Danièle contempla Talia avec une incrédulité croissante quand celle-ci déroula son fouet zaraque et s’approcha du rat gris qui avait répondu à son appel. Grâce à la magie de Trittibar, le rat semblait approximativement de la taille d’un cheval.
Talia tendit la main. Le rat attrapa prestement l’extrémité lestée du fouet et tenta de la mordiller.
— Non mais, tu veux que je t’aide ? s’exclama Talia.
— Rends-lui son fouet, s’il te plaît, demanda Danièle. Elle ne va pas te blesser, voyons.
En prononçant ces mots, la jeune femme sentit la culpabilité l’envahir : elle se souvenait du dernier rat qui était venu la secourir. Pourtant, comme ses congénères, celui-ci avait confiance en elle. Il suivit Talia des yeux quand elle passa une boucle autour de son poitrail pour improviser un harnais sommaire, mais ne fit rien pour l’arrêter. Talia attacha une autre longueur de corde autour de sa propre taille.
— Ne t’inquiète pas, la prévint Talia en se baissant. (Elle empoigna le harnais de manière que son corps demeure bien plaqué contre le dos du rat.) La seule chose à craindre ce sont les puces. À cette taille, elles peuvent se tailler un morceau de choix dans les parties les plus charnues de ton anatomie.
Avant que Danièle ait pu répondre, Talia et son rat s’étaient précipités sur la poutre verticale soutenant le plafond. Danièle attendit dans l’obscurité, percevant le bruit des légers coups de griffes sur le bois. Talia sur le dos, le rat escaladait par à-coups, s’immobilisant pour flairer le moindre danger avant de repartir.
— Ça y est ! s’écria enfin Talia. Je suis descendue de ma monture. À toi, maintenant !
Danièle acquiesça et rappela le rat auprès d’elle. Sa descente fut beaucoup moins gracieuse. Il descendit tête la première, une patte sur la pierre rugueuse pour garder l’équilibre, l’arrière-train toujours sur le point de passer par-dessus et de l’entraîner dans sa chute. À mi-chemin, l’une de ses pattes glissa et il atterrit aux pieds de Danièle après une belle dégringolade.
La jeune femme s’agenouilla pour vérifier qu’il ne s’était pas blessé.
— Ça va ?
Le rat couina et entreprit de lustrer ses moustaches. Il semblait sain et sauf, juste un peu poussiéreux.
— Tiens-toi tranquille, l’exhorta Danièle en grimpant sur son dos. (Elle passa une boucle libre autour de sa taille comme Talia, puis saisit le harnais devant les épaules. La colonne vertébrale du rat comprimait son ventre trop rebondi de façon désagréable.) Je suis prête. Emmène-moi jusqu’à Talia !
Chevaucher un rat et chevaucher un aviar étaient deux choses très différentes. Le harnais de fortune de Talia la maintenait fermement arrimée au dos du rat, et c’était un progrès en soi, en comparaison de celui utilisé pour monter les chevaux ailés. Mais Danièle ne s’était jamais inquiétée à l’idée que Vent perde l’équilibre et le rat était déjà tombé une fois. Elle s’efforça de demeurer aussi immobile que possible.
Le pire survint lorsqu’un mille-pattes de la taille de sa jambe rampa sur l’une des énormes fixations qui maintenaient la poutre à la pierre. Heureusement, le rat émit un long cri aigu modulé, et l’insecte recula. Épée magique ou pas, Danièle ne se sentait pas prête à combattre un insecte géant, assise sur le dos d’un rat.
— Donne-moi ta main, proposa Talia.
Danièle leva le bras et Talia l’aida à se hisser avec leur monture jusqu’à une poutre horizontale. Elle avait sorti une bouteille qu’elle secoua vigoureusement. L’eau qu’elle contenait brillait de cette même lumière bleue que Danièle avait vue dans le bassin plus bas.
— Sensationnel, ce truc ! déclara Talia. (Elle tendit la bouteille à Danièle et libéra le rat de son fouet.) Plus tu remues et plus ça éclaire. Cela dit, je n’irais pas jusqu’à en boire.
Comme entre les murs, l’espace entre le faux plafond et la pierre était plein de toiles d’araignées, de saletés et d’insectes morts. D’épaisses lattes étaient clouées aux poutres en dessous. Entre les interstices, on distinguait un enduit de plâtre séché qui formait comme des vagues à l’écume gelée par l’hiver.
Danièle sauta sur l’une des lattes. Le plafond pouvait supporter son poids sans problème.
— La salle commune est de ce côté.
