m’a faite.
Danièle hésita. Charlotte ne s’était toujours pas relevée et Blanche avait immobilisé le ténébreux. Stacia avait l’air meurtrie et fourbue, mais elle pouvait toujours avoir un ou deux sorts en réserve.
— Je vous croyais banni de la Cité de Faërie ! commença-t-elle pour gagner du temps.
Quelque part sous cette masse de cheveux, Brahkop haussa les épaules.
— Je le suis toujours, mais le mariage transcende tout ici, dans la Cité de Faërie. Ma femme est une invitée de la duchesse, je suis donc le bienvenu. Une bonne chose lorsque l’on pense à ce que vous avez fait de ma maison !
— Vous êtes mariés ? demanda Danièle en se tournant vers Stacia.
Aussi ridicule que cela puisse paraître, Danièle se sentait blessée que Stacia ne lui ait pas fait part de son mariage.
— Tout le monde ne peut pas gagner, princesse ! déclara Stacia d’une voix grinçante de douleur et de haine. Brahkop est un bien meilleur compagnon que toi ou Charlotte n’en aurez jamais ! Fort, loyal, puissant… Il m’aime et il est prêt à mourir pour moi ! (Stacia jeta un coup d’œil à Charlotte.) La sorcellerie, c’était son idée, mais dès qu’il nous a vues, Brahkop a su immédiatement qui était la plus forte de nous deux.
Sur ces mots, Stacia prit une profonde inspiration et souffla comme si elle essayait d’éteindre une bougie. La lumière qui éclairait la grotte s’affaiblit et le ténébreux se précipita hors de sa prison.
— En voilà une jolie lame, chère demi-sœur, minauda Stacia. (Sa voix devint plus grave.) Donne-moi ça !
À sa grande horreur, Danièle ne put s’empêcher d’obéir. Elle entendait Blanche et le ténébreux s’affronter dans son dos, mais si elle voulait désespérément se retourner et porter secours à son amie, son corps, lui, refusait de coopérer. Elle ne pouvait rien faire d’autre qu’étendre le bras et offrir l’épée de verre à sa demi-sœur. Stacia afficha un large sourire lorsqu’elle arracha l’arme à Danièle.
— Je pense que je vais commencer par tes pieds, déclara Stacia en faisant siffler la lame dans les airs. Ça conviendra à merveille après ce que Charlotte et moi avons enduré !
Danièle essaya de reculer. À présent qu’elle avait obéi à l’ordre de Stacia, elle reprenait le contrôle d’elle-même. Elle n’avait fait qu’un pas lorsqu’une mèche de cheveux de Brahkop glissa autour de ses chevilles et la renversa.
— Après les pieds, ce sera le tour de tes yeux… Tu vas perdre la vue comme notre mère qui a été aveuglée par tes maudits oiseaux. (De la lame, elle toucha le bout des bottes de Danièle.) Bientôt, tu souhaiteras ne jamais…
Avec un juron, elle lâcha l’épée et ramena sa main vers elle, la paume couverte de sang. Danièle s’étira au maximum pour atteindre l’arme tombée à terre tandis que Brahkop tirait la jeune femme vers lui, manquant de peu de lui briser les chevilles. Celle-ci saisit la garde malgré tout et se libéra d’un seul coup maladroit.
Le visage de Stacia était presque aussi rouge que son tatouage.
— Laisse tomber ça…, commença-t-elle à hurler, furieuse.
Une boule de ténèbres vint la percuter violemment au ventre, lui coupant le souffle. Blanche se frottait les mains tandis qu’elle suivait le ténébreux à grandes enjambées.
— Ah, tu croyais bien pouvoir mettre tes sales pattes toutes griffues sur moi, hein ? grommela-t-elle. Je vais t’expédier dans le désert et t’allonger très inconfortablement sous le soleil jusqu’à ce qu’il te réduise en cendres !
— Reculez ! s’écria Brahkop. (Il souleva une Talia qui se débattait encore, mais les cheveux du troll avaient formé comme un nœud autour de son cou.) Rendez-vous ou je la…
Danièle se fendit et frappa exactement comme Talia le lui avait enseigné. Sa lame fit des coupes nettes et claires dans la chevelure d’argent.
