11

Danièle fredonnait tout en passant un chiffon savonneux sur le parquet de la chambre de Stacia. Le chantonnement la dérangeait beaucoup plus que le nettoyage. Son esprit lui appartenait, mais le sort jeté par Stacia contraignait son corps à obéir aux demi-sœurs, et Stacia préférait que son esclave soit d’humeur joyeuse.

Elle ne pouvait même pas tourner la tête pour éviter les émanations caustiques de la lessive de soude qui s’élevaient du sol. La duchesse mêlait ses savons d’essences de rose et de chèvrefeuille afin d’adoucir l’odeur, mais pour Danièle, ce mélange de parfums était pire que la senteur du savon seul. Elle avait des nausées depuis… une éternité.

Elle serra les lèvres et tenta de respirer le moins possible. En vain. Elle ne put que regarder le maigre contenu de son estomac se répandre sur le sol qu’elle venait de nettoyer.

Dans un gémissement, Danièle remit le chiffon dans le seau et se releva. Elle s’étira tout en contemplant l’étendue des dégâts.

Un léger bruit d’éclaboussures attira son attention vers le coin de la chambre, à l’endroit où une cascade miniature coulait du mur en un mince filet et se déversait dans un petit bassin triangulaire. L’eau produisait une lumière bleue qui scintillait lorsqu’elle tombait dans la vasque, si bien que les chambres n’étaient jamais vraiment plongées dans l’obscurité.

Un couple de poissons de couleur pâle et aux yeux roses fit de nouveau jaillir l’eau dans le bassin. Stacia se préoccupait rarement de les nourrir, et comme prendre soin des animaux de compagnie de Stacia ne faisait pas partie des attributions de Danièle, la jeune femme ne pouvait rien faire. Sans la présence d’algues poussant sur les pierres, les poissons seraient morts de faim depuis longtemps.

La vue du bassin lui rappela la marche dans la grotte de la duchesse, derrière Stacia et Charlotte, après leur affrontement. Elle avait gardé les yeux baissés, déjà devenue une esclave asservie par la magie. Toutefois, elle avait entrevu la grande chute d’eau qui coulait sur la paroi de la grotte et se déversait dans un lac immense, baignant les alentours d’une douce lumière bleue.

Combien de temps s’était-il écoulé depuis ? Son ventre avait beaucoup grossi. Piégée ici, dans des galeries qui débouchaient sur la caverne de la duchesse, où soleil et ciel n’étaient plus que de vagues souvenirs, elle ignorait si des semaines, voire des mois, étaient passés. Si Talia avait survécu, elle avait dû rejoindre Béatrice depuis longtemps déjà. Le fait que rien ne se produise signifiait…

Danièle essaya de chasser ces sinistres réflexions de son esprit pour songer à des choses plus agréables, mais même ses pensées refusaient de lui obéir. Oui, sans aucun doute, Béatrice n’abandonnerait pas la partie. Talia lui avait expliqué. Elle savait pour la duchesse.

Elle savait, mais les jeunes femmes n’avaient aucune preuve à lui fournir. Ni témoin. Rien qui puisse obliger la cour des fées à leur prêter main-forte. L’ambassadeur Trittibar ferait tout ce qui était en son pouvoir, mais…

Fredonnant à travers ses larmes, elle prit un autre chiffon et épongea le plus gros des vomissures. Une fois les sols lavés, il lui resterait encore la salle commune à épousseter et la lessive à faire. Elle tenta de s’absorber dans ces travaux afin de reposer son esprit et trouver la paix, comme elle faisait jadis dans la maison de son père.

Elle avait mal aux yeux. Ce n’était pas la première fois qu’elle aurait voulu allumer les lampes à pétrole, mais elle n’était pas assez libre de ses mouvements. Un tuyau de cuivre courait le long du mur devant, à une trentaine de centimètres du plafond. Des supports métalliques rouillés fixaient la conduite aux lambris du mur. Le pétrole à combustion lente provenait d’une seconde conduite qui disparaissait dans le mur au-dessus de la porte. Des chaînes à proximité ouvraient et fermaient un capuchon en métal, et une pierre à feu ainsi qu’un briquet intégrés dans le mécanisme allumaient les mèches.