Elles marchèrent en silence. De temps à autre, Danièle secouait la bouteille pour renouveler la lumière. Déjà, ses vêtements étaient trempés de sueur à cause de l’atmosphère confinée et chaude. Les kilos supplémentaires dus à la grossesse n’arrangeaient rien, et puis, tout petit détail, la douleur dans le bas de son dos s’était réveillée.
Danièle gardait la main sur son épée tandis qu’elle avançait. À cette taille et sans point de repère, il leur était impossible d’évaluer les distances. Pendant combien de temps devraient-elles marcher ?
Elle se retourna vers le rat et chuchota :
— Conduis-nous à la salle commune !
Le rat émit une série de petits couinements ressemblant à un babillage et inclina la tête. Il regardait autour de lui, de toute évidence désorienté. Bien sûr, il ne pouvait pas savoir ce qu’était une salle commune !
— La jeune fille qui dort dans la boîte de verre, rectifia Danièle. Emmène-nous jusqu’à elle !
Le rat partit tout droit comme une flèche, les conduisant à travers un espace étroit situé au-dessus du raccordement de trois poutres verticales. Danièle retint son souffle tandis qu’elle se frayait un chemin à coups d’ongles dans les toiles d’araignées poussiéreuses.
— Ah, la vie rêvée de princesse ! plaisanta Talia en brossant les fils qui s’étaient pris dans ses cheveux, je comprends pourquoi tes demi-sœurs t’envient tant !
Danièle sourit et sauta de l’autre côté sur les lattes du plafond.
— Tout ça est très bien, mais comment allons-nous descendre ? interrogea Talia. J’ai vu comment le rat s’y est pris pour te rejoindre tout à l’heure et je ne crois pas que j’aie envie d’essayer !
Le rongeur était déjà reparti. Il escalada tant bien que mal la poutre suivante et courut vers l’autre bout de la pièce. Un faible bruit d’eau résonna dans l’espace étroit tandis qu’ils longeaient une autre conduite.
Les jeunes femmes et le rat gravirent quatre autres poutres avant d’atteindre leur but. Plus rapide, le rat avait pris la tête et s’immobilisait à présent devant un renflement de pierres taillées en blocs carrés.
— La cheminée, s’écria Danièle. Ce doit être la cheminée !
Elle regarda autour d’elle, tentant de se repérer. Si la cheminée était là… Elle se précipita sur la gauche, là où le conduit disparaissait dans la roche brute. Le tuyau acheminait probablement la fumée et la chaleur vers une faille tout près.
— Blanche est juste au-dessous de nous.
Le rat couina et bondit directement vers le coin de la cheminée. Danièle le suivit. À mesure qu’elle approchait, elle remarqua que les lattes se désagrégeaient aux endroits où le plâtre s’était effrité.
— La chaleur de la cheminée doit sûrement affaiblir cette partie. (Talia sortit son couteau et l’enfonça entre les lattes, creusant un trou de la taille de son poing.) Le plâtre est sec et friable par ici.
Danièle couvrit la bouteille luisante. Là où le plâtre était tombé, de la lumière filtrait par une fine lézarde à un coin de la cheminée. Les lattes y étaient mal ajustées et une large zone avait été comblée uniquement par du plâtre.
— Nous pouvons descendre par là, décréta Danièle.
Grâce à l’épée de Danièle et au couteau de Talia, le trou fut bientôt assez grand pour qu’une personne puisse passer. Talia y plongea la tête et en ressortit quelques instants plus tard. Elle avait les traits tendus.
— Reste ici ! Je vais voir ce que je peux faire pour Blanche. Je t’aiderai à descendre dès que j’aurai repris ma taille normale.
— Qu’est-ce que tu vas faire ? demanda Danièle.
Talia sortit son fouet. Elle détacha le lest de plomb de la corde et le rangea dans une autre pochette à sa taille. Elle en extirpa un poids barbelé et fit un nœud coulant simple. Elle tira sur la corde, grogna, puis attrapa une des spores dans le sac de Trittibar. Elle la tendit à Danièle.
— Juste au cas où j’aurais des problèmes pour revenir te chercher.
Là-dessus, Talia se laissa glisser la tête la première à travers l’ouverture. Un coup brusque et sourd fit vibrer le plafond sous les pieds de Danièle. Quelques instants plus tard, les jambes de Talia disparaissaient brutalement.
— Talia ! cria Danièle en s’aplatissant pour voir à travers le trou.
Elle faillit recevoir un coup de pied en plein visage pour toute réponse.
Talia avait enfoncé l’extrémité de son fouet dans le plâtre et balançait ses jambes d’avant en arrière comme un pendule pour prendre de l’élan et accroître sa vitesse. Et une, deux…
À la troisième oscillation, Talia lâcha la corde. Son corps minuscule se roula en boule et tourna dans un lent saut périlleux arrière tandis qu’elle était projetée vers le cercueil de Blanche.