— Arrgh, bouse fumante ! laissa échapper Brahkop.
Talia enchaîna une série de roulades pour s’éloigner de son adversaire et récupéra au passage son arme tombée. Elle se réceptionna sur les genoux, puis fit un saut de côté pour éviter d’être de nouveau capturée par Brahkop. Elle atterrit près de Stacia et la tint en respect à la pointe de sa lame, qu’elle lui posa juste sous le menton.
— Non ! dit Brahkop en levant son énorme main. Vous avez gagné ! Ne faites pas de mal à ma femme !
Talia lécha le sang qui coulait de sa lèvre meurtrie.
— Blanche, viens par ici ! Il faut apprendre où ils séquestrent Armand maintenant.
Blanche se hâta de rejoindre Talia qui jeta un coup d’œil à Danièle.
— Surveille Charlotte ! Elle a l’air abattue, mais c’est peut-être un piège : je ne m’y fierais pas !
Danièle se rapprocha de Charlotte et pointa son épée sur le torse de la jeune femme.
— Je t’en prie, ne bouge pas ! dit-elle à sa demi-sœur.
Charlotte éclata de rire, sa voix était si rauque et si aigrie que Danièle eut presque pitié d’elle. Du sang coulait de son nez meurtri par le coup de pied de Talia.
— Regarde-toi ! souffla Danièle. (Des taches de sang maculaient la chemise de Charlotte, elle qui détestait plus que tout porter un vêtement taché.) Qu’as-tu fait de toi, Charlotte ?
Du coin de l’œil, elle vit Blanche se pencher sur Stacia. La jeune femme avait saisi un des miroirs de son ras-du-cou et murmurait un sortilège.
— Dépêche-toi ! la pressa Talia. Nous sommes des intruses chez la duchesse. D’ailleurs je suis étonnée de ne pas déjà crouler sous les ténébreux à l’heure qu’il est !
— Ce n’est pas la duchesse que vous devez craindre, chuchota Charlotte.
Danièle posa un genou à terre.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Tu aurais dû m’écouter ! répliqua Charlotte en pinçant les lèvres.
Derrière elle, Brahkop trépignait avec nervosité.
— Que lui fais-tu, sorcière ?
— Enchanteresse, rectifia Blanche. (Elle embrassa le miroir, puis plaça la glace contre le front de Stacia.) Je ne veux pas la blesser, je la calme tout en posant une barrière qui l’empêchera d’utiliser la magie contre nous.
Talia recula, son épée à la main.
Charlotte tourna la tête et regarda Stacia longuement.
— Je suis allée chez Brahkop après la mort de Mère. J’espérais qu’il me donnerait un moyen de la contacter. Nous avons essayé, mais…
— Tais-toi ! hurla Stacia.
Les mâchoires de Charlotte se serrèrent.
— Pas de ça ! s’exclama Blanche en donnant un coup sur le nez de Stacia. Plus vite tu cesseras de résister, plus ce sera facile…
— Tu oses utiliser la magie des miroirs sur moi ?
Stacia se mit à rire, d’une façon que Danièle n’avait jamais entendue de sa bouche jusqu’ici. C’était un rire plein de rage qui frisait la folie. Danièle se leva et fit face à Stacia.
— Que lui est-il arrivé ? demanda-t-elle.
Charlotte ferma simplement les yeux et secoua la tête.
Blanche fronça les sourcils.
— Comment fais-tu cela ?
Le miroir qu’elle tenait dans la main se brisa. Les éclats de verre blessèrent le visage de Stacia mais la jeune femme n’y prit pas garde. Elle leva la main et toucha le ras-du-cou de Blanche. Les miroirs se détachèrent un par un. Ils se fracassèrent presque tous sur les rochers. Le dernier atterrit directement dans la paume de Stacia.
Talia leva son épée.
— Toi, en arrière ! cria Stacia.
Talia vola à travers la grotte, comme si une violente force invisible l’avait projetée et atterrit brutalement près de l’entrée. Son arme se fracassa au sol tout près d’elle.
— Que se passe-t-il ? s’écria Danièle. Charlotte, dis-le-moi !