On avait peint des fenêtres rudimentaires sur chaque paroi, ainsi qu’au plafond. Les angles des murs étaient gauchis, comme si des mains géantes avaient tenté d’écraser la pièce rectangulaire en rapprochant les coins. Sans doute pour faire oublier aux habitants qu’ils vivaient dans des grottes, les cloisons elles-mêmes avaient été ajoutées après coup et montées sans art. On avait comblé les jours entre chaque paroi avec du plâtre qui s’effritait chaque fois que quelqu’un s’y cognait, contraignant Danièle à balayer davantage de poussière.

Elle grimaça et retira un fil d’argent de son chiffon. Comble de malheur, la chevelure de Brahkop se clairsemait. Tous les soirs, Danièle astiquait les sols des appartements de Stacia, et tous les matins elle en ramassait suffisamment sur le sol et dans le lit pour tisser un petit tapis.

Une douleur la lança dans le bas du dos tandis qu’elle frottait plus fort pour éliminer les dernières traces de vomi avant de sécher le sol au chiffon.

Au revoir ! pensa-t-elle. Elle ignorait si le poisson pouvait percevoir ses pensées, mais après si longtemps sans entendre le son de sa propre voix, elle aurait été heureuse de s’entretenir avec son balai à franges.

Elle traversa le couloir et entra dans la grande salle commune. Immanquablement, le fond de la pièce attira son regard ; le cercueil de Blanche y était exposé sur une table polie qui semblait en pierre. Stacia avait négligé d’y poser un couvercle : elle n’en avait pas eu la force ou n’en avait cure.

La table d’un brun sombre était veinée comme du bois, mais aussi dure que la pierre. Des braises rougeoyaient encore dans la cheminée à l’extrémité de la pièce. Lorsqu’elles s’enflammaient, la lueur se reflétait sur le cercueil de miroirs et étincelait sur les murs.

Danièle lutta pour bloquer ses muscles et s’immobiliser. De toutes ses corvées, celle-ci était la plus cruelle. Elle aurait volontiers lavé un millier de sols au balai à franges et nettoyé une grotte entière pleine de cheveux de trolls si elle avait pu éviter cet endroit.

Ses efforts étaient vains. S’emparant d’un chiffon propre, elle se dirigea vers le cercueil de Blanche et entreprit d’épousseter le corps de son amie.

Blanche n’avait pas changé. Elle ne respirait pas, même si sa peau demeurait chaude au toucher. Les coupures sur sa main étaient toujours assez fraîches pour que le chiffon de Danièle se tache de sang.

Une araignée jaune avait commencé à tisser sa toile entre l’oreille gauche de Blanche et le bord du cercueil. Un soudain accès de rage s’empara de Danièle et elle déchira la toile. Elle tenta d’écraser l’araignée, mais celle-ci se fraya un chemin dans les cheveux de la dormeuse et disparut.

Danièle contempla le couteau accroché à la ceinture de Blanche tandis qu’elle en dépoussiérait la garde. Si seulement elle pouvait se dégager de l’emprise qui l’asservissait, juste le temps de saisir ce couteau et…

Et après ? Elle ne pouvait pas lutter pour recouvrer sa liberté et s’échapper du domaine de la duchesse, encore moins vaincre Stacia. Si elle avait possédé le moindre contrôle de ses actes, elle n’aurait pas été là en train de chasser la poussière sur le visage de Blanche.

Son impuissance la mettait au supplice. Exactement comme dans la chambre de Charlotte, où sa propre épée pendait au-dessus du lit. Chaque jour, Danièle frottait la lame enchantée, ne désirant rien de plus au monde que s’emparer de l’épée et se battre. Chaque tentative se soldait par un nouvel échec.

Elle s’essuya le front d’un revers de manche et vit du sang sur son bras. Les bords irréguliers et tranchants du cercueil avaient entaillé la peau si nettement qu’elle n’avait rien senti. Elle comprima la plaie avec le tissu jusqu’à ce que le sang cesse de couler, afin qu’aucune goutte ne tombe sur son amie.