Danièle se crispa. Si Talia avait mal évalué la distance, elle s’écraserait contre la paroi de verre où elle serait déchiquetée par les éclats de miroir.
Talia se retourna comme un chat, ramenant ses mains et ses jambes sous elle. Elle frôla le bord du cercueil et atterrit en plein sur la généreuse poitrine de Blanche. Elle rebondit dessus et se propulsa sur le ventre de Blanche aussi lestement qu’un acrobate.
Danièle laissa échapper un soupir de soulagement.
— Elle est complètement folle ! murmura-t-elle entre ses dents.
Derrière elle, le rat couina son approbation.
Talia escalada à quatre pattes le sein droit de Blanche et s’y tint à son sommet sur la pointe des pieds pour jeter un coup d’œil par-dessus le bord du cercueil. Puis elle se laissa glisser jusqu’au cou de la jeune femme. Là, elle s’arrêta pour lever les yeux vers Danièle. Talia se comportait comme si elle était mal à l’aise, presque nerveuse. Elle croisa et décroisa les mains, puis frotta ses paumes contre son pantalon. Elle ouvrit la bouche comme pour dire quelque chose.
— Qu’est-ce que tu fais ? demanda Danièle en essayant de ne pas élever la voix de crainte qu’elle porte trop loin.
Talia secoua si vigoureusement la tête que ses cheveux tombèrent devant son visage. Plaçant un pied dans l’oreille droite de Blanche, elle se hissa, s’agrippa à une narine pour se maintenir en équilibre et embrassa Blanche sur le coin de la bouche.
Les paupières de Blanche commencèrent à battre.
Danièle ne parvenait pas à détacher son regard de la scène. Elle était tellement ahurie qu’elle faillit en tomber du plafond.
Talia était déjà repartie vers le bord du cercueil. Elle prit une autre spore dans le sac de Trittibar et l’avala.
— Tiens-toi prête, princesse !
La porte s’ouvrit en grinçant. Dans la faible luminosité de la pièce, Danièle distingua tout juste les silhouettes de deux ténébreux qui se bousculaient sur le seuil. Elle frissonna en reconnaissant le manchot qui avait participé au vieillissement de son enfant. Les créatures des ténèbres se séparèrent pour fouiller la pièce.
Déjà, Talia leur faisait face. En équilibre sur le bord du cercueil, les bras bien écartés tandis qu’elle reprenait sa taille normale. Elle n’était encore pas plus grande qu’un enfant quand elle bondit sans un bruit sur la table derrière le cercueil. Un autre saut et elle atterrissait sur le sol.
La spore dans la main de Danièle était chaude et humide de sueur. Elle voyait les ténébreux faire le tour des tables. Avaient-ils repéré Talia ?
Talia s’accroupit derrière la table ; la jeune femme avait presque retrouvé sa taille normale. Elle tendit les deux mains et murmura :
— Saute !
Les ténébreux avaient entendu. Ils se ruèrent sur Talia. Danièle ferma les yeux, fit une prière et s’élança du plafond dans le vide. Talia la rattrapa dans une main avant de bondir sur la table la plus proche.
Les doigts immenses secouaient Danièle d’avant en arrière pendant que leur propriétaire esquivait l’attaque des ténébreux. D’un geste vigoureux, Danièle parvint à dégager suffisamment son bras pour porter la spore à sa bouche.
Elle manqua de s’étouffer en l’avalant, car au même instant Talia se laissait tomber pour rouler sous la table voisine. Le temps de poser Danièle à l’abri sous le banc en lui chuchotant « Reste là », la jeune femme était déjà repartie et se lançait dans une course effrénée, les deux ténébreux à ses trousses.
Danièle libéra son épée en attendant que la magie lui rende sa taille normale. Talia n’avait même pas tiré son couteau, elle essayait simplement de gagner du temps en tenant les ténébreux loin de ses deux compagnes. La jeune femme se dirigea vers la porte, mais les créatures se précipitèrent pour lui barrer le chemin. Un sourire narquois aux lèvres, Talia sauta et frappa le mur des deux pieds pour rebondir suffisamment fort et se projeter par-dessus la tête de ses assaillants.
L’espace sous le banc commença à devenir un peu étroit pour Danièle qui continuait à grandir. Elle roula hors de sa cachette et se releva. Blanche se réveillait doucement pendant que Talia poursuivait sa diversion, sans arme pour atteindre ses adversaires. Aussi rapidement et silencieusement que possible, Danièle fit le tour de la table où Talia venait de se retourner pour faire face aux créatures.