Celle-ci se tint coite. Danièle n’aurait su dire si elle se taisait sous le coup de la terreur ou si elle obéissait à l’ordre magique de Stacia.
Blanche referma la main sur celle de Stacia. Aucune des deux ne prononça un mot. Elles luttaient pour prendre le contrôle du dernier miroir.
— Pitoyable ! murmura Stacia.
Elle se redressa, tordit le poignet et se dégagea d’un geste qui envoya Blanche à terre.
— Lâche ce miroir ! ordonna Talia.
Elle venait de dégainer un couteau et était prête à le lancer.
— Sinon quoi ? demanda Stacia. Toute cette magie de fée coulant dans tes veines te rend bien arrogante. Que ferais-tu, je me le demande, si tu étais privée de tous ces dons ?
Talia lança le couteau. Il fendit l’air… et manqua sa cible. Talia regarda ses mains. Elle fit un pas, faillit tomber et dut s’accrocher à la paroi de la grotte pour recouvrer son équilibre.
Stacia se mit à rire.
— C’est impossible, ce n’est pas toi, murmura Blanche, tu es morte !
— Et toi, tu n’es qu’une petite sotte !
Stacia mit le miroir dans sa paume et joignit les mains tandis que Blanche sortait son couteau.
La magie de Stacia fut plus rapide.
Les doigts toujours fermés sur la poignée de son arme, Blanche s’écroula. Les éclats des miroirs brisés se faufilèrent sur le sol et entourèrent la jeune femme. Lentement, ils se multiplièrent. Leur bruit rappela à Danièle celui d’un millier de pierres jetées contre des vitres d’un seul coup. Ils s’élevèrent, de plus en plus haut, adoptant la forme d’un cercueil étincelant.
Danièle s’écarta, mais ne quitta pas pour autant Stacia du regard.
— Talia, est-ce que ça va ?
— Je ne peux plus marcher !
La voix de Talia était celle d’une enfant effrayée.
Danièle s’autorisa un bref coup d’œil, qui lui permit de voir que Talia était debout, les deux mains appuyées contre la paroi.
Stacia tendit le bras au-dessus du cercueil ouvert et frappa le bras de Blanche.
— Comme cette pauvre Blanche-Neige, ton amie Talia a encore en elle les traces d’un puissant maléfice. Il devrait être facile de le raviver et de la plonger dans un nouveau siècle de sommeil. (Elle sourit.) Je vais avoir ma propre collection de princesses !
— Qui es-tu ? souffla Danièle.
— Ne t’inquiète pas, ma chère Cucendron, la rassura Stacia, nous avons des projets pour toi. Des projets qui, malheureusement, m’empêchent de te réduire en cendres.
— Sauve-toi, princesse ! cria brusquement Talia.
Elle lâcha le mur et tituba comme un tout petit enfant commençant à marcher. Les bras bien tendus à l’horizontale pour garder l’équilibre, elle semblait sur le point de s’effondrer à chaque pas. Son apparence avait changé également. Ses cheveux avaient perdu leur brillant, sa peau était devenue rugueuse et tannée. Des cicatrices d’acné recouvraient ses joues et son front.
— Que veux-tu ? demanda Danièle.
La jeune femme brandit son arme et se dirigea vers Talia. Stacia plissa les yeux lorsqu’elle les posa sur l’épée. C’était une bonne chose, cela signifiait que Danièle n’était pas complètement démunie.
— Pauvre Charlotte ! se moqua Stacia. Sans sa chère mère pour veiller sur elle, la petite chose était un véritable désastre ambulant ! Perdue et tellement désespérée ! Maintes fois, elle et Stacia ont essayé d’invoquer la vieille bique. En vain. Heureusement, je n’étais pas loin ! (Elle jeta un regard mauvais à Charlotte.) Il leur a fallu quatre tentatives avant de savoir jeter le sort correctement. Charlotte est une idiote, mais Stacia s’est révélée une élève presque aussi douée que ma propre fille !
— Votre propre… (Danièle regarda le cercueil de verre où reposait Blanche.) Vous êtes la mère de Blanche !