Son travail sur le cercueil terminé, Danièle lui tourna le dos pour poursuivre le ménage. D’autres tables étaient disposées au centre de la salle, toutes sculptées dans la même pierre que celle du cercueil de Blanche.

Elle avait essuyé deux des trois tables lorsque Charlotte entra précipitamment dans la pièce. Celle-ci avait presque totalement récupéré de leur affrontement dans la grotte, à l’exception d’une petite bosse encore visible près de l’arête du nez.

— Stacia exige que tu retournes dans sa chambre quand tu auras fini ici. Ça sent le vomi, d’après elle, déclara-t-elle, le sourire aux lèvres, réjouie du désagrément subi par sa sœur.

— Oui, maîtresse, répondit Danièle.

Alors même qu’elle méprisait ces mots, le simple fait de les prononcer lui apporta une immense sensation de soulagement. Elle avait si rarement l’occasion d’entendre sa propre voix qu’elle commençait parfois à douter de sa propre existence. Au moins, du temps de sa marâtre, son corps lui avait appartenu.

Dans un « floc », Charlotte se laissa tomber sur l’un des énormes sièges garnis de coussins installés devant la cheminée. Elle frappa dans ses mains et un ténébreux sortit de l’ombre. Avait-il été présent tout le temps ? Même le sort ne put empêcher Danièle de frissonner de dégoût.

— Toi, va me chercher à boire ! ordonna Charlotte. Quelque chose de frais et qui n’a pas le goût de pisse de poisson !

Le ténébreux bondit sur la table et se précipita sur Danièle. Elle le reconnut pour l’avoir déjà combattu. La créature se déplaçait comme un animal, son bras unique en appui pour l’aider dans sa course. Il cracha comme un félin furieux et, pendant un moment, Danièle crut qu’il allait l’attaquer. Ce n’était pas la première fois qu’il la provoquait. Le ténébreux aurait pu serrer ses doigts noirs autour de sa gorge, Danièle aurait été obligée de rester debout, sans broncher, pendant qu’il l’étranglait. Combien de fois s’était-elle réveillée en le découvrant près d’elle, la contemplant comme s’il ne désirait ardemment qu’une chose : flétrir sa chair jusqu’à la réduire en poussière ? Cela prouvait au moins que quelqu’un contrôlait bien les ténébreux : la duchesse ou ses demi-sœurs, Danièle l’ignorait.

— Exécution ! lança Charlotte d’un ton brutal.

Le ténébreux inclina la tête. Même de près, Danièle ne pouvait distinguer qu’une ébauche très sommaire de bouche ou de nez. L’instant d’après, il avait décampé.

— Tu sais où est ma sœur en ce moment ? demanda Charlotte.

Danièle attendit de voir si le sort l’empêcherait de répondre. C’était la première fois depuis une éternité qu’on lui posait une véritable question.

— Eh bien ?

— Je n’en suis pas sûre, répondit Danièle.

Elle parlait lentement, allongeant chaque mot pour savourer le contrôle bien éphémère qu’elle avait sur sa propre bouche.

— Après m’avoir envoyée te chercher, elle… ils, serait-il plus juste de dire, sont partis se pavaner devant la duchesse.

Danièle essaya de répondre à sa demi-sœur, sans y parvenir. Apparemment, Charlotte devait poser une question directe.

— Ils sont dans la tour et cherchent un moyen d’accélérer la croissance de ton enfant. (Charlotte se leva, tapant du pied et marchant vers Danièle d’un pas vif.) Et moi, je n’ai pas mérité de me joindre à eux ?

C’était une question. Danièle essaya de ne pas se laisser dominer par la peur qui la tenaillait tandis qu’elle cherchait les mots justes pour répondre.

— Je suis désolée, Charlotte. Tu ne mérites pas d’être traitée de cette façon, dit-elle.

Danièle décida de garder pour elle ce que Charlotte méritait réellement.

Sa demi-sœur s’attarda au-dessus du cercueil de Blanche.

— Nous étions censées invoquer notre mère, pas la sienne. (Elle enfonça un doigt dans la joue de Blanche, puis frissonna et retira sa main.) Je comprends mieux pourquoi ton amie l’a tuée, cette vieille garce !