Les deux ténébreux grimpèrent sur le banc. Leurs membres frémirent tandis qu’ils s’apprêtaient à bondir. L’ombre d’un sourire passa sur les lèvres de Talia quand elle repéra Danièle qui levait son épée et lui faisait signe de la tête.
Talia recula d’un pas et fit mine de trébucher.
Les ténébreux fondirent sur leur proie, mais celle-ci esquiva par une roulade arrière, réceptionnant le premier des deux pieds pour l’envoyer valser. La créature poussa un hurlement et s’agita en tous sens lorsque Danièle balaya l’air d’un grand coup latéral. Le ténébreux était mort avant de toucher le sol… et le banc derrière elle. Il y avait aussi quelques traces sur le mur. Cela prendrait des heures pour tout nettoyer !
Le second ténébreux eut plus de chance, il atterrit plus loin : ses doigts s’enchevêtrèrent dans les cheveux de Talia et un bras serpenta autour de sa gorge.
Talia se redressa, puis s’aplatit contre la table, tentant d’écraser le ténébreux de tout son poids. Elle donna un grand coup de tête en arrière pour lui fracasser le visage. Un ennemi normal aurait été assommé, mais le ténébreux s’agrippait avec force : il déchira la chemise de Talia et la mordit à l’épaule. Des deux mains, la jeune femme l’attrapa au poignet et essaya de l’envoyer valdinguer plus loin, mais les doigts noirs ne firent que s’enfoncer dans sa chair.
Danièle courut vers eux, modifiant la prise de ses doigts : une main sur la garde et l’autre sur la lame pour la diriger. Comme les fois précédentes, l’épée ne lui infligea même pas une égratignure.
— Talia !
Talia pivota et Danièle plongea le verre dans le dos de la créature. Le ténébreux hurla et se tordit. Du sang chaud éclaboussa le bras de Danièle tandis qu’il se libérait de la morsure de l’épée pour grimper sur le bord de la table. Elle donna de nouveau un grand coup, ne cherchant rien d’autre que la destruction de cette perversion de la nature.
— Du doigté dans le contrôle, tu te souviens ? lança sèchement Talia. (Elle enchaîna quelques roulades pour s’écarter, puis s’éloigna en titubant, une main dans son dos. Il n’y avait pas trace de sang, que la blessure ait été provoquée par l’épée de Danièle ou par l’attaque du ténébreux.) Tu balances ce truc comme un paysan qui faucherait son champ !
— Je suis désolée, répondit Danièle d’une voix tendue, tu veux que je te le recolle sur le dos et que je recommence ?
— Contente-toi de tuer cette vermine !
Danièle faisait de son mieux, mais le ténébreux esquivait, cherchant l’occasion de sauter à la gorge de Talia. Il ne se déplaçait plus aussi vite, mais était toujours aussi dangereux. Talia esquiva de nouveau.
— Talia ?
Blanche regardait Danièle et Talia de ses yeux bouffis de sommeil. Avec des gestes lents, comme si elle était encore à moitié endormie, la jeune femme essaya de sortir du cercueil.
Le ténébreux traversa la pièce à toute allure. Ses mouvements étaient désordonnés comme ceux d’un félin blessé, mais il bondit si rapidement entre les tables que ni Danièle ni Talia ne purent l’arrêter.
— Blanche, attention ! cria Talia.
Mais Blanche ne semblait pas l’entendre. Elle se frottait les yeux lorsque le ténébreux surgit, les doigts tendus.
Blanche sourit et tapota le bord du cercueil. Un filet de lumière jaillit, dardant ses rayons. Danièle se souvint de la lumière que Blanche avait utilisée dans la grotte pour repousser les ténébreux en leur brûlant la peau. À ce moment-là, elle n’avait utilisé que les petits miroirs de son ras-du-cou.
Son cercueil était constitué de centaines de miroirs brisés.
L’instant suivant, il ne restait plus rien du ténébreux, sauf un petit nuage de fumée et une odeur qui rappelait celle des feuilles en décomposition.
Blanche réprima un bâillement.
— Je t’ai eu !
— Enfin, tu te réveilles, pas trop tôt ! fit remarquer Talia en se frottant l’épaule. Tu sais combien de temps il m’a fallu pour trouver un contre-sort à ce stupide maléfice qui t’a plongée dans un profond sommeil ?
Danièle cilla. Talia se rapprocha d’elle et lui murmura :
— Si tu dis un mot sur ce qui s’est vraiment passé, je t’étrangle de mes propres mains.
Danièle regarda Blanche, puis Talia. Une sorte de résignation lasse habitait le regard sombre de la jeune femme. Danièle se rappela le marché que Talia avait passé avec la petite fille-fée, la promesse de donner son enfant en échange de son aide. Blanche n’avait aucune idée de ce que ressentait Talia. Il n’était pas étonnant finalement que cette dernière ait été si contrariée en découvrant la relation qui s’était développée entre Blanche et Arlorran.