— La reine Rose Curtana d’Allesandria. Et j’ai renié cette misérable fille il y a des années, déclara Stacia d’un ton acerbe. J’ai essayé de l’élever selon mes principes, de la former afin qu’elle suive mes traces, mais elle s’est détournée de mes enseignements. Elle s’est enfuie, préférant vivre avec cet ignoble gueux !
— Les choses auraient pu se passer autrement si vous n’aviez pas ordonné que son cœur lui soit arraché, souligna Talia parvenant à la sortie de la grotte.
La lumière de l’extérieur la transforma en ombre.
— J’imagine que tu as raison. (Stacia examina son reflet dans la glace prise à Blanche.) Quel dommage que la plus jolie des deux n’ait pas été assez forte pour m’invoquer ! (Les yeux de Stacia se révulsèrent.) Elle aurait été tuée la première fois qu’elle s’est lancée aux trousses de Cucendron si je n’avais pas été là pour lui venir en aide !
Un léger changement dans sa voix fit comprendre à Danièle que c’était Stacia qui parlait et non Rose à cet instant. Elles étaient présentes toutes les deux, même si Rose semblait être la plus forte.
Le ténébreux tenta de se ruer sur Talia, mais Danièle s’interposa, brandissant son épée pour le tenir éloigné.
— Vous disiez que vous n’étiez pas loin…, reprit Danièle. (Plus elle gagnait du temps et plus Talia pouvait s’habituer à son corps déserté par la grâce des fées.) Je croyais que Blanche vous avait tuée !
— Ermillina a détruit mon enveloppe charnelle, mais elle n’a pas eu le cœur de finir le travail ! Je l’ai suivie toutes ces années à son insu, guettant l’occasion de réclamer son corps pour le faire mien. Un juste retour des choses, n’est-ce pas ? (Elle tambourinait de ses doigts sur le bord du cercueil.) Malheureusement, les sorts de protection qu’elle avait tissés avec mon miroir étaient trop serrés pour que je puisse les transpercer.
— Pourquoi enlever Armand ?
Stacia éclata de rire une nouvelle fois.
— Pour te capturer, répondit Talia. Tout ça n’était qu’un piège pour t’attirer dans la Cité de Faërie. (Elle s’agrippa à l’une des tiges cassées pour se maintenir en équilibre.) Je t’avais bien dit que tu serais plus en sécurité si tu restais au palais !
— Qu’avais-je à faire d’une petite servante de rien du tout, même mariée à un homme de sang royal ? demanda Stacia. (Non, pas Stacia. C’était Rose qui parlait à cet instant.) Au début, c’était bien Armand que nous voulions, et lui seul !
» Sans corps, je suis dépossédée de la plus grande partie de mes pouvoirs. (Son port de tête était différent, plus royal, et elle parlait avec un léger accent.) L’âge aura bientôt raison de la beauté de ma fille et puis, dans ce pays, elle ne vaut guère plus qu’une gueuse ! Alors j’ai pensé qu’il n’y aurait pas meilleur hôte que l’héritier d’un royaume. Armand aurait engendré un enfant dans ce corps et j’aurais grandi pour revendiquer cette terre comme mienne. Ni Brahkop ni Stacia n’étaient enthousiastes à cette idée, mais j’étais en mesure de… les persuader.
Danièle se tourna vers Charlotte.
— Tu as dit qu’Armand avait été enchanté pour t’aimer toi, pas Stacia.
Charlotte détourna le visage, mais Danièle eut le temps de voir des larmes dans ses yeux.
— Elle ? (Stacia partit d’un nouvel éclat de rire.) Pourquoi choisir une mère aussi faible ? Le don de Stacia aurait été transmis par le sang à mon enfant et j’aurais été encore plus forte ! Charlotte a tenté de faire ses preuves en te tuant. Heureusement pour nous tous, ce fut un lamentable échec. Car c’est alors que mon cher mari a eu la bonté de nous donner de tes nouvelles. (Elle sourit et s’avança vers Danièle, une main tendue vers le ventre de la jeune femme.) Tu ne peux pas imaginer ma joie lorsque j’ai appris que j’allais bientôt être tante !