Pour une fois, Danièle fut contente que le sort l’empêche de parler. La mère de Blanche avait été une femme cruelle, autoritaire et égoïste. Le sort de ses demi-sœurs avait eu toutes les raisons de se tromper en prenant Rose Curtana pour leur mère.

Danièle commença à frotter la dernière table. Le sortilège la sommait de retourner travailler, mais elle ralentit le plus possible afin de faire durer ce moment avec Charlotte. Après tout, celle-ci voulait discuter, ce qui impliquait qu’elle avait le devoir de l’écouter.

— Stacia passe le plus clair de son temps avec ce gros balourd de troll qui lui sert de mari et avec cette sorcière morte ! se plaignit Charlotte. Ils me laissent avec ce ténébreux estropié et sa clique pour seule compagnie. Tu imagines comme c’est humiliant ?

Une fois encore, le sortilège sauva Danièle. Si la magie de Stacia ne l’avait pas retenue, elle lui aurait éclaté de rire au nez. Pendant des années, elle-même n’avait eu que des rats et des pigeons pour amis. Elle s’efforça de rester aussi compatissante que possible.

— Ils ne t’apprécient pas à ta juste valeur.

— Ils n’ont pas besoin de moi, parce qu’ils t’ont toi ! Toi et le marmot dans ton ventre !

Le ténébreux revint, une bouteille verte et poussiéreuse à la main. Charlotte s’en empara, arracha le bouchon avec ses dents et le cracha dans le feu.

— Maintenant, va me chercher à manger. Quelque chose de cuit ! (Tandis que le ténébreux disparaissait de nouveau, Charlotte secoua la tête.) La première fois que j’ai ordonné à cette vermine de me porter un repas, il a posé des entrailles de poisson toutes fraîches sur mon lit. (Danièle voulut parler, mais ses mâchoires refusèrent de remuer.) Brahkop nous avait certifié que la duchesse prendrait soin de nous. Il nous avait promis une demeure digne de reines. J’aurais dû me douter que ça ne serait rien de mieux qu’un vulgaire trou ! Parce que c’est un troll, un vrai ! (Charlotte but une grande gorgée de vin.) Mais qu’est-ce que Stacia peut bien trouver à cet horrible monstre ?

La question donna à Danièle l’occasion qu’elle cherchait pour s’exprimer de nouveau. Elle crispa les mâchoires, luttant pour contrôler le ton de sa voix.

— Il l’aime. (Puis elle ajouta très vite :) Combien de temps avant que Rose prenne mon fils ?

Charlotte roula de grands yeux exaspérés.

— Quand les lunes s’uniront, dans quelques semaines. Les deux croissants se rapprocheront pour ne faire plus qu’une seule et même lune, au solstice d’été. Une magie aussi puissante pourrait attirer l’attention du roi et de la reine, mais ils seront… occupés. (Elle but une autre lampée de vin et détourna la tête.) Stacia dit que c’est le seul moment où ils oublient leurs différends et apprécient la compagnie l’un de l’autre. (Elle rougit.) Tu ne me croirais pas si je te racontais toutes les bêtises des autres fées pendant l’union des lunes, lorsque leurs gouvernants sont trop distraits pour remarquer quoi que ce soit. (Charlotte pouffa.)

» Au moins, je ne serai pas obligée d’écouter Rose radoter sans fin à propos de son royaume, de ses pouvoirs perdus, et de son précieux miroir. Stacia est déjà assez méchante comme ça, alors les deux ensemble, c’est plus que je peux en supporter. (Elle retourna s’asseoir et but au goulot à longs traits. La bouteille était déjà à moitié vide.)

» Le prince était-il tendre ?

— Je ne comprends pas la question, répondit Danièle qui réfléchissait encore à la nuit du solstice d’été.

— Au lit. Lorsqu’il… (Elle désigna du doigt le ventre de Danièle.) Il m’était destiné, tu le sais bien. Mère avait promis. Je veux savoir ce que j’ai manqué. Armand était-il gentil ?