— Je te promets de ne rien dire, chuchota Danièle.
— Combien de temps ai-je dormi ? demanda Blanche.
— Un peu plus d’un mois, l’informa Talia.
Blanche porta les doigts à son cou dénudé et fronça les sourcils, puis elle abaissa la main pour se saisir de son couteau.
— Où est le prince Armand ?
— Charlotte m’a dit qu’il était avec Stacia et la duchesse, répondit Danièle qui avait réussi à garder une voix ferme, sans savoir comment.
— Et ma mère, acheva Blanche qui tapota le bord du cercueil. Elle nous surveille à travers ces miroirs. Elle saura bientôt que je suis libre.
— Elle a dû envoyer les ténébreux aux nouvelles lorsque Talia a brisé le sort, supposa Danièle.
Blanche se rembrunit et le cercueil tomba en morceaux. Dans un effondrement miroitant, des milliers de fragments se fracassèrent sur la table et sur le sol. Elle regarda Danièle de nouveau.
— Tu as l’air plus enceinte que tu devrais l’être.
Danièle posa la main sur son ventre.
— Stacia s’est servie de ses ténébreux pour accélérer la croissance de mon fils, expliqua-t-elle en pointant son épée vers les restes de la créature des ténèbres. Ils veulent qu’il soit prêt à naître pour le solstice d’été, afin que Rose…
Elle serra les dents, luttant contre des larmes de colère.
— L’union des lunes ! s’écria Blanche. (Elle croisa les bras.) C’est bien pensé. Ainsi, le roi et la reine ne remarqueront rien !
— Ils ont jeté un nouveau sort à Armand, ajouta Danièle. Ta mère prend mon enfant et en paiement la duchesse prend mon époux.
— Talia, emmène la princesse Danièle auprès d’Armand pour qu’elle brise le sort. Moi, je m’occupe de ma mère !
Danièle n’avait jamais vu Blanche vraiment en colère auparavant. Sa voix avait changé, elle était plus dure. Elle souriait toujours, mais crispait les doigts sur la poignée de son couteau. L’air lui-même semblait froid, aussi glacial qu’un vent d’hiver.
Talia la prit par le bras.
— Qu’est-ce que tu… ?
— Elle a réactivé le sort pour me renvoyer dans cette fichue boîte, fulmina Blanche en se dégageant brusquement de l’emprise de Talia. Elle a assassiné Roland. Cette fois-ci, je vais la détruire, Talia ! Je vais l’empêcher de nuire définitivement !
— Blanche, attends ! Il y a une tour au centre de la caverne, expliqua Talia. Armand se trouve probablement quelque part à l’intérieur, mais cette caverne est truffée de grottes et de galeries. C’est impossible de s’y promener comme ça, l’air de rien, pour rechercher le prince. La duchesse a des gobelins, des ogres et des serpents qui montent la garde…
— Nous n’aurons pas qu’eux à combattre, répliqua Blanche. La duchesse ne nous blessera pas directement, elle est toujours tenue par le traité de Malindar, souvenez-vous… Par contre, elle laissera faire ma mère et clamera haut et fort son innocence si jamais les choses tournent mal.
— Et comment comptes-tu t’y prendre pour l’arrêter ? questionna Danièle. Je comprends ta colère, ta mère m’a jeté un sort aussi, tu sais. Mais elle t’a vaincue dans la grotte et elle a brisé tes miroirs…
Blanche se passa une main sur la nuque et haussa les épaules. Elle se dirigea vers la porte à grandes enjambées.
— Je vais vous trouver Armand. S’il est toujours ensorcelé, vous devrez le vaincre sans…
— Arrête ! l’interrompit brutalement Talia. Tu ne peux pas l’affronter toute seule !
— Je n’en ai pas l’intention, avoua Blanche dans un sourire. Je vais faire appel aux nains.
— Quels nains ? s’enquit Danièle, dont le regard inquisiteur passa de l’une à l’autre. (Le visage de Talia restait de marbre, quant au sourire de Blanche, il était cauchemardesque.) Je ne comprends pas, les seuls nains que nous ayons rencontrés se trouvaient à la porte du roi…
— Pas ceux-là, Danièle ! (Blanche éclata de rire et secoua la tête.) Tu n’as jamais entendu le conte de Blanche-Neige et les Sept Nains ?