Danièle leva son épée. Elle ignorait ce qu’elle ferait si Stacia avançait encore, mais quelque chose sur son visage dut convaincre cette dernière de ne pas essayer. Stacia recula.
Puis elle se dirigea vers Brahkop et passa les doigts dans les cheveux du troll.
— Pourquoi se contenter d’un bâtard royal alors que je peux avoir le véritable descendant du prince Armand et de la princesse Danièle ? Tout le monde est gagnant ! Je possède un héritier légitime et Brahkop n’a pas à vivre avec l’insoutenable pensée que ton mari puisse… trouver ce corps à son goût !
Danièle secoua la tête.
— Béatrice va…
— Elle va quoi ? questionna Stacia. Déclarer la guerre à la Cité de Faërie ? La demeure de la duchesse est bien protégée, mon enfant. Imagine la pauvre Béatrice… On enlève son fils et sa belle-fille. Puis, miracle, quelques mois plus tard, son petit-fils est sauvé par une fée bienveillante qui passait par là. Imagine sa reconnaissance. La reine Béatrice accueillera à bras ouverts le seul lien qui lui restera avec son défunt fils et j’aurai toute une vie pour récupérer ce que ma traîtresse de fille m’a volé !
Danièle lança un coup d’œil par-dessus son épaule. Même si elle sortait de la grotte, Rose pouvait toujours lui jeter un sort. La facilité avec laquelle elle avait vaincu Blanche et anéanti Talia en témoignait. La sorcière pouvait aussi envoyer Brahkop ou le ténébreux la récupérer, tout simplement.
Stacia jeta un regard dégoûté à Charlotte.
— Debout !
Charlotte se leva, tête basse.
Danièle contempla Charlotte, incapable de ressentir autre chose que de la pitié pour la jeune femme. Par deux fois, celle-ci avait tenté de l’assassiner pour faire ses preuves et obtenir Armand.
— Cela n’aurait été qu’une illusion. Il ne t’aurait jamais réellement aimée.
Charlotte ne releva pas la tête.
— Je m’en serais contentée.
— Assez ! décréta Stacia. Lâche ton arme et je laisse la vie sauve à ton amie Talia.
— Pour que je puisse dormir encore une bonne centaine d’années ? intervint cette dernière.
— C’est à prendre ou à laisser, déclara Stacia. Tu sais, ces choses ne sont pas vraiment aussi précises qu’on voudrait, mais tu dormiras sans vieillir… Et jusqu’à ce qu’un héros fringant vienne te réveiller !
— Non merci, Votre Majesté, répondit Talia d’une voix tremblante. J’ai déjà été « sauvée » une fois !
La jeune femme regarda la rivière et Danièle comprit ce qu’elle allait faire.
— Talia, non !
Danièle fit un geste vers Talia, mais à peine s’était-elle retournée que le ténébreux se jetait à ses trousses. La jeune femme fit volte-face et agita son épée pour le repousser.
Si Talia marchait à peine, elle saurait encore moins nager !
— Béatrice enverra quelqu’un te ranimer, hurla Danièle. Ne…
— Désolée, princesse, lança Talia. (Elle avait traversé les plantes grimpantes et le soleil illuminait son visage devenu ordinaire. Elle semblait fragile et vulnérable, comme un enfant apeuré.) C’est au-dessus de mes forces !
Avant que Danièle ait pu réagir, Talia s’était jetée à l’eau. Danièle se précipita. Un raclement de griffes sur la roche la fit se retourner.
Le ténébreux bondit.
Danièle frappa de toutes ses forces, tranchant le bras de la créature qui la heurta violemment et la renversa, mais n’attaqua pas. Hurlant de douleur, il se réfugia vers Stacia.
— Brahkop, empare-toi d’elle ! cria celle-ci.
Danièle reculait en direction de l’eau tandis que le troll se rapprochait. Elle devait rejoindre Talia avant que…
— Arrête-toi immédiatement ! ordonna Stacia. Lâche ton épée !
Même si elle luttait de toutes ses forces, Danièle ne put que regarder ses doigts s’ouvrir et son épée tomber à terre.