— Il… (Danièle grinça des dents. Charlotte n’avait pas le droit d’accaparer ces souvenirs-là.) Dis-moi où il se trouve.

— Dans une cellule, quelque part dans la tour. Il croit qu’il est rentré chez lui et que Stacia est sa femme. Ils le gardent au cas où quelque chose arriverait à ton bébé. Il l’aime vraiment, tu sais. (Aucun triomphe ne perçait dans ses paroles, seulement de l’amertume.) J’ai cru que si je pouvais leur montrer que j’étais capable de contrôler la magie et te tuer… (Charlotte posa la bouteille de vin si violemment que Danièle crut qu’elle s’était brisée.)

» Et puis Brahkop a découvert que tu étais enceinte ! C’est la deuxième fois que tu me le voles ! Je suis plus jolie que toi ou que Stacia, alors pourquoi est-ce moi qui reste seule ?

— Tu l’aimes ?

Charlotte s’immobilisa.

— Quoi ?

— Armand. Si tu l’aimais, tu ne laisserais pas Stacia et Rose l’enfermer comme ça. Vous m’avez moi. Laissez-le partir !

— C’est ça, pour qu’il rentre chez lui, trouve quelqu’un qui brise le sortilège et rapplique ici, avec tout le royaume derrière lui, pour vous porter secours ? (Son rire avait quelque chose d’hystérique.) Vraiment, Cucendron, tu me prends pour une imbécile ?

Une parfaite idiote, mais pas une imbécile. Une idiote, prise au piège et plus seule que tu l’as jamais été de toute ta vie d’enfant gâtée !

— Je pense que tu as été affreusement maltraitée. (Danièle était étonnée de pouvoir tenir pareil discours sans être prise par l’envie de vomir de nouveau.) Pourtant, si tu te souciais vraiment d’Armand…

— Même si j’étais l’amour de sa vie, je ne pourrais pas le libérer. Je ne suis pas autorisée à le voir, encore moins à l’embrasser. Il ne me laisserait même pas faire de toute façon. (Elle s’essuya le nez d’un revers de manche.) Stacia a un mari et en plus elle a un prince ; ils l’aiment tous les deux. Tu trouves ça juste ?

Danièle retint son souffle. Tant de sorts pouvaient être brisés par une chose aussi anodine qu’un baiser.

— C’est le point faible des sorts de Stacia ? demanda Danièle. S’il m’embrassait…

— Il pourrait t’embrasser toute la nuit que tu serais toujours ensorcelée. (Elle sourit avec mépris.) Il ne t’aime plus, ne l’oublie pas !

— Mais moi je l’aime ! Si je l’embrassais, le sortilège d’amour jeté par Stacia serait-il brisé ?

Charlotte haussa les épaules.

— Probablement. La plupart des sorts de Rose présentent cette lacune. C’est une question d’équilibre et de potentiel. Un sort impossible à briser demande trop de puissance. Et comme le véritable amour est assez rare, les sortilèges ne risquent pas grand-chose. Je ne comprends pas vraiment tout ça. La magie me donne la migraine !

Peu à peu, le nouvel espoir de Danièle s’évanouit. À quoi cela avançait-il de savoir comment rompre le sort si elle ne pouvait pas se servir de cette information ? Cela ne représentait qu’un tourment
de plus ! Pour embrasser Armand, elle devait être libre. Même s’il se dres
sait là devant elle et les bras grands ouverts, le sortilège l’arrêterait net !

Un filet de vin coula le long du menton de Charlotte tandis qu’elle buvait une autre rasade.

— Ce n’est pas toi qui l’éloignes de moi, baragouina-t-elle. C’est ce bébé.

La porte s’ouvrit dans un claquement. Stacia jeta un coup d’œil à Charlotte et grimaça de dégoût.

— Je t’ai dit d’aller chercher Cucendron, pas de t’avachir dans ce siège et de te saouler !

Charlotte éructa bruyamment.

— C’est d’un distingué ! fit remarquer Stacia. (Elle se tourna vers Danièle.) Toi, tu viens avec moi. Avant de te renvoyer au travail, il y a quelque chose que j’aimerais essayer.