— Tu ne peux pas faire ça, gronda Talia d’un ton autoritaire et sans appel. Nous n’avons pas besoin d’eux. Tu es assez forte pour vaincre les ténébreux, tu l’as prouvé ! On va retourner voler un miroir dans la chambre de Charlotte. Tu t’en serviras pour combattre…
— Tu crois vraiment que je vais me mesurer à elle avec une magie aussi faible que celle d’un vulgaire miroir ? demanda Blanche. Un morceau de verre impur à la surface inégale et au métal terni ? Tu as vu ce qu’elle a fait de mon ras-du-cou, Talia. Même le miroir enchanté au palais n’est peut-être pas assez puissant. Non, pas contre elle. (Elle sortit son couteau et en appuya l’extrémité contre la paume de sa main gauche.) Les nains l’ont déjà vaincue.
Danièle agrippa son poignet en pensant à sa demi-sœur. Stacia s’était servie de son sang pour ses propres sortilèges… Sortilèges qu’elle tenait de Rose.
— Qu’est-ce que tu fais ? Et puis, comment ces nains peuvent-ils lutter contre ta mère ? l’exhorta à répondre Danièle.
— Lâche-moi ! ordonna Blanche. (Elle se dégagea d’un geste brusque, mais Talia lui saisit le coude et lui arracha le couteau des mains.) Vous ne comprenez pas ! (Blanche semblait au bord des larmes.) Je ne veux pas la laisser gagner une fois de plus. Je ne le peux pas !
— Trouve autre chose ! décréta Talia.
— Il n’y a pas d’autre moyen. (Blanche se tourna vers Danièle.) Les nains m’aideront à retrouver ton mari. Ils le sauveront et ils sauveront ton fils. Tu dois me laisser faire !
Talia croisa les bras et recula.
— Raconte-lui la suite !
— Nous n’avons pas le temps ! rétorqua Blanche dont le ton montait. Ils savent que je suis réveillée. Ils se préparent déjà à nous enchanter de nouveau toutes les deux ! Veux-tu protéger ton enfant, oui ou non ?
Les deux jeunes femmes rivaient sur Danièle un regard intense, guettant sa réponse.
— Il y a toujours un prix à payer, souffla-t-elle doucement. Que va-t-il t’arriver si tu fais apparaître ces nains ?
— Tu es aussi entêtée que la reine Béa ! (Blanche rejeta ses cheveux derrière les épaules.) Quel âge me donnes-tu ?
— Je ne sais pas, répondit Danièle. (La question l’avait prise au dépourvu.) Vingt-trois ? Vingt-quatre ans ?
Blanche s’inclina légèrement en signe d’acquiescement.
— J’ai eu dix-huit ans cette année.
Danièle balançait la tête de gauche à droite.
— Je ne comprends pas.
— Ce ne sont pas vraiment des nains, dut admettre Blanche. Ce sont les représentations des puissances élémentaires de notre monde. Dis-moi, tu imagines le barde chantant Blanche-Neige et les sept incarnations anthropomorphiques de la magie des éléments ? Tu ne trouves pas que « nains », cela sonne mieux ?
— Ce sont eux qui ont tué Rose, expliqua Talia. Ils serviront Blanche sans poser de question, mais chacun exigera une année de vie en retour.
— Sept ans ?
Danièle dévisagea Blanche, qui lui sourit.
— C’est bien pour ça que ma mère ne les a jamais invoqués, précisa la jeune enchanteresse. La vieillesse et la laideur la terrifient presque plus que la mort !
— Talia a raison, décida Danièle. Il doit y avoir un autre moyen !
— Alors trouve-le, conclut Blanche en s’essuyant le nez. Et vite, Danièle. À moins qu’il te tarde de redevenir esclave.
Danièle se creusa la tête, s’accrochant désespérément à chaque idée qui lui traversait l’esprit.
— Le couteau de Stacia, murmura-t-elle. Je l’ai empoisonné. Si nous pouvons la forcer à utiliser sa magie et à s’entailler le bras pour répandre son sang, elle peut se détruire elle-même !
En quelques mots, la jeune femme expliqua le plan qu’elle avait mis en œuvre avec les rats et le poison.
— Je suis sincèrement impressionnée ! avoua Talia. Je ne croyais pas que tu avais autant de ressources ! Malheureusement, cela ne suffira pas pour la tuer. La dose que tu as utilisée est trop faible. Tu risques tout juste de la rendre un peu malade et c’est tout.
— Tu en es sûre ? demanda Danièle.
— Tu peux me faire confiance là-dessus.
Le sourire de Talia était tout sauf aimable.
— Bon, dans ce cas, déclara Danièle en tendant un bras, donne plutôt aux nains sept ans de ma vie. C’est mon mari que nous venons secourir et c’est mon enfant que nous cherchons à protéger. J’en paierai le prix !
L’expression de Blanche se radoucit, des larmes coulant sur ses joues. Elle plaqua un instant ses deux mains sur sa bouche.