En un clin d’œil, Brahkop était sur elle. Les grosses tresses s’enroulèrent autour de ses membres et la hissèrent dans les airs.
Elle avait l’impression qu’il lui broyait les os. Elle ferma les yeux et tenta de faire fi de la douleur.
Aide-moi, Vent ! supplia-t-elle en silence. En de rares occasions, les oiseaux et d’autres créatures avaient devancé son appel au secours. Le jour de son mariage, quand elle les avait suppliés d’arrêter leur attaque contre sa marâtre et ses demi-sœurs, ils avaient aussi fini par l’écouter. Certaines colombes avaient repris leur envol avant même qu’elle ait pu prononcer un seul mot. S’il te plaît !
Sur les trois aviars, seul celui de Danièle pouvait encore l’aider. À condition qu’il ne se soit pas déjà envolé pour retrouver les pixies… qu’il veuille risquer sa vie pour elle… et surtout qu’il puisse l’entendre !
Stacia sortit un couteau dissimulé dans son dos. La longue lame triangulaire avait été forgée dans un métal sombre presque aussi noir que les ténébreux eux-mêmes.
— Ne bouge pas ! commanda-t-elle.
Danièle résista, mais elle ne put même pas ciller tandis que Stacia s’approchait.
Un hurlement perçant emplit la grotte. Des sabots résonnèrent sur la pierre tandis que Vent traversait le rideau de lianes.
Brahkop laissa tomber Danièle, fit face à l’aviar et se dirigea vers lui. Sa chevelure se déploya comme une gigantesque et bien étrange toile d’araignée tandis que quelques mèches folles cherchaient à s’enrouler autour de l’aviar. Si le troll les avait attaquées ainsi à sa boutique, Danièle et ses compagnes n’auraient jamais pu le vaincre. Il avait dû se retenir délibérément pour les laisser s’échapper et se précipiter ensuite à la Cité de Faërie.
Va ! demanda silencieusement Danièle. Aide Talia ! Vite, avant qu’elle se noie ! Ramène-la auprès d’Arlorran !
Vent caracolait, cherchant un chemin à travers la toile de Brahkop.
Elle va mourir ! poursuivit Danièle. Je t’en prie, rejoins-la !
Et, tout à coup, l’aviar s’élança au galop. Danièle entendit le bruit de l’eau qui giclait en éclaboussures sous ses sabots, puis plus rien, à part le bruit des vagues. Elle pria pour que Vent ait été assez rapide.
— Charlotte, va prévenir la duchesse que nous nous sommes occupés des indésirables ! ordonna Stacia. Mais ne dis pas…
— … qui vous avez capturé, marmonna Charlotte. Je sais, je sais.
Danièle la suivit du regard. Bien sûr, ils ne pouvaient pas dire à la duchesse qu’ils avaient capturé le prince et la princesse de Lorindar. La duchesse aurait été obligée d’agir, car elle risquait sinon de violer le traité de Malindar. En revanche, tant que personne ne mentionnait de nom, elle pouvait jouir du privilège de l’ignorance…
La lumière du soleil se réfléchit sur le couteau de Stacia, attirant le regard de Danièle. La captive retint son souffle, redoutant le premier coup. Contre toute attente, Stacia releva sa manche et s’entailla le bras. Son regard brûlant transperça Danièle lorsque, lentement, elle se mit à tourner autour de la jeune femme en formant un cercle autour de ses pieds avec les gouttes de son sang.
— Tu croyais vraiment que tu deviendrais princesse ? questionna Stacia. (Et à ce moment-là, incontestablement, c’était bien sa demi-sœur qui parlait.) Que le destin t’offrirait le trône de Lorindar ? « Reine Cucendron ». Quelle idée ridicule ! (Elle se pencha pour se rapprocher de sa demi-sœur jusqu’à ce que leurs joues se touchent.)
» Je sais combien tous ces derniers mois ont été pénibles pour toi, vilain petit canard pataud essayant de surnager parmi les cygnes beaux et majestueux ! Ne t’inquiète pas, ma chère demi-sœur, grâce à la magie que la reine Rose m’a enseignée, je serai heureuse – que dis-je, comblée – de te rendre à ta véritable condition !