En son for intérieur, Danièle eut un mouvement de recul à la vue de la lueur au fond des yeux de Stacia. Qu’allaient-ils faire à son fils ? À ce moment précis, elle aurait pu tuer Stacia, mais son corps se soumit à la volonté de sa demi-sœur.

Deux ténébreux attendaient dans la pièce. Danièle reconnut le manchot qui serrait contre lui un plateau de poissons cuits à la vapeur. Stacia avait dû l’intercepter alors qu’il retournait auprès de Charlotte.

Les deux créatures se pressèrent derrière Danièle tandis que Stacia lui faisait contourner le lit vers un petit autel situé dans un coin. Stacia avait interdit à Danièle d’y faire le ménage, ou même de le toucher, et la jeune femme en remerciait silencieusement le ciel tous les jours.

La plaque de marbre était tachée de sang et de résidus verdâtres provenant de quelque ancienne potion. De la cendre réduite en poudre fine recouvrait la surface et un halo de cire noire indiquait l’endroit où avait brûlé une bougie. Sur le côté de la table, de la cire fondue formait des stalactites brunes et s’infiltrait entre les lames du plancher.

— Je t’en prie, assieds-toi, proposa Stacia en désignant le lit d’un geste.

La bonté feinte dans sa voix souleva le cœur de Danièle. La jeune femme s’assit, aussi loin qu’elle le put de l’autel.

Stacia fit claquer sa langue : les deux ténébreux escaladèrent le matelas et vinrent se placer de chaque côté de Danièle. Le manchot posa le repas de Charlotte sur la couverture. Il se trouvait si près de Danièle que, lorsqu’il la regarda avec insistance, son souffle assécha la peau de la jeune femme.

— Un instant ! s’écria Stacia.

Les ténébreux ne bronchèrent pas. Leur respiration était lente et encombrée, comme celle de vieillards catarrheux. L’un des deux jouait avec le poisson cuit, plongeant ses mains dans la chair encore et encore jusqu’à ce qu’elle ne soit plus que de la charpie.

Stacia tira son couteau et se dirigea vers l’autel.

— Je déteste cette partie, marmonna-t-elle.

Une entaille rapide sur son bras rouvrit une vieille blessure et fit couler le sang qui vint s’écraser sur la pierre.

Stacia appliqua sa main sur la coupure et serra fort, puis posa le couteau sur l’autel et se tourna vers Danièle.

Elle dénoua le tablier de Danièle et le jeta à terre. La jeune femme retint son souffle lorsque la sorcière s’approcha, mais celle-ci se contenta d’imprimer deux empreintes ensanglantées sur la chemise de la princesse, juste sous la cage thoracique.

— La reine Rose s’inquiète pour ton bébé, l’informa Stacia. Elle estime qu’il ne sera pas suffisamment développé pour servir d’hôte convenable le moment venu. Fort heureusement, j’ai réussi à remédier à cet inconvénient. Aimerais-tu savoir de quoi il retourne ?

— Que vas-tu me faire ? murmura Danièle.

— Pas moi, eux, répondit-elle en désignant les deux ombres.

Danièle regarda son bras à l’endroit où le ténébreux l’avait saisie chez Arlorran. La peau et le muscle étaient presque guéris, mais elle se souvenait encore de l’emprise glaciale, de la faiblesse de son membre ensuite lorsqu’il avait commencé à vieillir.

— Oh, inutile de t’inquiéter. Crois-tu que nous voudrions faire courir le moindre danger au futur corps de Rose ? demanda Stacia. Rose pense que nous pouvons te protéger du pouvoir des ténébreux. Si tout marche comme prévu, ton enfant vieillira de plusieurs jours, voire de plusieurs semaines sans que tu en sois affectée. Tu devrais te montrer reconnaissante, chère demi-sœur. Bien des femmes paieraient cher pour éviter certaines douleurs et désagréments de la grossesse.

Stacia utilisa une plume pour étaler son sang sur la chemise de Danièle.

— Tu pourrais te tenir tranquille ? Pour ton propre bien et celui de ton fils. (Elle se tourna vers les ténébreux.) Ne touchez que les endroits où j’ai fait des marques !