— Tu ferais ça pour moi ? s’exclama-t-elle ensuite. (Sans attendre de réponse, elle se jeta au cou de Danièle et la serra si fort que celle-ci put à peine respirer. Puis, toute tremblante, elle s’écarta.) Je ne peux pas accepter. Tu es déjà si âgée !
— Je te demande pardon ? s’exclama Danièle d’un ton brutal. (Elle releva sa manche, mais hésita avant d’offrir son bras à Blanche.) Promets-moi seulement que je serai la seule à payer et que mon fils ne devra rien aux nains !
Blanche acquiesça, la regardant toujours intensément.
— Mais…
— Je suis prête à mourir pour sauver Armand et mon fils, déclara Danièle, alors sept ans, ce n’est rien.
— Trois et demi, intervint Talia, d’une voix étrangement douce. (Elle rendit le couteau à Blanche et tendit son propre bras.) Nous partageons les frais.
Blanche se mordit les lèvres. Elle les étreignit toutes les deux et, emportée par son élan, faillit poignarder Danièle à l’épaule.
— Ne penses-tu pas que nous devrions poursuivre ? suggéra ironiquement Talia. À moins que ces embrassades et cette gaieté ambiante fassent partie du sortilège ?
Blanche recula, toujours souriante.
— Ne craignez rien ! dit-elle, les yeux brillants.
Ses doigts étaient aussi froids que de l’eau glacée lorsqu’elle prit la main de Danièle. Le couteau entailla la peau à la saignée du poignet. Danièle sentit à peine la coupure. La lame de Blanche était si affûtée que la blessure ne s’ouvrit que lorsque la jeune femme fléchit le bras, faisant couler le sang sur ses doigts.
Blanche procéda de la même façon pour Talia, et pour elle-même sur son propre avant-bras. Les trois jeunes femmes joignirent leurs mains ensanglantées, celle de Blanche au milieu des deux autres. Un filet écarlate se répandit entre leurs doigts et se mit à dégoutter sur le sol.
Blanche ferma les yeux et murmura :
« Sang de la Vie et du Lien ô combien magique,
Écoutez-moi, Lumière, Ténèbre féerique,
Magie primordiale du tout premier tour
De cette Terre, généreuse depuis toujours,
Eau rugissante et Feu flamboyant,
Écoute-moi Vent, semant à tout vent,
Prenez mon… »
Blanche rougit.
— Zut, je veux dire « prenez “notre” sang », bien sûr, « je… “nous” vous l’offrons volontiers », ah décidément ! (Elle s’essuya le visage et afficha un sourire penaud avant d’achever son incantation.) « Puissiez-vous par ce lien être invoqués » !
Blanche relâcha son étreinte et fit un pas en arrière, invitant les autres à suivre son exemple. Danièle bougea avec prudence, jetant des coups d’œil furtifs alentour comme si elle attendait que quelque chose se passe. Sa main était raide et la coupure avait commencé à lui faire mal.
— Quand saurons-nous si cela a fonctionné ?
Au-dessus de la porte, la lampe à pétrole brilla. Les petites flammes de l’applique fusionnèrent en un minuscule soleil.
— Que se passe-t-il ? demanda Danièle en se couvrant les yeux.
— Ils sont en chemin.
Le regard de Blanche s’était fait vague, comme si elle s’était perdue dans la contemplation d’un lointain paysage.
Des membres grossiers s’agitèrent violemment dans la lumière. Ils bougèrent avec la maladresse d’un nouveau-né, mais s’agrippèrent bientôt fermement à la conduite. Un petit homme trapu entièrement fait de lumière se laissa tomber sur le sol avec douceur. Ses traits étaient flous et imprécis. Des ombres presque imperceptibles suggéraient ses yeux et une tache plus foncée dessinait un semblant de bouche. Danièle dut plisser les paupières pour parvenir à le distinguer.
D’autres suivirent. Les flammes de la lampe à pétrole brûlaient toujours, mais elles étaient faibles et ternes comparées au premier nain. Elles fusionnèrent de nouveau et bientôt moururent tandis qu’une deuxième silhouette se glissait à terre pour rejoindre son compagnon. Celui-là avait conservé les étranges tons jaunes de la lampe mais lorsqu’il se déplaçait, des éclats bleus clignotaient sur ses pieds et ses mains.
De l’eau s’infiltra par le mur et se congela en prenant l’apparence d’une élégante silhouette féminine. Une cascade miniature dessinait sa longue chevelure ondoyante qui finissait en blancs frimas autour de sa taille. Chacun de ses mouvements était accompagné d’un bruit d’eau vive, telle une source jaillissant au printemps.