Mère, aidez-moi ! supplia Danièle. Elle lutta de toutes ses forces pour se lever, pour fuir ces ombres qui se tortillaient vers elle et menaçaient son ventre. Elle avait la peau moite de sueur. Ses muscles se tendirent et ses membres tremblèrent, mais elle était incapable de lever ne serait-ce que le petit doigt.

Les ténébreux posèrent leurs mains sur les empreintes sanglantes. Une chaleur irradia à leur toucher. La douleur transperça sa peau. Ses entrailles se soulevèrent et se brassèrent dans tous les sens. Elle crut qu’elle allait vomir. Stacia poussa un grognement et recula d’un pas.

— Ça suffit ! décida-t-elle. (Ses traits étaient tirés et elle avait porté une main à son front.) J’ai dit « assez » !

Les ténébreux reculèrent si rapidement que l’un d’eux atterrit dans la vasque aux poissons. Il en sortit précipitamment et se tint coi, dégoulinant, dans le coin.

— Le sortilège de Rose n’est pas aussi indolore qu’elle le croyait, grommela Stacia. Toutefois, ton ventre est un peu plus gros qu’avant. C’est déjà ça.

Elle s’essuya la main sur sa propre chemise, laissant des traînées sanguinolentes sur le tissu.

Danièle frémissait de tous ses membres. Tout s’était passé si vite… Elle regarda son ventre et découvrit la rondeur qui s’était formée. Elle eut l’impression que ses côtes avaient été martelées de l’intérieur et que sa peau menaçait de se déchirer. Puis, soudain, elle sentit un léger coup contre sa cage thoracique. La surprise lui coupa le souffle.

— Qu’est-ce qu’il y a ? interrogea brusquement Stacia.

— Le bébé, chuchota Danièle. Il a bougé.

Le bébé donna un autre coup et Danièle se rendit alors compte qu’elle souriait.

— Bien. Cela signifie qu’il est toujours en vie. (Stacia se massa le front et s’éloigna.) Mets-toi au travail maintenant ! Ça pue ici !

Elle disparut sans ajouter un mot.

Danièle fit de son mieux pour exécuter les ordres. Elle était épuisée ; elle n’aurait su dire si c’était le contrecoup de la peur et de la tension ou le contact des ténébreux. Des gouttes de sueur piquèrent ses yeux lorsqu’elle tâtonna dans son dos à la recherche des liens pour nouer son tablier.

— Ne t’inquiète pas ! chuchota-t-elle au bébé qui remuait en son sein.

De combien de temps les ténébreux l’avaient-ils vieilli ? Assez pour qu’il se retourne et appuie sur sa vessie, en tout cas. Tout ce temps perdu, durant lequel Talia et Béatrice auraient pu la retrouver, mais il était trop tard, elle ne pouvait plus attendre. Je te promets, je ne les laisserai pas te prendre !

Elle sortit un pot d’huile parfumée au miel et versa un peu du liquide sur un chiffon. L’odeur douceâtre lui donna mal au cœur, mais elle se contint et frotta le parquet là où elle avait vomi.

Vous m’entendez, les amis ? Elle regarda le mur près du bassin aux poissons. Dans l’ombre, à l’endroit où le bassin jouxtait le mur, le bois et le plâtre avaient été rongés, dégageant un fin interstice.

Il avait fallu plus d’une semaine à Danièle pour renouveler l’exploit qu’elle avait accompli dans la grotte, s’adresser aux animaux sans prononcer un mot. Le premier à répondre à son appel fut un rat noir galeux auquel il manquait une grande partie de la queue.

Depuis, elle était parvenue à se lier d’amitié avec quatre autres rats. C’étaient de timides créatures terrifiées par les ténébreux rôdant dans les couloirs, mais Danièle avait réussi à gagner leur confiance. Elle les prévenait lorsqu’ils pouvaient se faufiler dans la chambre et grignoter les miettes tombées du lit de Charlotte, ou les mettait en garde contre les morceaux de viande et de fromage empoisonnés à l’arsenic déposés dans les coins.

La dératisation incombait à Charlotte qui geignait sans fin chaque fois qu’elle devait remplacer l’appât. En dépit du sort, Stacia se méfiait encore trop de Danièle pour lui confier du poison.

Trop méfiante d’un côté et pas assez de l’autre.

Deux rats répondirent à Danièle, se glissant à travers la fissure pour courir se réfugier dans la pénombre, sous le lit. L’un d’entre eux était son ami à queue courte. L’autre paraissait plus jeune, son poil noir était lisse et brillant. Ils étaient tous les deux maigres et affamés.

Allez-y ! les encouragea Danièle en jetant un coup d’œil au repas abandonné de Charlotte. Les rats n’hésitèrent pas une seconde, ils foncèrent sur l’assiette et mangèrent, utilisant leurs pattes de devant pour remplir leurs joues de petits morceaux de chair de poisson écrasée.

Danièle se mit au travail en attendant qu’ils soient rassasiés. Filez maintenant !

Dans un même élan, les rats disparurent. Danièle brossa les sols, guettant leur retour. Elle priait tout en travaillant, demandant tour à tour aide et pardon.

Lorsque les rats revinrent, des larmes de reconnaissance coulèrent sur les joues de Danièle. Ils traînaient un mouchoir sale à leur suite. Danièle le reconnut comme ayant appartenu à Stacia. Ils ouvrirent promptement le mouchoir pour laisser apparaître de petits bouts de fromage empoisonné durcis et moisis. Jusqu’à présent, la jeune femme n’était pas sûre qu’ils aient compris ses instructions. Désormais, il ne lui restait plus qu’à trouver un moyen d’administrer l’arsenic à sa demi-sœur.

Danièle se releva, grimaçant à la douleur qu’elle ressentait dans le dos. Elle fouilla la pièce du regard tandis qu’elle rajustait le dessus-de-lit. Les oreillers peut-être ? Un simple contact avec la peau suffirait-il ? Il valait mieux que Stacia l’ingère directement, mais comment les rats de Danièle pourraient-ils glisser le vieux fromage dans sa nourriture sans se faire remarquer ?

Le couteau de Stacia ! Tous les jours, Stacia faisait couler son propre sang pour pratiquer sa magie.

Les rats s’activaient déjà. Le plus jeune sauta sur l’autel et maintint le couteau immobile entre ses pattes. Le plus vieux entreprit de frotter un morceau de fromage contre la lame noire couverte de sang.

Prenez garde ! recommanda Danièle.

Bientôt, les rats échangèrent leur place, étalant aussi du poison sur le tranchant de la lame. Ce n’était que justice : Stacia utiliserait la lame empoisonnée sur elle-même. C’était son choix, sa volonté de pratiquer la magie noire qui la tuerait.

Si le poison était efficace. Si les rats en avaient suffisamment recouvert le couteau pour tuer une femme adulte.

Danièle ramassa les restes de poisson, puis inspecta la pièce d’un coup d’œil, à la recherche de quelque chose à nettoyer. À l’exception de l’autel, la pièce était impeccable, elle n’avait donc plus aucune excuse pour rester là.

Déjà les rats étaient revenus avec d’autres morceaux empoisonnés.

Lavez-vous dans la vasque lorsque vous aurez terminé, insistez bien sur vos pattes et ne mangez rien tant que vous ne vous êtes pas lavés !

Elle espérait que l’eau diluerait suffisamment l’arsenic qui restait pour ne pas incommoder les poissons.

Lorsqu’elle quitta la pièce, Danièle ferma les yeux.

Pardonnez-moi, Mère !

Pendant toutes ces années, elle avait essayé d’obéir aux dernières paroles de sa mère en demeurant pieuse et bonne. Pas une seule fois elle ne s’était défendue contre ses persécutrices. Aujourd’hui, elle allait tuer sa propre demi-sœur.

Je dois protéger mon fils. Sa mère comprendrait sûrement.

Malgré tout, la culpabilité et le doute s’insinuèrent en elle et la hantèrent tandis qu’elle se dirigeait vers la chambre de Charlotte pour y finir son ménage. Le bébé donna un coup de pied lorsqu’elle referma la porte et là, ses doutes s’envolèrent : il n’y eut plus que la culpabilité.