L’ombre même de Blanche s’éleva du sol en sinuant comme un serpent. Jumelle inversée et parfaite de l’homme de lumière, elle s’éloigna de Blanche désormais sans ombre.
Les lames du plancher volèrent en éclats sous les pieds de la jeune femme. Danièle saisit son épée et recula en titubant. Même Talia dégaina son couteau tandis que Blanche souriait et s’écartait pour que le trou s’agrandisse.
Des mains de pierre vert foncé jaillirent. Aussi gracieuse et agile que Talia elle-même, la statue se hissa du plancher pour rejoindre les siens. Sa peau lisse était si finement polie que Danièle pouvait voir la pièce se refléter dans son dos nu.
Une brise invisible et soudaine raviva la lumière de l’homme de feu, mais Danièle ne vit rien.
— Qui sont-ils ? murmura-t-elle.
— Le vent, le feu, l’eau et la terre, répondit Blanche. La lumière et l’obscurité. Les éléments mêmes qui constituent notre monde, invoqués et incarnés.
Danièle se tenait toujours sur ses gardes, son épée prête à frapper.
— Je croyais qu’ils étaient sept.
Du doigt, Blanche pointa les restes brisés du cercueil qui se mirent à tourbillonner à travers la pièce.
— Le septième élément est la personnification de la magie. Elle est trop sauvage pour prendre une forme quelconque alors je la garderai en moi ; elle me donnera le pouvoir de trouver ton mari et d’affronter ma mère.
Elle s’avança vers le nuage de verre reconstitué en un miroir unique. Blanche ne s’embarrassa pas de rimes cette fois-ci. Des fragments d’images dansèrent devant elle. Danièle aperçut brièvement Armand assis à une table, mais les projections étaient trop rapides pour qu’elle puisse recouper les informations.
— Je sais où ils se trouvent, annonça enfin Blanche.
Un visage de femme émergea petit à petit du flot d’images. Elle avait les traits de Blanche à vingt ans. Des lames miroitantes couronnaient son front. Les yeux trop grands cillèrent et les lèvres dures s’étirèrent dans un sourire.
— J’aurais cru que tu te serais enfuie !
— Je sais, répondit Blanche.
Elle frappa dans ses mains et les morceaux de verre se broyèrent entre eux. Danièle vit le visage tressaillir, puis une poudre scintillante ruissela jusqu’au sol.
— Ta mère ? demanda Danièle.
— Elle savait déjà que j’étais réveillée, répondit Blanche.
— Tu cherches à la provoquer ? interrogea Talia.
— Elle se contrôle mal quand elle est en colère et je veux être sûre qu’elle sortira de son repaire pour m’affronter.
Blanche se tourna vers la porte. La naine de pierre bondit, aussi vive et rapide qu’un lièvre. Elle enfonça ses doigts dans le bois et le déchiqueta, exactement comme Talia avec le plafond.
— Tu aurais pu l’ouvrir, tout simplement, grommela Talia.
Elle sortit son couteau, puis jeta un coup d’œil au plafond où son minuscule fouet zaraque se balançait toujours au-dessus du cercueil de Blanche. La jeune femme ne l’avait pas sur elle lorsqu’elle avait repris sa taille normale avec la magie de Trittibar.
— Cela m’étonnerait que…
Blanche claqua des doigts et l’arme se détacha. Quand elle atterrit dans la main de Talia, elle était à la bonne taille.
— Génial !
Le visage de Talia s’assombrit tandis qu’elle enroulait la corde à sa place autour de la hampe.
Le couloir était vide. Blanche passa la porte pour suivre ses nains, laissant Talia et Danièle derrière elle.
— Qui sont-ils réellement ? chuchota Danièle.
— Les nains ? Ce ne sont pas des gentils si c’est ce que tu veux savoir. Ils ont torturé la mère de Blanche avant de la tuer, la prévint Talia. Blanche m’en a parlé un jour après avoir copieusement abusé de la bière. Le vent et la magie immobilisaient Rose pendant que le feu la consumait en partant des pieds.
En passant, Danièle jeta un coup d’œil à la porte de la chambre de Charlotte. Heureusement, ni Blanche ni les nains n’avaient ralenti. Malgré tout ce que sa demi-sœur lui avait fait, Danièle n’avait aucune envie de la voir torturée à mort. Si Charlotte était parvenue à se libérer, Danièle espérait qu’elle serait assez maligne pour se tenir tranquille le temps que tout soit terminé.
— Blanche tire une grande partie de son pouvoir de sa mère, ajouta Talia. Elle essaie de ne pas utiliser les sorts les plus sombres, mais parfois sa magie s’aventure dans les ténèbres. (Elle secoua la tête.) Je ne sais pas ce qu’elle craint le plus, affronter sa mère une nouvelle fois ou devenir comme elle !